Antiviral

REALISATION : Brandon Cronenberg
PRODUCTION : Rhombus Media, UFO Distribution
AVEC : Caleb Landry Jones, Sarah Gadon, Malcolm McDowell, Douglas Smith, Joe Pingue, Nicholas Campbell, James Cade, Lara Jean Chorostecki, Lisa Berry, Salvatore Antonio
SCENARIO : Brandon Cronenberg
PHOTOGRAPHIE : Karim Hussain
MONTAGE : Matthew Hannam
BANDE ORIGINALE : E.C. Woodley
ORIGINE : Canada
GENRE : Horreur, Science-fiction, Thriller
DATE DE SORTIE : 13 février 2013
DUREE : 1h44
BANDE-ANNONCE

Synopsis : La communion des fans avec leurs idoles ne connait plus de limites. Syd March est employé d’une clinique spécialisée dans la vente et l’injection de virus ayant infecté des célébrités. Mais il vend aussi ces échantillons, pour son propre compte, à de puissantes organisations criminelles. Sa méthode pour déjouer les contrôles de la clinique : s’injecter les virus à lui-même. Mais ce procédé va s’avérer doublement dangereux : porteur du germe mortel ayant contaminé la star Hannah Geist, Syd devient une cible pour les collectionneurs…

Dans la famille Cronenberg, je demande le fils. Avec ce premier film, tout porte à croire que Brandon a gardé les mêmes gènes thématiques que David, mais c’est plus subtil (et plus tordu) que ça en a l’air…

D’emblée, pas de jeu de mot facile avec le titre – l’actualité du moment nous intime l’ordre de ne pas tomber dans ce genre de facilité. En revanche, la lecture du virus selon Brandon Cronenberg vaut le détour : au-delà d’être un vecteur de maladie et de propagation, il constitue avant tout un lien entre deux personnes. Au sens littéral, ça crève les yeux, puisqu’avec ce premier essai en tant que réalisateur, le fiston n’a en effet rien fait pour se distinguer de son paternel. David aurait-il inoculé son virus créatif et thématique à Brandon ? Ou alors, le fils aurait-il conçu son film comme un antivirus filmique pour se protéger du père ? Chacun jugera, et comme la comparaison paraît impossible à esquiver sur tous les points, les opinions divergeront pour dire si l’idée du film consistait à copier sur papa ou à dialoguer avec lui. Les preuves sont là pour favoriser l’une ou l’autre : science terroriste, chair violentée, regard plus médical qu’entomologiste, allégorie graphique sur l’altérité, réflexion sur les affres de la dépendance… Antiviral brasse ainsi un large panel de cette matière réflexive et transgressive que le ciné-psy de Toronto, géniteur de chefs-d’œuvre absolus tels que Crash ou Vidéodrome, a infusée tout au long d’une carrière chevillée au concept (protéiforme) de viralité. Une sorte de relève semble ainsi assurée, avec cette idée que deux corps peuvent partager la même sensibilité (ici une fantasmagorie horrifique pour le moins radicale) en se le transmettant autant par le corps que par l’esprit. Cela tombe bien puisque le film parle de ça (entre autres). Et que le petit Brandon, au lieu de prolonger bêtement le geste artistique de son père, met surtout un point d’honneur à le redéfinir via un jeu dangereux, à mi-chemin entre le décalque générique et la manipulation génétique. Au fond, si le film porte un titre pareil, c’est bien parce qu’il est question d’un corps qui, soumis à un processus de contamination, tente de résister.

Il y a déjà tant à dire sur le contexte du film, effarant autant qu’effroyable. Dans un futur proche où la presse people et la téléréalité ont pris racine dans les rues et les foyers, des sociétés privées ont trouvé l’outil suprême de communion absolue entre les individus et leurs idoles. Il ne leur suffit plus de vendre des « steaks de cellules musculaires » reconstitués à partir de cellules prélevées sur les stars, alors il faut aller encore plus loin. Au fond, le film met cartes sur table dès son premier quart d’heure via une phrase-clé : « Les célébrités ne sont pas des personnes, mais des hallucinations collectives ». Sous-entendu, un individu ne devient célèbre que par l’effet de la masse et l’implication des médias, lesquels en forgent une image revisitée que les rumeurs et les discussions véhiculeront en boucle. Cette rupture insidieuse entre la réalité (le corps) et le fantasme (une image du corps) prend ici une dimension insensée : comme une célébrité incarne tout ce que ses « fans » ne peuvent espérer avoir un jour (la beauté, la richesse, la perfection, etc…), ceux-ci ne peuvent espérer se rapprocher d’elle qu’en épousant ce qu’elle peut dégager de plus « faible », c’est-à-dire la maladie. D’où cette idée de scénario 100% démente, à prendre non pas au pied de la lettre mais comme une pure allégorie : états grippaux, métastases, miasmes, herpès, cicatrices et autres virus contractés par des stars sont désormais achetés par des cliniques, puis commercialisés sous forme d’injections à ceux qui souhaitent partager l’infection virale de leur idole. Un lien organique qui, certes, relève plus du fantasme qu’autre chose : il alimente cette confusion toujours plus forte entre l’être et le paraître, et va même jusqu’à donner à un signe d’altérité la même valeur qu’un signe de beauté. Mais il se pare aussi d’une lecture à double sens : s’inoculer consciemment ce virus revient autant à se droguer (un corps menacé dans son évolution) qu’à se soigner (un esprit conforté dans son obsession). Du coup, en s’injectant le germe transgressif de son père David, Brandon s’est-il protégé ou infecté ? Virus ou antivirus, juste une question de regard…

