REALISATION : Takeshi Kitano
PRODUCTION : Bandai Visual Co. Ltd., Little Brother Inc., Office Kitano, Recorded Picture Company
AVEC : Takeshi Kitano, Omar Epps, Claude Maki, Masaya Kato, Susumu Terajima, Ren Osugi, Ryo Ishibashi, Royale Watkins, Lombardo Boyar, Amaury Nolasco, James Shigeta, Tetsuya Watari
SCENARIO : Takeshi Kitano, Yoshinori Oota
PHOTOGRAPHIE : Katsumi Yanagishima
MONTAGE : Takeshi Kitano
BANDE ORIGINALE : Joe Hisaishi
ORIGINE : Etats-Unis, Japon
TITRE ORIGINAL : Brother
GENRE : Drame, Policier
DATE DE SORTIE : 13 décembre 2000
DUREE : 1h54
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Pour ne pas se soumettre au clan qui a tué son boss, Yamamoto, un yakuza de Tokyo, retrouve son jeune demi-frère Ken à Los Angeles. Débarqué aux Etats-Unis sans parler un mot d’anglais et confronté à une culture qui lui est totalement étrangère, Yamamoto retrouve rapidement la vie criminelle qu’il menait au Japon. Il prend la tête du gang, supprime le fournisseur de Ken et donne une leçon à un gang chicano qui voulait quitter son territoire. Le business est florissant, le gang en pleine expansion, le yakusa et ses hommes finissent même par s’allier avec leur rival japonais pour s’agrandir. Mais après son refus de traiter avec la mafia italienne, Yamamoto devra engager une nouvelle guerre sans pitié…
Quand Takeshi Kitano pose sa caméra et ses yakusas flingueurs à Los Angeles, c’est peu dire que les anges risquent fort d’y laisser des plumes. Un cocktail whisky-saké aussi saignant que sentimental.
Takeshi Kitano l’avouait lui-même en interview : dans ce film-là, la stratégie de son personnage était équivalente à celle de Pearl Harbor. En gros, une prise de pouvoir par une prise de vitesse où la prise de risques était trop importante pour éviter le lâcher-prise le plus fatal. Une provocation de plus de la part de « Beat Takeshi » ? Pas du tout. D’une part parce que l’univers yakusa qu’il se plaisait à filmer ne dégageait strictement rien d’héroïque (chaque séquence en offrait une preuve différente), d’autre part parce que cette tentative de greffe d’une moelle nippone dans l’espace californien ne pouvait aboutir qu’à un rejet du greffon par un organisme disproportionné. Envahir l’Amérique ? C’était là un trop gros poisson pour le Takeshi’s Castle. Et lorsque le personnage joué par Kitano ouvrait le film en sortant de l’aéroport de Los Angeles, le plan, d’abord débullé, rééquilibrait soudain son cadrage avec la ligne d’horizon. Ça sentait la mise en alerte : on se plaisait à croire que le film allait injecter du décalage, mais à peine entamé, il se remettait fissa dans les rails. Dans quels rails ? Ceux du polar américain ou ceux du cinéma de Kitano ? On connait déjà la réponse si l’on se souvient que le bonhomme, clown télévisé autant qu’artiste premier degré, a toujours eu tendance à fausser les règles du jeu… Rétrospectivement, il n’y a donc aucune raison de considérer Aniki mon frère comme la supposée « pause américaine » du cinéaste alors célébré d’Hana-Bi et de L’été de Kikujiro. D’autant qu’on sait désormais que ce cocktail whisky-saké était un projet très personnel pour lui : moins un retour aux recettes sanguinolentes de son triplé d’origine (Violent Cop, Jugatsu et Sonatine) qu’une exploration approfondie du mode de fonctionnement des yakusas traditionnels, à peine esquissé dans ses précédents films, avec l’utilisation d’un contexte étranger comme révélateur. Cela dit, première interrogation, capitale celle-ci : pour un créateur autodidacte qui a toujours avoué ne pas puiser dans un quelconque bagage cinéphile pour faire ses films, que pouvait donner une telle incursion dans un territoire à ce point influencé, pour ne pas dire mythifié, par les codes du film de gangsters ? C’est là que Kitano, pas là pour plaisanter ni pour faire du tourisme, entame ce qu’il ne va jamais cesser de faire dans ce film, vis-à-vis du spectateur et de l’Amérique : prendre l’autre à revers.
