Si Mary et la Fleur de la sorcière ne nous avait pas paru si abouti qu’il l’aurait pu, nous laissant regretter le Yonebayashi d’Arrietty ou de Marnie, l’omnibus des studios Ponoc a de quoi nous rassurer. Avant de se lancer dans un long-métrage et de se confronter à la pression des médias – et l’inexorable comparaison avec les studios Ghibli – il fallait peut-être bien passer par des court-métrages pour prendre le temps de penser son identité.
Les intermèdes entre chaque titre représentent une île qui flotte dans les cieux au milieu de montgolfières colorées. Ce sont des rouages sophistiqués qui semblent faire progresser cette fantastique ville, une ville qui agrège des matériaux hétérogènes : un moulin à vent, des restaurants, un stand de donuts et un étrange bric-à-brac. L’équipe de Ponoc se fait saltimbanque d’un royaume enchanteur et nous ouvre les portes d’un divertissement multi-facettes, comme peut-être pour marquer la rupture avec Miayazaki qui imposait son style et ses exigences (et suscitait autant l’admiration que la peur).
Modest Heroes nous présente ainsi trois courts-métrages, soit trois styles graphiques et univers distincts unis par une animation parfaite et un thème fédérateur : la vie qui perdure. Par cette occasion, c’est le potentiel de ses artistes qu’il met en avant, nous prouvant qu’ils ne sont pas seulement des animateurs de génie mais qu’ils savent aussi concevoir des univers qui leur sont propres. À ce sujet, c’est Hiromasa Yonebayashi qui se montre le moins convaincant. Son Kanini & Kanino s’inscrit dans l’univers fantastique qu’on lui connaît déjà mais l’histoire ne parvient pas à nous ôter ce désagréable sentiment de déjà-vu, c’était sur toutes les lèvres : nous aurions visionné une version aquatique d’Arrietty, le petit monde des chapardeurs. Difficile alors de se laisser porter par l’histoire même si nous ne pourrions rien reprocher à sa forme : le travail esthétique, les jeux d’échelle qui confrontent les personnages principaux aux poissons, la perméabilité entre l’univers aquatique et l’univers terrestre, etc. D’ailleurs, la faune aquatique est tout de même représentée avec un naturalisme inédit et c’est ce contraste qui renforce l’aspect effrayant des monstres d’eau douce, une piste à creuser à l’avenir pour Hiromasa Yonebayashi… Comme dans Mary et la fleur de la sorcière, c’est in fine le scénario qui pèche, notamment par un manque d’originalité ou des personnages principaux trop lisses.
Life Ain’t Gonna Lose de Yoshiyuki Momose (animateur reconnu sur les films d’Isao Takahata) est bien plus réjouissant. Le postulat peut sembler minimale : un petit garçon est allergique aux œufs et risque au moindre contact avec l’aliment un choc anaphylactique. Et lorsque l’on est un petit garnement de maternelle, on ne réfléchit pas toujours avant de saisir un cookie qu’on nous tend… Le film nous montre bien la maturité que dévisager la mort a pu lui apporter, adieu la spontanéité et l’innocence du petit âge, il faut penser à chaque instant aux conséquences (mortelles) de ses actes. Et cependant, le film parvient à illustrer les moments enchantés du quotidien où il peut se sentir normal, par exemple en pratiquant le sport à l’école. C’est donc toujours un jeu de balancier qui noue l’histoire : le corps se profile à la fois en ennemi et en planche de salut. La jeune maman oublie l’ombre qui plane sur sa famille en pratiquant à haut niveau la danse. À ces instants, l’oubli de soi est magnifié par une animation débridée. On aimerait voir cet univers artistique contemporain développé dans un prochain long-métrage tant les possibilités que la scène nous laisse entrevoir sont immenses. Plus tard, le jeune garçon fuit littéralement la mort puisqu’en pleine crise, il doit retrouver sa voisine qui lui administrera une injection d’adrénaline, cette scène a de quoi rappeler les meilleurs moments du Conte de la princesse Kaguya, volatilisant les contours et les couleurs pastel de son environnement. Si ce court-métrage obtient la préférence de l’autrice de ces lignes, il ne faudrait toutefois pas qu’il éclipse le troisième et dernier volet de Modest Heroes, Invisible, réalisé par Akihiko Yamashita.
Le personnage principal n’est pas seulement invisible mais également dépourvu de gravité si bien qu’il doit porter continuellement avec lui un objet suffisamment lourd pour le retenir sur terre. On comprend très vite la portée symbolique du récit (voire sociétale ?) puisque notre homme sans visage est ignoré par son entourage, de ses collègues de bureau aux commerçants qu’il peut rencontrer ça et là. Le récit devient bouleversant quand on comprend le néant existentiel qu’il peut ressentir. Sans aucun enracinement dans le maillage de la société, il cesse d’exister. Une quelconque interaction avec autrui, un simple regard croisé pourrait lui rendre la densité qu’il lui manque. Au sujet de J’ai perdu mon corps, Jérémy Clapin déclarait « c’est un film qui parle de ce qui nous manquera toujours pour être complet ». Le constat est encore plus tranchant ici car on nous fait glisser de l’incomplétude à l’invisibilité la plus totale. Les deux films évoluent dans des environnements urbains relativement ternes et où le lien avec autrui ne se fait plus. Ce constat pourrait sembler simpliste si on ne le ressentait pas viscéralement avec l’un et l’autre. Dans Invisible, on s’identifie facilement au personnage et on ressent ses échecs au plus profond de notre être. Ce tour de force tient d’une virtuosité remarquable : nous laisser appréhender les émotions d’un homme sans visage. Par ses vêtements, on devine sa gestuelle, par le chewing-gum qu’il mâche on devine la rapidité à laquelle s’actionne sa mâchoire, le long d’une peau transparente, on aperçoit des larmes qui coulent. Il ne parle pas mais les bruitages le rapprochent de nous, son souffle, son halètement, ses cris… Nous glissons dans sa peau d’oublié. Ce film parlera donc tant aux Hikikomori qu’à tous ceux qui ont un jour ressenti isolement et solitude. En outre, après nous avoir fait côtoyer la mort et le désespoir, il se conclut par un souffle de vie absolument bouleversant (en écrivant ces lignes, l’autrice ne sait déjà plus lequel de Life Ain’t Gonna Lose et de Invisible est son préféré mais est certaine d’une chose : encore.) Encore. Nous voulons continuer le chemin avec les studios Ponoc, sans pression, sans plus les comparer avec le père fondateur et nous espérons qu’ils s’inscriront dans la continuité de ces deux dernières œuvres.