REALISATION : Takashi Miike
PRODUCTION : AFDF, Omega Project, Sagittaire Films
AVEC : Ryo Ishibashi, Eihi Shiina, Jun Kunimura, Renji Ishibashi, Toshie Negishi, Miyuki Matsuda, Tetsu Sawaki, Ren Osugi, Yuriko Hirooka, Fumiyo Kohinata
SCENARIO : Daisuke Tengan
PHOTOGRAPHIE : Hideo Yamamoto
MONTAGE : Yasushi Shimamura
BANDE ORIGINALE : Kōji Endō
ORIGINE : Japon
TITRE ORIGINAL : Ōdishon
GENRE : Drame, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 6 mars 2002
DUREE : 1h55
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Aoyama, un producteur de film dont l’épouse est morte il y a sept ans, accepte sur les conseils d’un ami réalisateur d’organiser une fausse audition (pour un film qui ne sera jamais tourné) dans le but secret de trouver une nouvelle épouse. Il rencontre ainsi Asami, une jeune femme qui va l’attirer dans une horrible et sanglante spirale…
Plus aigre que douce, cette parabole sur les relations hommes-femmes au Japon amorce un crescendo terrible, de la romance aseptisée au cauchemar absolu. Soyez prévenus si vous venez auditionner…
Qui est vraiment Takashi Miike ? Un cancre, il faut bien l’avouer. Certes provocateur comme pouvait l’être son maître Shōhei Imamura (dont il a intégré l’école de cinéma sous le seul prétexte qu’elle n’exigeait pas d’examen d’entrée !), mais surtout conscient d’avoir dû compenser son absence de « don » par un jeu constant avec les règles et les formules. Et ce stakhanoviste nippon, de prime abord très apaisé sous ses doux airs de moine bouddhiste, a depuis longtemps démontré à quel point gérer sa carrière avec une irresponsabilité joyeusement punk pouvait accoucher d’une filmo aussi riche que bordélique. Se souvenir de sa vraie apparition sur la scène internationale nous ramène fatalement à la sortie française d’Audition en mars 2002, quand bien même Miike avait déjà à son actif pas moins d’une bonne trentaine de films tournés pour le cinéma, la vidéo et la télévision. Sans doute à cause de sa belle héroïne aux cheveux longs, le film fut rattaché – à tort – à cette nouvelle vague du cinéma d’horreur japonais initié par Ring d’Hideo Nakata. C’est évidemment faux, quand bien même un plan très précis – celui qui ouvre la bande-annonce du film – frise presque le clin d’œil déguisé. Point de fantômes, de malédictions ou d’effets de surprise derrière les oreilles de Miike, puisque le train fantôme attendu revêt en réalité les habits d’un authentique psycho-thriller, vénéneux et minutieux, dans lequel la terreur pure est corollaire autant de la douleur intime des personnages que d’une narration à la douceur suspecte. La plus grande vertu cinématographique qu’Audition contribue à honorer est la patience. Celle qui expose d’abord une idée claire pour en chuchoter une autre par bribes, qui se coule dans l’eau de rose pour ensuite y verser de l’arsenic au compte-gouttes, qui puise dans le romantisme un moyen détourné pour faire rejaillir l’indicible, à la fois précis de souffrance et besoin d’amour. Pour autant, Miike n’exagère-t-il pas en affirmant qu’il s’agit d’un film d’amour et non d’un film d’horreur ? Avec le recul, on lui donne d’autant plus raison que les rouages d’une telle mécanique narrative créent un écho bien plus violent après digestion du choc initial.
