Assassin’s Creed

REALISATION : Justin Kurzel
PRODUCTION : DMC Film, New Regency Pictures, Twentieth Century Fox, Ubisoft Motion Pictures
AVEC : Michael Fassbender, Marion Cotillard, Jeremy Irons, Ariane Labed, Brendan Gleeson, Denis Ménochet, Charlotte Rampling, Michael K. Williams
SCENARIO : Michael Lesslie, Adam Cooper, Bill Collage
PHOTOGRAPHIE : Adam Arkapaw
MONTAGE : Christopher Tellefsen
BANDE ORIGINALE : Jed Kurzel
ORIGINE : Etats-Unis, France
GENRE : Action, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 21 décembre 2016
DUREE : 1h56
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Grâce à une technologie révolutionnaire qui libère la mémoire génétique, Callum Lynch revit les aventures de son ancêtre Aguilar, dans l’Espagne du XVe siècle.  Alors que Callum découvre qu’il est issu d’une mystérieuse société secrète, les Assassins, il va assimiler les compétences dont il aura besoin pour affronter, dans le temps présent, une autre redoutable organisation : l’Ordre des Templiers…

L’année 2016 touche à sa fin. Et à vrai dire, parmi les quelques blockbusters de Noël voués à finir écrabouillés sous la presseuse Rogue One, ce film-là, on le sentait plutôt bien. Parce qu’à bien y regarder, tous les curseurs étaient dans le vert : une nouvelle adaptation de jeu vidéo basé sur un concept très cinématographique à la base, un casting grand luxe digne d’une party hollywoodienne, un réalisateur reconnu pour ses talents conjugués de conteur et de plasticien (il suffit de jeter un coup d’œil aux Crimes de Snowtown et à sa récente version de Macbeth), et les promesses d’une proposition de cinéma susceptible de marier enfin le cinéma et le jeu vidéo sans que la lecture du synopsis ne suffise à provoquer fissa un divorce. Or, à vrai dire, les inquiétudes se sont vite multipliées autour du projet. Parce qu’à bien y regarder, tous les curseurs étaient dans le rouge : date de sortie sans cesse repoussée, campagne de pub assez limitée (voire inexistante), trailer pas très emballant, embargo sur l’avis de la presse, sans parler des déclarations polémiques d’une des huiles d’Ubisoft, voyant dans ce projet un argument marketing moins voué à cartonner au box-office qu’à susciter de la curiosité envers le prochain épisode de la franchise vidéoludique Assassin’s Creed – difficile de trouver meilleur argument pour se mettre les fans à dos. De quoi redouter une hypothétique anomalie commerciale ? Oui, car Assassin’s Creed, à bien des égards, en est clairement une. La (très grosse) surprise, c’est que ce n’est pas un défaut.

Posons-nous un instant, et réfléchissons un peu… Si les adaptations de jeu vidéo se sont souvent (toujours ?) caractérisées par leur médiocrité, il doit bien y avoir une raison à cela. A la réflexion, on n’en voit qu’une seule : à quoi bon plaquer bêtement la logique interactive d’un jeu vidéo (en gros, son gameplay) sur un cadre cinématographique si ce dernier obéit à une autre logique ? A l’instar de ce que nous évoquions la semaine dernière avec Bunker Palace Hôtel sur le rapport étroit entre cinéma et BD, la solution la plus sensée tiendrait avant tout dans une assimilation réfléchie de la spécificité de ces deux supports, et ce au travers de leur aptitude à flatter la faculté d’immersion de leur audience. Dans le cas du jeu vidéo, ça fait vite « tilt » : dans la mesure où le joueur contrôle lui-même un avatar virtuel dont les gestes deviennent une extension de ses propres décisions, la question du libre arbitre rentre fissa dans l’équation. Toutefois, un tel concept serait-il incompatible avec le cinéma, étant donné que son spectateur (passif) ne peut espérer devenir joueur (actif) face à une action sur laquelle il n’a aucun contrôle ? Pas sûr, si tant est que le thème du libre arbitre fasse partie intégrante du projet artistique, ou, pour être plus précis, constitue un enjeu central et protéiforme du scénario comme de la mise en scène. C’est ce simple détail – et lui seul – qui forgeait déjà cette année le caractère ludique du méga-bourrin Hardcore Henry, et qui, dans le cas présent, nous permet de savourer pleinement cette surprenante réussite que constitue Assassin’s Creed.

