On en vient ainsi déjà à une limite évidente de l’entreprise : à mesure que le métrage avance et que la tension monte entre Lynn, Paul, Patty et les autres principaux concernés, le jeune Sam Levinson (26 ans, fils de Barry, dont c’est le premier essai comme scénariste et réalisateur) s’encombre encore avec des personnages censés remplir la toile de fond. Disons que le grand nombre de personnages est certes un élément qui définit le cadre et qui ne peut donc qu’être restitué, mais de fait, les très courtes scènes sur les sœurs ridicules de Lynn qui entrecoupent deux moments plus sérieux sont manifestement des passages obligés, des gimmicks narratifs destinés à maintenir un équilibre entre comédie et drame qui ne cesse de devenir plus artificiel à mesure que le film avance. S’il en faut preuve, prenons ce long face à face entre Lynn d’un côté, et Paul et sa seconde femme Patty de l’autre. Tous les trois ont décidé à l’avance de se rencontrer en présence d’un psychiatre afin de « préparer le terrain » avant la cérémonie du mariage. Les souvenirs terribles qui sont alors ramenés à la surface, les torrents de larmes de Lynn rendent le passage lourdement dramatique.
Le rapport qui s’établit ici sur le long terme entre humour et drame donne à la fois lieu à un lot de maladresses et à quelques fulgurances très réussies. Assez vite, l’intrigue devient ultra-dense : Lynn ne se remet pas de revoir son ex-mari Paul après tant d’années, surtout en compagnie de cette Patty qu’elle ne supporte pas et qui a élevé son fils aîné, le futur marié, à sa place. Du coup, elle appréhende encore plus les retrouvailles entre sa fille instable (qu’elle a élevée elle), encore traumatisée par la violence de ce père qu’elle n’a pas vu depuis des années. A cela s’ajoute les angoisses de la matriarche, Doris, vis-à-vis de sa solitude très prochaine (lorsque son mari sera mort). Et enfin les excès du jeune Elliott, que personne n’arrive à enrayer, même après quatre cures de désintoxication (!). Les personnages s’entrechoquent, les conflits qui en opposent certains cohabitent difficilement, là encore, avec ceux que traversent d’autres. A un certain stade, on touche à tant d’hystérie (avec toujours les pleurs quasi-continus de Lynn) que la moindre petite réplique décalée fait l’effet d’une bombe ! D’autant que les dialogues, lorsqu’ils sont censés être comiques, ne sont heureusement pas débités avec les intonations habituelles de la comédie américaine, que l’on reconnaît tous sans trop y penser – vous savez, ce sont ces moments où même les personnages les plus demeurés ont l’air d’enchaîner les jeux de mots sans avoir à réfléchir une seconde à ce qu’ils disent, et avec en plus un air lourdement ironique. Ici, les commentaires sarcastiques des uns sur les conflits ou l’attitude des autres semblent empreints de l’ironie fatiguée de ceux qui ont déjà trop donné. Il faut voir ce moment incroyable où, lorsque Lynn demande en larmes à son tout jeune fils Ben si elle est une mauvaise mère, celui-ci lui répond, avec toute la simplicité du monde, que, de fait, le seul de ses quatre enfants à ne pas être dérangé, c’est celui qu’elle n’a pas élevé ! Mieux : dans un audacieux sommet d’humour noir, le cinéaste osera faire du pire évènement des célébrités l’un des plus drôles du film (l’épisode du tracteur).
Néanmoins, « Levinson Jr. » peine à prendre de la distance vis-à-vis de ce qu’il raconte. On ne lui demande pas, bien sûr, d’être Thomas Vinterberg, ni Susanne Bier et encore moins Arnaud Desplechin, mais respectivement dans Festen (1998) et After the Wedding (2007), l’intrigue plus épurée permettait davantage d’émotion, tandis que dans Un Conte de Noël (2008), autre film sur une réunion de famille, le fait de tirer sans cesse le récit factuel vers le grotesque ou au contraire vers la tragédie classique permettait d’en dégager la substance humaine, même si celle-ci se trouvait finalement inexplicable (elle n’en était que plus fascinante). Ici, on n’a presque droit qu’à de longues plages d’étouffement et à quelques reprises de souffle permises par les touches d’humour, mais qui tiennent également à quelque chose d’autre, de plus grave.
