REALISATION : Sion Sono
PRODUCTION : Django Film, Nikkatsu
AVEC : Ami Tomite, Mariko Tsutsui, Fujiko, Sayaka Kotani, Tomo Uchino, Asami, Ami Fukuda, Honoka Ishibashi, Yûya Takayama, Hirari Ikeda
SCENARIO : Sion Sono
PHOTOGRAPHIE : Maki Itô
MONTAGE : Junichi Itô
BANDE ORIGINALE : Tomonobu Kikuchi
ORIGINE : Japon
GENRE : Comédie, Drame, Érotique
DATE DE SORTIE : 17 décembre 2019 (DTV)
DUREE : 1h16
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Kyoko, star de la mode, s’ennuie dans son appartement en attendant son rendez-vous avec Watanabe, une rédactrice en chef chargée de l’interviewer. Dans le jeu de domination et d’humiliation entre elle et son assistante Noriko, les rôles vont peu à peu s’inverser. À moins que tout ça ne soit fictif ?
Ce titre, c’est à la fois une promesse et une barrière. La promesse de toucher à nouveau du doigt la notion même d’absolu – thématique centrale des films de Sion Sono – au travers d’un genre on ne peut plus adapté à l’idée, et la barrière qu’impose le choix du préfixe « anti » à la concrétisation de cet absolu. Là, pour la première fois, même en se sachant plus ou moins rodé à l’effet de surprise made in Sono, Antiporno préfigurait une vraie plongée dans l’inconnu, sans attentes ni aprioris. Et c’est tant mieux. Surtout lorsque l’on apprend que ce nouveau film fut commandé en 2010 par la Nikkatsu, société japonaise à qui l’on devait déjà une large palanquée de films érotiques produits dans les années 70 et pour laquelle Sion Sono aura déjà tourné quelques films (d’abord le hardcore Cold Fish en 2011 sous le label Sushi Typhoon, puis l’hallucinant Tokyo Tribe en 2014). Intégré au sein d’un nouveau label censé permettre à cinq cinéastes japonais – dont Akihiko Shiota et Hideo Nakata – d’offrir leur propre relecture du « roman porno », Antiporno invitait d’emblée à la prudence : non seulement Sono n’allait sans doute pas concrétiser ici son envie de réaliser un vrai film pornographique, mais le roman porno, très éloigné des codes du cinéma X, avait surtout pour parti pris d’infuser une dose conséquente d’érotisme soft dans de vraies intrigues dotées d’un vrai propos en filigrane. Le cinéaste allait-il donc mettre du thé vert dans son saké ? Pensez donc : adepte du doigt d’honneur qui sert et qui sidère, Sono n’aime rien tant que de faire l’inverse d’un cahier des charges, quand ce n’est pas carrément son envie de le déchirer avant d’éjaculer dessus. Et surtout, il y a ici un projet vraiment très personnel, on ne peut plus fidèle à sa réputation de fou furieux chez qui l’humanisme est toujours à guetter derrière la provocation.