Hormis une vision non-objective de la mafia locale qui lorgne ouvertement du côté des films de Martin Scorsese (une connexion qu’il revendique par ailleurs), c’est probablement à son corps défendant que l’acteur-cinéaste décline le principe de Scarface : un gangster immigré se fond dans le paysage américain, allant de l’ascension trop rapide à la chute trop attendue. Pitch a priori d’autant plus classique qu’on imagine les anges y laisser pas mal de leurs plumes quand Kitano plante sa caméra dans leur cité. La différence, c’est que le « déjà-vu » n’est pas frontal. On ne regarde jamais un film fait « à la manière de », et surtout pas en lien direct avec un thriller mélancolique signé Jim Jarmusch (Ghost Dog pour ne pas le citer) que d’aucuns n’auront pas manqué de citer pour activer le jeu des sept erreurs. Kitano reste Kitano, cinéaste chez qui le renoncement et la compromission n’existent pas, et qui s’entête dignement à faire de la fidélité aussi bien un thème – le film ne parle que de ça – qu’un principe de mise en scène. En bon entriste qui ne s’assumera jamais comme tel (la modestie lui sied si bien), il adapte la géographie des Etats-Unis à son propre exotisme, et non l’inverse. En effet, la Californie est ici circonscrite à des lieux urbains sans marqueur continental (lofts épurés, parkings déserts, ruelles sombres, lotissements fleuris), les extérieurs de Venice Beach ne sont qu’une réminiscence de la plage de Sonatine, les guns et les véhicules sont les mêmes, et pour ce qui est des gangsters du coin, on ne fait pas trop la différence avec les yakusas (mêmes costards, mêmes lunettes noires, mêmes regards impassibles…). Kitano va même jusqu’à jouer de cet effet de similarité dès la scène d’ouverture : à peine le yakusa Yamamoto (Kitano lui-même) est-il arrivé sur place qu’un flash-back japonais démarre pour évoquer les raisons de son départ pour les Etats-Unis – un exil forcé pour avoir refusé de se soumettre au clan qui a tué son chef. Comme le montage n’offre aucun signe de bascule temporelle entre passé et présent, cela suppose bien que Tokyo vaut Los Angeles. Et que d’entrée, l’intrigue répète au Japon ce qui va se produire ensuite aux Etats-Unis. Une fois le flash-back fini, on sait déjà qu’il s’agissait d’un mauvais présage et que tout va se répéter.