Il est en tout cas très clair que le jeune cinéaste a voulu brasser large sur le thème du culte de la célébrité, en l’occurrence revisité de la façon la plus barrée qui soit. Antiviral télescope ainsi mille symboles très parlants sur l’addiction, la métamorphose corporelle, la fusion entre l’homme et la machine, ou plus généralement la satire d’un capitalisme arrivé à son stade le plus extrême. Sur ce dernier point, il faut se préparer à investir le format hard de la dystopie, où le star-system et la société de consommation auraient décidé de jouer à la bête à deux dos jusqu’à faire fusionner leurs matrices respectives. Le cannibalisme high-tech assimile ainsi les stars à un objet de consommation courante (ici de la viande cuisinée en boucherie et servie en restaurant !), le capitalisme et les médias accentuent la vampirisation de l’identité sociale, et le fanatisme au sens large sort sa version 2.0, vouée à prendre un corps iconisé pour le déposséder de son aura au profit d’une nouvelle chair, cadavérique en diable. Le tout avec une bonne dose d’humour noir que Cronenberg n’atténue jamais, désireux d’amplifier le malaise ambiant au lieu de le freiner. A ce stade-là, on a toutes les raisons de se croire en terrain connu. Sauf que la différence entre le père David et le fils Brandon tient moins au contenu qu’à la façon de procéder : ce qui relève de la réflexion viscérale chez l’un lorgne davantage vers l’abstraction allégorique chez l’autre. Quand bien même le père recourait systématiquement à un style froid et ambiancé pour parfaire son point de vue, il ne recherchait pas ce degré de sophistication esthétique dont fait ici preuve son fils. C’est que Brandon cherche moins à « donner chair » qu’à « faire chair », ce qui lui aura valu une étiquette d’esthète stérile. On objectera là-dessus qu’Antiviral s’élabore au contraire en œuvre organiquement liée à son propre sujet, donc infestée et contaminée par lui, fétichisant ses propres images de déliquescence organico-morale jusqu’à l’excès pour en extraire des idées et des concepts. Avec, en tête des cobayes de son expérience virale, deux corps : celui du héros et celui du spectateur.

Le protagoniste du film, celui qui va faire l’expérience d’une dichotomie entre contamination et sublimation, peut clairement être assimilé à un double de Brandon Cronenberg. Une lecture qui n’a rien d’exagéré, dans la mesure où ce dernier avouait avoir eu l’idée du film en théorisant sur la personnalisation d’une maladie grippale qu’il avait contractée (qui l’avait créée ? quel visage pourrait-elle avoir ?). Syd est ainsi l’un des employés d’une des cliniques précitées, mais sur son temps libre, il est avant tout un pirate qui a développé son petit business parallèle. En effet, il revend des échantillons de ces virus à des trafiquants, d’abord en les injectant dans son propre organisme (ce qui l’expose à une série d’effets secondaires qu’il parvient toutefois à éradiquer par la suite), ensuite en les extraire et en les transformant via une machine spécialisée qu’il cache illégalement chez lui. Cette machine, parlons-en un peu : elle donne à la maladie partagée une « image », une sorte d’identité faciale déformée qui, en tant que telle, évoque le ressenti d’un état maladif. Et cet état-là, c’est peu dire que le personnage l’incarne dès sa première apparition : un thermomètre dans la bouche, une silhouette recroquevillée sous un épais manteau, une peau laiteuse qui fait corps avec la grisaille environnante du décor urbain, un timbre vocal rauque qui mâche les mots, des tâches de rousseur qui frisent la gangrène cutanée… Sous la panoplie du costard-cravate froid à la Patrick Bateman, Syd est déjà un cadavre ambulant, rongé par on ne sait quel virus insidieux, et dont l’état ne va pas aller en s’arrangeant – c’est un euphémisme. Le choix du jeune acteur Caleb Landry Jones se révèle tout à fait adéquat, tant son look androgyne, son faciès inquiétant et sa démarche toujours plus boiteuse aident à renforcer le malaise exponentiel du personnage.