Il semble que les plus beaux moments du film soient précisément ceux où celui-ci « perd son souffle » pour ainsi dire, où l’entremêlement des problèmes et des conflits atteint un point de non-retour et où un bref instant de suspens paraît physiquement nécessaire avant de repartir de plus belle. Prenons un enchaînement particulièrement parlant : dans un passage plutôt comique, les deux plus jeunes enfants de Lynn filment leur grand-père tandis qu’ils l’interrogent sur un épisode de la Seconde Guerre Mondiale. Le grand-père s’assoupit, paraît soudain mort (« Oh mon Dieu ! Tu crois qu’on vient d’enregistrer sa mort en vidéo ?! » demande Ben à Elliott). Quand cela arrive aux oreilles de Lynn, une dispute de plus éclate entre elle et Elliott sur la base d’un pur malentendu. Tandis qu’elle veut quitter la cuisine pour échapper à son fils qui l’exaspère, Lynn se retrouve nez-à-nez avec Paul et sa femme qui entrent tout juste dans la pièce : elle ne peut échapper au thé entre adultes. Là, un nouveau déballage de souvenirs traumatisants se déroule, baigné de larmes. Lessivée, Lynn cherche du soutien auprès de sa mère, qui ne daigne que lui rétorquer froidement qu’elle aurait pu changer son destin d’elle-même en faisant des choix plus sensés ! La vitesse à laquelle ces épreuves émotionnelles se sont succédées pour Lynn, on l’a ressentie aussi, et l’image qui suit est salvatrice pour nous autant qu’elle est terrible pour l’héroïne : celle-ci sort dans le jardin et s’y laisse tomber dans le gazon, agitée par des pleurs qui ont presque l’air de râles tant ils sont violents. La venue, par un crescendo progressif, d’une mélodie discrète ne laisse aucun doute sur le statut narratif de ce moment : une pause dans le récit où le personnage se vide de son mal-être en l’extériorisant et où le spectateur fait quant à lui le plein d’air pour tenir face à la demi-heure suivante.
Plus touchant encore : l’arrivée dans la maison matriarcale d’Alice, la fille de Lynn pour laquelle tout le monde n’a cessé de s’inquiéter (cette réunion de famille ne sera-t-elle pas de trop pour elle qui se remet tout juste de sa dernière tentative de suicide en date? osera-t-elle ré établir un dialogue avec le père qui l’a abandonnée des années auparavant?). Lorsque la jeune femme pénètre discrètement dans la maison et qu’elle s’arrête un moment dans la cuisine pour écouter les rumeurs de conversations qui lui viennent du salon, la tension tient autant à tout ce que nous savons déjà d’elle (à travers l’appréhension des autres à son égard) qu’à ce que nous devinons de son état psychologique à ce moment précis : un frémissement qui la parcourt suffit à nous alarmer. Elle n’est pas encore tout à fait « reconstruite ».
Plus qu’Ellen Barkin dont le film est pourtant censé être l’écrin (girlfriend couguar du jeune réalisateur, co-inspiratrice du scénario, productrice, elle se paye à 57 ans un come-back inattendu), ce sont ainsi les acteurs moins expérimentés qui sortent du lot. Cela doit beaucoup au fait que leurs personnages, par leur jeune âge, leur stade d’autodestruction et leur degré de cynisme, ne sauraient laisser indifférent. Comme expliqué plus haut, la première apparition de Kate Bosworth voit son impact décuplé par ce qui la précède. Une fois présente dans le cadre, les traits angéliques et la blondeur de l’actrice font le reste, créant un paradoxe frappant avec la douleur intérieure que l’on connaît à son personnage. Mais le plus beau cadeau qu’offre Another happy Day, c’est la confirmation que la prestation d’Ezra Miller dans We need to talk about Kevin de Lynne Ramsay n’était pas qu’un coup d’éclat. On continue de croire qu’il est l’un des plus grands espoirs de sa génération, bien que le rôle de sociopathe qu’il a ici soit une version atténuée de celui qu’il tenait face à Tilda Swinton. Non seulement le comédien crève encore une fois l’écran, mais c’est son personnage qui – tout drogué qu’il soit à longueur de temps – pose le regard le plus distancé sur les évènements que relate le film. Dans un dialogue percutant, il confie à sa grand-mère qu’il n’a jamais senti sa famille plus soudée qu’au jour du 11 septembre 2001. Avant le noir du générique de fin, l’adolescent nous regarde face caméra comme pour nous dire que ce qui vient de se passer lui donne raison : et si ce qu’il a osé dire était l’indicible que toute une famille (autant dire une société) refusait d’admettre ?
Réalisation : Sam Levinson
Scénario : Sam Levinson
Production : Ellen Barkin, Pamela Lynn Fielder, Johnny Lin, Salli Newman, Michael Nardelli, Celine Rattray, Todd Traina
Bande originale : Olafur Arnalds
Photographie : Ivan Strasburg
Montage : Ray Hubley
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 1er février 2012
NOTE : 3/6