Ce montage alterné entre le présent ricain – où seuls les flingues se font entendre – et le passé nippon – où seules les traditions ont voix au chapitre – permet toutefois de dégager le second angle de lecture du film : une étude croisée de la sauvagerie mortifère. Kitano a beau marteler qu’Aniki mon frère n’est en rien une énième exploration du choc des cultures, son film n’en rate jamais une pour le contredire. D’abord sur la barrière de la langue, qu’il transcende avec énormément de malice, et pas seulement en tant que réalisateur qui ne perd rien de son âme en s’invitant chez l’Oncle Sam. Entre celui qui ne cause pas un mot d’anglais et ceux d’en face qui ne bitent rien à la langue de Mishima, il y a un décalage comique bien connu – celui du candide égaré en terre étrangère – dont le cinéaste tire profit autant pour créer de jouissives ironies situationnelles que pour justifier les actions les plus expéditives (on tire au lieu de causer). Il y a ensuite la place plus que conséquente que Kitano accorde aux seconds rôles, en choisissant ainsi de se placer en retrait pour mieux s’humaniser au contact des autres, en particulier le demi-frère Ken (Claude Maki, l’éboueur sourd-muet d’A scene at the sea) et le jeune truand afro-américain Denny (Omar Epps, si parfait qu’il vole très souvent la vedette à Kitano). Au contact de ce Yamamoto rebaptisé Aniki (« grand frère » en japonais), tous troquent leurs habits de truands et d’arnaqueurs de bas étage pour devenir des icônes classieux. Le chef fait de son groupe une sorte de secte déguisée : code d’honneur à respecter, punition sous forme de phalanges tranchées, échecs conduisant au hara-kiri, éradication des non-adeptes avec plus d’efficacité qu’un Destop pour déboucher les éviers, sans oublier le sacrifice de soi-même si la situation l’exige. En témoigne la démarche du fidèle Kato (Susumu Terajima, lui-même fidèle de la filmo kitaniennne) qui, pour convaincre un rival en puissance de son allégeance à Aniki, se fait sauter le caisson sous ses yeux – ce geste laisse tellement l’antagoniste sur le cul que ce dernier s’empresse d’adhérer au gang. Et quand le gang décide de s’attaquer à ce Golgotha imposant qu’est la mafia italienne, c’est le suicide assuré, le seppuku ultime. Sans doute parce qu’à la tête du gang, il y a quelqu’un qui, au fond, est venu aux Etats-Unis parce qu’il cherche un endroit pour mourir, avec des amis pour l’entourer d’abord et le suivre ensuite.
Les silhouettes d’Aniki mon frère jouent à fond la carte de l’effet de groupe, avec tout ce que cela implique de paradoxes. Longtemps avant son monumental Outrage, Kitano offrait ici le premier stade de sa démythification du milieu yakusa, ici décrit comme les deux faces d’une même pièce. D’un côté la candeur et l’ironie de grands enfants qui aiment à tuer le temps au lieu de tuer les autres, notamment en jouant au mah-jong ou au basket. De l’autre l’immaturité de grands abrutis prêts à s’étriper pour des histoires de bienséance ou de ballon non distribué. L’équilibre recherché vient très clairement du tandem formé par Aniki et Denny : malgré la brutalité de leur première rencontre (le premier gratifie le second d’un tesson de bouteille en pleine poire !) et même si leur goût commun du jeu reste lié à celui de la triche (aucun des deux n’est dupe de cela), le respect mutuel de ces brothers in arms fait naître une discrète mais puissante amitié au sein d’un vrai espace de jeu, loin de toute considération ethnique ou culturelle. L’union des minorités qui caractérise le gang d’Aniki est d’ailleurs ce qui crée la rupture avec le fonctionnement de la pègre locale : leur quartier général n’est ni une villa de luxe ni un building trumpiste, mais juste un simple loft au mobilier fonctionnel (bureau, table, canapés) où la contre-culture s’invente en quelque sorte un nouveau territoire, récréatif au premier plan, utopique à l’arrière-plan. Face à ce camp retranché de grands enfants qui aiment jouer les durs, que sont les mafieux italiens, sinon des hommes d’affaires empotés, racistes et suffisants, pour qui la réalité consiste moins à jouer qu’à demeurer ? Pour Aniki et ses fidèles, la partie est perdue d’avance. Tout désir d’utopie est voué à se manger violemment le mur. Scène après scène, de fusillade en hécatombe, les tueurs et les cibles ne cessent d’échanger leurs rôles, un peu à la manière d’une partie de poker où le bluff expéditif distinguerait le flingueur du flingué.