Cette étrangeté qui semble à l’œuvre tout au long du film de Miike, on la doit très clairement au roman éponyme de Ryu Murakami dont il est l’adaptation. L’écrivain nippon – également réalisateur de Tokyo Decadence – n’ayant jamais pris de gants pour analyser froidement la face sombre et brutale de son pays d’origine (ce qui lui a souvent valu bon nombre de polémiques), il n’est pas très étonnant de déceler dans Audition un regard acéré sur les relations hommes-femmes au Japon, elles-mêmes conditionnées par un vieil alliage entre culture et tradition. Le point de départ est celui d’une romance lambda : Aoyama (Ryo Ishibashi), patron d’une société de production, perd brutalement sa femme et se retrouve seul avec son fils, jusqu’à ce que sept ans plus tard, le trop-plein de solitude lui donne très vite l’envie de se remarier. La méthode choisie pour y parvenir donne toutefois un visage bien tordu à la romance : l’homme a le malheur de suivre les conseils d’un ami producteur qui décide d’organiser un casting pour un faux film afin de dénicher la perle rare. Parmi les dossiers de candidature surgit la jeune et émouvante Asami (Eihi Shiina) qui fascine d’entrée le patron veuf. Visage de porcelaine, chevelure soyeuse, robe d’un blanc immaculé, douceur éthérée, timidité tangible, mots bien choisis… Elle est trop craquante, trop douce, trop belle, trop parfaite pour être vraie. Mais elle paraît surtout polie et soumise au demeurant – deux critères qui en disent long sur l’idéal féminin dans l’inconscient nippon… Au début du film, on a d’ailleurs pris soin de retenir une phrase intéressante : « Ne te fie pas aux photos, les textes t’en apprendront davantage ». Lors de son audition, Asami confie en effet avoir arrêté la danse suite à un terrible accident, ce qui amène Aoyama, déjà fasciné par sa beauté, à projeter sur elle ses propres souffrances et à souligner l’effort de vivre malgré les épreuves. La phrase que ce dernier énonce à ce moment-là sera en outre celle qui clôturera le climax final en off, à ceci près que son sens ne sera plus le même au vu de tout ce qui a précédé. Si jeu de miroirs il y a ici, il est faussé dès le départ parce que perverti par quelque chose de socialement ancré. On s’imagine donc avoir identifié le prédateur et sa proie, mais voilà qu’un rythme lent, travaillant comme jamais la rétention et le retardement, invite à la méfiance.
A mesure qu’Audition étire son effroyable crescendo, Miike réussit à transgresser l’une de ses propres règles, et pas la plus subtile en règle générale : s’attarder trop longtemps sur la psychologie des personnages au détriment de la cohérence de la narration et/ou de l’intrigue. Faire l’opposé s’avère bénéfique au cinéaste, tant ce qu’il perd en énergie cinétique se regagne sur le plan de la maîtrise (et) du trouble. Quand bien même les personnages sont suffisamment creusés pour être tout sauf des coquilles vides, la souffrance et l’ambiguïté qui les caractérisent élèvent le film au-delà du simple thriller. Le personnage d’Asami arrive ainsi, par sa seule présence (et absence !), à inverser progressivement le visage du film : plus le scénario lève le voile par flashbacks fugaces et visions oniriques sur l’identité et le sombre passé de la belle, plus la viabilité de sa liaison naissante avec Aoyama se retrouve remise en cause. On sent alors la bluette toujours plus agitée par les frissons de l’angoisse, le tout en mode zen, à pas de velours, presque comme si de rien n’était. Et soudain… Le spectateur est autant piégé dans la toile d’araignée que son protagoniste mâle, ici pris de panique devant un sexe opposé qu’il ne comprend pas. Miike amplifie alors la terreur de façon exponentielle en épousant la subjectivité d’Aoyama, travaillant à l’os le moindre cadre et accouchant d’une mise en scène diaboliquement épurée. Les choix d’axes soulignent tout lors des rencontres entre Aoyama et Asami : l’écoute est réciproque lorsqu’ils sont cadrés ensemble dans un même plan, et l’incapacité de l’un à saisir ce qui anime l’autre surgit lorsque le champ/contrechamp intervient (l’amorce est la preuve d’une « information incomplète »). Peu après, pour filmer Aoyama et son ami producteur en train de discuter de l’actrice à choisir, de l’ambiguïté d’Asami et du risque d’aller trop vite, Miike recourt à un cadrage malin qui place au premier plan des balles de golf éparpillées sur le gazon – on vous laisse en décrypter la symbolique.