Des cinéastes comme Nagisa Oshima (L’Empire des sens) ou Koji Wakamatsu (Quand l’embryon part braconner) l’ont déjà démontré de façon éclatante : le pinku-eïga – terme désignant le cinéma érotique nippon – s’est toujours caractérisé par un fond politique et esthétique redoutable. Ce cinéma-là, loin de n’être qu’un simple moteur à poussées érectiles, constituait avant tout une arme de résistance, une façon de guetter dans la sexualité les fondamentaux d’une sorte de religion de l’absolu. Du pain béni pour Sono, dont le cinéma s’est toujours caractérisé par de grands écarts génialement contrôlés entre les genres, et qui cumule ici tant de pirouettes narratives et esthétiques pour mieux nous faire avaler son idée. Le début du film laisse déjà croire à une récitation aguicheuse de tout ce que le film de fesses peut proposer en matière de gratuité, que ce soit des plans de nudité (l’héroïne se la joue topless, enfilant sa culotte tout en restant allongée sur sa couette) ou du remplissage censé combler les trous (quid de ce plan d’ouverture sur des voitures de police qui font hurler leurs sirènes devant un bâtiment tokyoïte ?). Mais dans le même mouvement de récit, Sono y glisse des éléments d’antithèse : dans un loft pop lardé de bougies et de murs couleur jaune canari (seuls les toilettes ont droit au rouge vermillon), une jeune femme tournoie comme une folle, la nuisette transparente et la libido irradiante, sur fond de la barcarolle Belle nuit, ô nuit d’amour de l’opéra Les Contes d’Hoffmann. Cet usage lyrique et virtuose de la musique classique n’est certes pas nouveau chez Sono (souvenez-vous de l’utilisation de la Symphonie n°7 de Beethoven dans Love Exposure), mais il déploie là encore un sentiment d’ampleur et de beauté qui invite à épouser la psyché d’une héroïne bien plus barrée qu’elle n’en a l’air, et dont on ne sait pas encore à quel point elle n’est qu’une marionnette.
Le choix du célèbre opéra d’Offenbach offre une piste très intéressante pour entrer dans le vif du sujet. Dans Antiporno, il sera là aussi question de sentiments faussés et manipulés, à ceci près que le démiurge – celui qui ne cesse de tirer les ficelles des identités et des rapports de force – n’est pas intégré dans l’intrigue. C’est le cinéaste lui-même qui tend à nous faire tout remettre en perspective, à commencer par la réalité infra-sensible d’une scène. La première demi-heure du film se veut donc un leurre grandeur nature : rien de moins qu’un étrange jeu d’humiliation où la fashionista névrosée Kyoko (Ami Tomite) soumet son assistante Noriko (Mariko Tsutsui) à des jeux pervers tandis qu’une équipe de presse bien allumée l’interroge sur son travail mêlant la littérature et l’art contemporain. Au cœur de ce huis clos exclusivement féminin, tout le monde semble sous l’effet d’une substance pas facile à discerner : on exhibe des looks flashy à défriser Jean-Paul Gaultier, on hystérise le moindre trait de caractère, on se déplace tel une possédée d’un endroit à l’autre de la scène, on s’ouvre les veines pour utiliser le sang de l’autre comme crème pour les pommettes (!), on lèche les genoux de la dominatrice tout en étant tenue en laisse, on ne laisse rien filtrer d’explicite sur sa vraie personnalité, et on hurle sans ménagement tout un tas d’idées subversives sur la place de la femme dans une société japonaise patriarcale. Et au beau milieu de tout ça, Kyoko aperçoit à deux ou trois reprises une femme énigmatique et souriante qui joue du piano dans la pièce – mais existe-t-elle vraiment ?
La sensation de voir un film érectile qui nous agite ses attributs bien rebondis sous le nez sans pour autant nous inviter à cracher la purée va de pair avec celle de se sentir manipulé par un démiurge tordu dont on doute sans arrêt de ses véritables intentions. Sono semble nous narguer avec son sadisme kawaï, c’est certain, mais à défaut d’arriver à guetter où il veut en venir, sa mise en scène diabolique nous invite au moins à dénicher l’artifice réel du cadre derrière l’artificialité supposée de ses enjeux. A de nombreuses reprises, on remarque que la caméra reste le plus souvent en marge du même mur dans la pièce, se contentant alors de simples travellings latéraux pour cadrer des dialogues qui suintent un peu trop la théâtralité forcée (on parle quand même d’une poignée de femmes dans une pièce unique !). Typiquement le genre de choix de mise en scène qui reste trop explicite pour ne pas dissimuler un fond caché. Et soudain, voilà que le « Coupez ! » d’un réalisateur placé hors champ met à genoux toute suspension d’incrédulité, révélant de ce fait la réalité apparente du truc – le tournage tendu d’un film porno – et inversant radicalement la logique des rapports de force que l’on pensait avoir saisi jusqu’ici – Kyoko est une jeune actrice timide et soumise tandis que Noriko est une diva qui ne cesse de l’humilier.