Autre détail à relever : sous un certain angle, Syd rappelle aussi bien le James Woods de Vidéodrome (un néo-laborantin manipulé et physiquement métamorphosé à force de jouer les pirates) que le Robert Pattinson de Cosmopolis (un rejeton de l’hyper-capitalisme dont le costume souillé et dénaturé symbolise la chute sociale). Or, ces deux figures-là, on se contentait d’observer leur déchéance, de mettre celle-ci en perspective afin d’en extraire une réflexion pertinente sur le devenir technologique du monde. Pas de ça chez Brandon Cronenberg qui, bien plus direct et explicite que son papounet, nous invite à épouser la déchéance physique et psychique de Syd. Antiviral est ainsi tout sauf un film agréable à voir. Il se fait même toujours plus inconfortable à mesure que sa narration joue sur l’arythmie, le ralentissement de son énergie interne, la fragilité du corps de son anti-héros omniprésent dans chaque plan. L’allégorie futuriste aura tôt fait de lorgner vers le thriller parano, très précisément quand surgit l’élément déclencheur du récit. Une fois que le nouveau virus qu’il s’est injecté fait disjoncter sa machine extractrice, Syd devient autant un pion manipulé qu’un insecte difforme et convulsif, ballotté d’un état à l’autre tel un corps manipulé qui se verrait passé au microscope à chaque nouveau stade de dégradation (grande scène de la « chambre des vérités »). Et de ce fait, la dépendance organique en action fait de chaque scène une machine à générer de l’horreur graphique, dans un alliage de gore arty qui tâche et de bande-son électro-dark qui fait bouillir les tripes. Même les décors eux-mêmes, signes de l’identité première du film tout entier, subissent cette métamorphose : leur blancheur immaculée, d’abord marquée par un goût de l’épure et des cadres géométriques quasi kubrickiens, se laisse peu à peu teinter de noirceur, voire d’un rouge profond. En somme, tandis que le rouge organique tâche le blanc technologique, un corps devient toujours plus blanc à mesure qu’il se vide de son liquide rouge. Ainsi va le projet viral de Brandon Cronenberg, destiné à relier viscéralement le film lui-même à son cobaye (héros/spectateur) : tels des vases communicants, les vibrations et les soubresauts de l’un deviennent ceux de l’autre.

Se sentir vampirisé par un (premier) film qui a su nous inoculer son virus viscéral et thématique est une chose suffisamment rare pour être signalée. Cela permet aussi à Brandon Cronenberg de se détacher in fine de l’ombre écrasante de son père : s’injecter la moitié de ses gènes pour ensuite les extraire et les retravailler afin d’en offrir une image neuve, c’est le signe d’un héritage digéré avec succès. Reste qu’un élément pourtant omniprésent dans la filmo du grand David semble ici pointer aux abonnés absents : le sexe, ou tout au moins la fièvre amoureuse. Mais en est-on vraiment sûr ? On le rappelle, tout spectateur de ce film est un cobaye, et il lui faudra donc prendre son mal en patience pour acquérir le remède tant attendu en bout de calvaire. La scène finale d’Antiviral permet ainsi de saisir que, sous l’épiderme de la dégénérescence du corps, il n’était question que d’une maladie d’amour. Celle qu’un néo-vampire solitaire et blafard ne cessait d’entretenir pour la beauté virginale dont il était épris, surréelle et fantasmatique à souhait (il s’agissait d’une star réputée pour son absence de vulve !), et à laquelle Sarah Gadon aura conféré une aura de néo-Marilyn. Lorsque la belle finit en état de mort cérébrale dans un caisson aux allures de cercueil, Syd perce sa peau avec un scalpel et y colle sa bouche pour se désaltérer de son sang. Climax hallucinant autant que réinvention commune du cunnilingus et du baiser vampirique, qui filme la fusion tordue et charnelle entre un vivant mort et une morte vivante (les stars sont éternelles), l’un voué à s’abreuver éternellement non pas du sang mais des maladies de l’autre. Peut-on donc considérer qu’il s’agit d’un happy end ? Parlons plutôt d’un remède subversif qui stoppe in fine la progression d’une tragédie totale. Un antiviral, en somme.

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