Quant au brio avec lequel l’aura d’Asami réussit de bout en bout à « posséder » le récit et à guider son évolution graduelle, c’est à peine si le cinéaste fait l’effort de lui laisser les clés du découpage. Preuve en est qu’après une première heure placide et stable en lumière naturelle, le film se cale sur l’errance hallucinée d’un Aoyama rongé par la culpabilité. Les décadrages se multiplient autant que les éclairages à la sauce giallo, la caméra portée fait jeu égal avec un montage beaucoup plus heurté, les contre-plongées cassent la notion de point de vue (on passe de l’horizontal au vertical) et l’identité réelle d’Asami se brouille avec d’autres figures féminines (l’épouse décédée, la secrétaire amoureuse, une Asami à un âge encore précoce, etc…) dans un amas de visions oniriques. Celle qui est toujours là sans être là ne peut que tout dérégler. Celui qui prétend la connaître en ne sachant rien d’elle ne peut rien arranger. Et comme il est question d’une jeune femme au schéma interne volontairement opaque, ne vivant que par et pour la souffrance pour cause d’enfance ravagée par les tortures et les brimades, comment espérer installer un rapport de confiance avec un homme susceptible de la trahir ? Les dés sont jetés, amorçant la lente progression vers l’électrochoc de la dernière demi-heure, sommet de sadisme hardcore que Miike charge d’un propos féministe, remède de cheval au machisme du pays du Soleil Levant et de son cinéma. « Les mots mentent, on ne peut croire que la souffrance », énonce Asami durant cette scène finale. Tout est dit, car la scène est bâtie sur ce double effet retors : d’une part, faire ressentir viscéralement l’abominable par un travail inouï sur le son et la vue subjective, et d’autre part, pervertir le sens mignon d’une célèbre onomatopée (jamais un « kili, kili, kili » n’aura été aussi effroyable à entendre !). Manipulateur jusqu’au bout, Miike ose même filmer un faux réveil d’Aoyama en tant que retour possible à la réalité : pas de bol, cette horrible torture n’était pas un mauvais rêve ! Tout désir de fuite face à l’horreur du réel n’est qu’une chimère, et ce film invite à en faire l’expérience. Dangereux pour les nerfs et éprouvant pour les cinq sens, ce climax est de ceux qui marquent une vie de cinéphile. Vous voilà prévenus.
L’incroyable maîtrise de la mise en scène de Miike mérite qu’on s’y attarde un peu plus. Certes, on connait (et on attend) désormais le cinéaste pour sa maîtrise du débordement visuel et de la fulgurance trash, mais il est rare – et heureux – de le voir ici mesurer ses effets au lieu de les accumuler. La froideur inhabituelle d’Audition découle à vrai dire du roman de Murakami auquel le cinéaste sera resté fidèle, ne s’autorisant ici – mais c’est déjà énorme – qu’une structure narrative toujours plus heurtée sur la longueur, via un système de flashbacks et de distorsion temporelle. En outre, sa manie de mêler les genres et les styles à l’intérieur d’un même film n’obéit plus à la fameuse règle du « tous les coups sont permis » (un exercice que seuls Sion Sono et les cinéastes sud-coréens maîtrisent à la perfection !). L’idée consiste plutôt à prendre des dispositifs scéniques et fictionnels pour mieux les soumettre à un processus de métamorphose. Et là, il suffit de relire le titre et de rembobiner l’intrigue : l’audition elle-même n’est pas juste un point de départ pour le récit, mais un reflet déguisé de ses enjeux en même temps qu’une savante métaphore sur le cinéma. En plus de friser l’interrogatoire en termes de pure ergonomie (une chaise vide au milieu d’une vaste pièce aux rideaux baissés), le procédé en détourne la fonction initiale (trouver une actrice pour un film) en dissimulant le désir sexuel et amoureux derrière un alibi d’auteur. La vengeance s’opère donc via la candidate idéale, laquelle, sous son package de pureté virginale, dissimule une mante religieuse doublée d’un authentique personnage de film d’horreur. Le producteur affirmait d’entrée que « plus une femme est malheureuse, mieux elle joue ». Tout faux, ducon. Asami ne joue pas de rôle. Elle ne triche pas. Elle crie sa vérité et en attend une autre en retour. Elle a beau être en « audition », c’est en réalité elle qui « écoute ». Elle n’est pas une actrice qui ment mais une réalisatrice qui dit vrai et qui veut du vrai, sinon elle va couper, au propre comme au figuré. Sur toute sa durée, le film est lui-même coupé, quittant en douceur l’essai épuré et languissant pour donner chair à un cauchemar total, tranché de partout, riche d’une imagerie héritière du registre horrifique : jeune femme aux cheveux longs (non, ce n’est pas Sadako !), hanches brûlées au tison ardent, paraplégique flippant et libidineux, captif mutilé et enfermé dans un gros sac, gamelle de vomi en guise de repas, etc… Maso d’abord, sado ensuite : c’est ça, Audition. Rarement la cruauté n’avait été aussi raffinée sur un écran de cinéma.
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Comme cette critique est merveilleusement bien écrite ! Merci à vous d’avoir donné ses lettres de noblesse à ce chef d’œuvre hybride et corrosif.