Ce « twist » n’est pourtant pas le premier de la liste. On irait même jusqu’à dire qu’il n’en est pas un. Ce que tente alors Sono consiste à ne plus se soucier de la réalité d’une action et à pénétrer pour de bon le cortex de son héroïne, quitte pour cela à paraître trop flou (l’intrigue devient toujours plus difficile à suivre) ou trop explicite (le propos ne cesse jamais de se clarifier à chaque scène). Dans les faits, on pense parfois à Quentin Dupieux dans cette structure de mise en abyme pirandellienne où le réel se lit comme une suite de niveaux de lecture imbriqués les uns dans les autres – revoyez Rubber ou Réalité. Mais dans les faits, au vu d’un récit moins linéaire que véritablement mental qui ne cesse d’éparpiller façon puzzle ses repères temporels et scéniques, c’est davantage à la porte d’un Satoshi Kon tendance Perfect Blue qu’il faudrait toquer. Antiporno n’est rien d’autre qu’une plongée en apnée dans une psyché totalement chaotique et dissociée, où tout se résume à des réminiscences du passé qui contaminent le présent, à des scènes qui se répètent sous un angle décalé (le réveil du début est rejoué à l’identique, mais avec une caméra portée et un abus graduel de lens flare dans les éclairages), à des audaces poétiques qui agissent comme des effets de transe (on sait qu’un monologue chez Sono peut suffire à faire chahuter l’âme), à une réalité qui se voit imposer une double pénétration par la fiction et le fantasme. Tout est mental, barré, sexy, fou, freudien au-delà du raisonnable pour mieux disséquer la personnalité torturée de la poupée russe Kyoko. Le jeu outrancier de la mignonne Ami Tomite – déjà aperçue en lesbienne fétichiste dans l’ultra-bandant The Virgin Psychics – se cale à merveille sur l’énergie créatrice de Sion Sono : les émotions sont ici conçues et harmonisées à la manière d’un niveau d’eau qui est toujours censé déborder du vase, avec un viol imposé à toute forme de règle ou de mesure.
Au-delà d’un vertige métaphysique total où trois conditions (l’artiste, l’humain, le grain de sable dans l’univers) joueraient à une curieuse partie de « strip-squash », Antiporno permet surtout à Sono de prolonger son goût du féminisme subversif, celui-là même qui faisait tout le sel du dérangeant Guilty of Romance. On y retrouve d’ailleurs le même constat au détour de quelques dialogues où Kyoko exprime sa révolte contre le modèle patriarcal et hypocrite qui la compartimente : la prétendue liberté des femmes n’est qu’une illusion, et toute possibilité de transgression réside ici dans l’expression d’une sexualité débridée et libérée de toute forme de tabou. La mise en abyme sexuelle et cérébrale du film se veut donc moins un moyen d’égarement qu’un outil d’éclaircissement, pour ne pas dire une sorte de catharsis sur format HD où la femme/actrice, sans cesse instrumentalisée par l’homme/réalisateur, tente de se libérer de sa condition aliénante en faisant de son corps un pur objet d’obscénité. D’où cette scène finale aux allures de mindfuck exutoire, où un orgasme hystérique sur un lino aspergé de peinture multicolore titille autant la fibre du fétichisme wet and messy que celle d’une quête d’absolu où le plaisir précède toujours la tristesse (Kyoko réclame en fin de bobine une « porte de sortie » à tout ce foutoir). Entre plaisir et douleur, excitation et frustration, voyeurisme et féminisme, joie et mélancolie, le délirant maelström punk d’Antiporno malaxe tout, pervertit pour mieux redéfinir, se joue de nous pour mieux nous laisser jouer avec lui. Sono à fond.