Pourrait-on, dès lors, se sentir en terrain trop familier, surtout en étant plus accoutumé que jamais aux fusillades à la sauce Kitano ? Non, parce que le cinéaste s’intéresse à filmer la mort à l’horizon et/ou en action, et que son envie de répéter un pur cycle morbide (fuir un grand frère protecteur pour le devenir soi-même, fuir la mort pour mieux la rencontrer ailleurs) génère fascination et mystère. Des visions se dessinent alors, tantôt effroyables tantôt poétiques. D’un côté, la surenchère sanglante et la déraison criminelle font exploser le taux de violence graphique – c’est fou ce qu’on peut faire avec des baguettes chinoises ! De l’autre, cela peut se traduire par des images abstraites, allant du traitement pictural des geysers de sang sur les murs (on dirait que Jackson Pollock a craché de la peinture vermillon sur des zones ciblées du décor !) à des cadavres de gangsters qui forment un idéogramme japonais signifiant « la mort ». De facto, avec cette façon très particulière de filmer la frénésie et la poésie (et surtout de les faire rimer en capturant leur point de convergence), le style de Kitano élève le genre à une hauteur peu commune. Là se mesure aussi l’apport du cadre américain : tout comme le schéma interne du milieu yakusa se révèle très clairement au contact d’un territoire extérieur au Japon, le style de Kitano trouve un impact plus frontal en se frottant à celui d’un cinéma hollywoodien de plus en plus gagné par les clichés et les conventions. Peu importe que l’obtention du final cut ait pu le contraindre à compresser son montage d’origine avec une heure de moins, les légers sacrifices narratifs qui se font ressentir ici et là n’étant en rien gênants – la sécheresse et la simplicité font toujours bon ménage chez lui.
L’important pour Kitano sur un film pareil, quoi qu’il arrive, c’était de ne surtout pas rater sa sortie. Là encore, il prend à revers nos attentes via une relecture osée du western. A première vue, encore un terrain familier : un fugitif traqué, un chef ennemi en guise de prisonnier, un saloon paumé en plein désert, un assaut qui s’annonce inévitable, la mort au bout du chemin. Retour à la case Rio Bravo ? Tout faux. Le saloon se révèle être un motel tenu par un vieux Japonais philosophe (« Vous les Japonais, vous êtes si impénétrables », lance-t-il à Aniki). Le désert fait se dégager un arrière-plan nuageux et montagneux qui évoque le mont Fuji. La libération du mafieux captif le laisse errant sur les routes désertiques comme un rōnin en quête de ses repères traditionnels. Et bien sûr, les hors-la-loi du coin débarquent dans d’épaisses voitures noires pour réimposer les codes ancestraux de ce décor mythologique. Comme si le trajet totalement kamikaze d’Aniki ne pouvait s’achever que dans un Far West brièvement redessiné en Far East, dans un coin d’Amérique peint de façon irréelle aux couleurs du Japon. Aniki finira comme la porte du motel – c’est-à-dire criblé de balles – qu’il passera pour faire face à l’ennemi, ce qui constitue une trahison maline de l’héritage fordien (la porte n’est pas ouverte mais fermée). Et là, modeste et digne jusqu’au bout, Kitano ose pour la première fois ne pas finir le film sur le sacrifice de son propre corps. Au traditionnel mouvement de caméra ascendant qui remonte du cadavre vers un plan large sur l’horizontalité des grands espaces de l’Ouest, le cinéaste troque l’envoi anticipé du générique de fin contre une ultime tricherie, sa plus belle : un happy end offert à celui qui, bien qu’autrefois floué par des paris truqués, avait bien saisi que tout ceci n’était qu’un jeu et que l’honneur suprême était corollaire de la fidélité envers l’Autre. En digne farceur, Kitano nous a battus parce que son jeu était pipé, et sa stratégie à la Pearl Harbor n’était qu’une farce de plus. Du Japon à l’Amérique, tout l’esprit d’Aniki mon frère est ainsi magistralement résumé : un jeu vaut plus qu’une victoire, une rencontre suffit à effacer tout désir de conquête. Arigato gozaimasu, brother.