Visiblement conscient du matériau qu’il avait entre les mains, Justin Kurzel s’est appliqué à synchroniser de manière réfléchie les codes du cinéma et du jeu vidéo à partir d’une brillante idée narrative, qui transcendait déjà la logique très Prince of Persia du jeu vidéo original. Au début, les choix artistiques de Kurzel ne sont pourtant pas du genre à susciter l’extase, entre un texte d’introduction qui installe un enjeu hautement fantaisiste (en gros, récupérer un objet sphérique nommé la « Pomme » qui pourrait anéantir le libre arbitre de tout individu !) et un premier quart d’heure qui suinte la caractérisation lambda propre à n’importe quel blockbuster taylorisé. De même que la présentation du protagoniste, criminel cynique condamné à mort et descendant d’un membre d’une société secrète (les fameux « Assassins »), est ici faite au travers d’un montage bien ramollo. A croire qu’on assiste alors à l’équivalent d’une cinématique de jeu vidéo, censée illustrer les bases d’un univers avant d’ouvrir les festivités… Stop ! Pas la peine d’aller plus loin. Le premier piège posé en amont par Kurzel est là : ce que l’on regarde est en effet un film, mais peu à peu reconfiguré à la manière d’un jeu. Dès cet instant schizoïde où le héros – joué par Michael Fassbender – bascule d’une fausse condamnation à mort à un isolement en milieu scientifique glacial, c’est le film lui-même qui bascule.

Pour le personnage, l’enjeu posé devient alors celui d’une mécanique de jeu : en gros, le voilà désormais cobaye d’une étrange machine (nommée l’Animus) censée explorer sa mémoire génétique pour accéder aux souvenirs de son ancêtre et les visualiser en temps réel. Pour le spectateur, en revanche, l’attitude à adopter semble plutôt pépère, à savoir profiter des possibilités offertes par un concept bien barré – une sorte d’expérience de réalité virtuelle avec cascades à gogo en pleine Inquisition espagnole. Sauf que très vite, le doute s’installe : bien que l’on sache qui est l’avatar, qui contrôle qui dans ce film ? Au premier abord, c’est le personnage de Marion Cotillard qui laisse filtrer cela. D’une part, cette jeune scientifique opère ici un jeu de miroirs permanent avec un père ambigu (joué par Jeremy Irons) qui tend à l’imiter dans ses paroles autant qu’à la manipuler dans ses actions, quitte à la faire passer pour un pantin (un avatar ?). D’autre part, là où d’autres personnages restent spectateurs du projet Animus, elle semble au contraire jouer le rôle du gamer qui, ayant tous les objectifs du jeu en tête, contrôle à distance son avatar (Fassbender, donc) par le biais d’un joystick amélioré (notons que l’Animus, autrefois fauteuil dans le jeu vidéo d’Ubisoft, a été ici reconfiguré en gigantesque bras robotisé) et ce après l’avoir customisé façon tutorial (c’est elle qui l’équipe avec des lames rétractables). Confronté de lui-même à une mécanique narrative qui pervertit le libre arbitre du héros (virevoltant à loisir dans le passé, asservi à n’en plus finir dans le présent), et immergé de son côté dans un va-et-vient constant entre une action spatialisée – les travellings aériens de Kurzel filent le vertige – et une narration lyophilisée, le spectateur en vient dès lors à s’interroger sur son rapport (actif ou passif ?) au médium. De ce fait, il n’est plus spectateur. Il devient joueur.

Sur un concept de scénario qui intègre donc en son sein (et de façon purement métatextuelle) le combat de l’individu contre l’aliénation de son libre arbitre, Kurzel n’est évidemment pas de taille à égaler le degré de réflexion autrefois atteint par Stanley Kubrick sur Orange mécanique, encore aujourd’hui insurpassable sur ce thème précis. Il n’empêche que son aptitude à laisser infuser cette réflexion au gré des actions visualisées est ici extrêmement payante. Les choix cornéliens auxquels se confronte le héros ont vite fait de rendre le scénario joyeusement imprévisible, jusqu’à ce qu’une inévitable rébellion ne clôture le film sur un point d’interrogation volontaire, laissant ainsi le spectateur libre d’assimiler à sa guise le dilemme moral sur lequel toute l’intrigue avait bâti ses fondations (la désobéissance : dissidence salvatrice ou menace pour la paix ?). Comme façon d’impliquer le public dans un processus où son rapport à l’avatar (enjeu n°1 d’un jeu vidéo) est remplacé par son rapport aux choix d’un personnage plus ou moins avatar lui-même (enjeu n°1 d’un scénario de cinéma basé sur l’identification), il était difficile de trouver plus interactif que cela. Même lorsqu’il s’agissait de nous faire adopter – certes un peu trop souvent – le point de vue subjectif d’un aigle flottant au sein des décors visités, le trouble suscité restait le même : si le protagoniste investit un univers qui n’est pas le sien pour y retrouver son indépendance, ma position de spectateur n’est-elle pas en même temps celle d’un joueur qui, à travers lui, tente d’y trouver sa propre logique ? Malin, le Kurzel. Vraiment malin.

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