REALISATION : Fabrice Du Welz
PRODUCTION : One Eyed, Panique, Radar Films, Savage Film, Versus Production
AVEC : Laurent Lucas, Lola Dueñas, Helena Noguerra, Stéphane Bissot, Edith Le Merdy, Anne-Marie Loop
SCENARIO : Fabrice Du Welz, Vincent Tavier
PHOTOGRAPHIE : Manuel Dacosse
MONTAGE : Anne-Laure Guégan
BANDE ORIGINALE : Vincent Cahay
ORIGINE : Belgique, France
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 26 novembre 2014
DUREE : 1h30
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Manipulée par un mari amoureux et jaloux, Gloria s’est enfuie pour refaire sa vie avec sa fille. Elle rencontre un jour Michel, un petit escroc bas de gamme, via un site de rencontre, et en tombe éperdument amoureuse. Prête à tout pour sauvegarder cet amour, elle décide alors de le suivre partout et de l’aider dans ses petites arnaques à la « veuve ». Rien ne laisse alors présager la passion destructrice et meurtrière qui naîtra de leur amour fou…
Il était grand temps que Fabrice Du Welz revienne à ses fondamentaux. Le tournage infernal de la casserole Colt 45 lui ayant visiblement fait passer l’envie de retenter l’expérience du « film de commande », le prodige belge s’est donc vite réorienté vers un projet plus personnel, en tout cas sur lequel sa patine expérimentale trouverait chaussure à son pied. Contre toute attente, au lieu de creuser davantage la tonalité sensorielle et introspective du sublime Vinyan, Du Welz revient plutôt à la case Calvaire à travers une nouvelle histoire d’amour improbable, pour le coup inspirée d’un fait divers américain : Martha Beck et Raymond Fernandez, respectivement jeune infirmière et escroc gigolo, se sont livrés de 1947 à 1949 à une série de meurtres sauvages sur des femmes seules, que le second se devait de séduire pour mieux les dépouiller ensuite. Ce couple terrifiant, qui aura d’ailleurs fini sur la chaise électrique après son procès, aura donné naissance à l’un des films américains les plus cultes des années 70 : Les tueurs de la lune de miel, seule et unique réalisation du compositeur Leonard Kastle. En dépit de quelques rides, trois éléments ont permis à ce film de traverser les décennies sans trop de dégâts : une mise en scène sèche et riche en ruptures de ton, des victimes à chaque fois inscrites dans le contexte puritain le plus stupide de l’Oncle Sam, et surtout, une actrice stupéfiante (Shirley Stoker) pour incarner cette meurtrière affamée d’amour. Que pouvait apporter Du Welz sur un canevas pareil ? Assurément quelque chose de différent, y compris sur la façon de manipuler les ruptures de ton et de vriller nos attentes. Alléluia, c’est le cas de le dire…
En suivant une narration découpée en plusieurs actes (le premier centré sur l’héroïne, les autres à chaque fois sur une victime du couple), le scénario reprend les éléments du film original : un escroc lâche et bouffon (Laurent Lucas), une femme obsessionnelle et vénéneuse (Lola Dueñas), un contexte social encore plus grisâtre que chez Iñarritu, et surtout des victimes qui suintent le pathétique à tous les niveaux (vieille peau bavarde et lourdingue, religieuse gloutonne qui succombe au plaisir de la chair, mère au foyer délaissée, etc…). On a beau se sentir en terrain connu à force de garder le film de Kastle en tête, tout semble se dérober sous nos pieds dans Alléluia. Parce que Du Welz, soucieux de renforcer le caractère improbable et barré de cette love-story criminelle, fonce tête baissée dans la bouffonnerie lorsque l’horreur semble de rigueur. C’est que le film, pour le coup à des années-lumière d’une narration sécurisante où une action entraînerait une réaction toute en fluidité, prend un plaisir plus que malsain à vriller sa propre logique, parfois dans un geste provocateur purement gratuit. Ce n’était pas le cas de Calvaire, qui, loin d’un film de petit malin visant l’épate choc, mettait surtout le mélange des genres au service d’un propos dérangeant et quasi nihiliste sur l’irrépressible besoin d’amour, qui plus est dans un contexte où se déchaînaient les pulsions les plus obscures.
Dans le cas d’Alléluia, c’est à peine si l’on ne sent pas chez le cinéaste le désir de friser la gratuité, de partir en vrille un peu à la manière de ses deux héros (en même temps, ce ne serait alors que pure logique), quitte à faire passer son final abrupt pour un choix artistique assumé. Mais on finit par admettre que Du Welz cherche surtout à jouer avec nous, qu’il jubile à nous déstabiliser. Du coup, son goût pour le grotesque donne au film l’allure d’un curieux trip où toute pièce ajoutée finit par prendre sens, qu’il s’agisse d’une chanson romantique de Gloria avant un bon gros découpage de cadavre à la scie (fou rire assuré avec un sale goût au fond de la gorge !), de quelques incongrues invocations chamaniques de Michel pour illuminer la destinée du couple (« J’invoque la présence des élémentaux… »), de parenthèses barrées où le couple entérine sa fusion dévorante (danse vaudou au coin du feu, mariage improvisé dans une grange, etc…) ou d’une idée gonflée qui intègre la bouffonnerie de l’intrigue sur le terrain cinéphile (African Queen y est cité, avec son Bogart qui hurle de rire et imite un hippopotame).
On se retrouve alors devant un film littéralement monstrueux, alternance instable de scènes extrêmes et de lenteurs pesantes, où tout jugement moral est banni, où le viscéral est trituré jusqu’à l’os, où la folie irrépressible est corollaire de la passion amoureuse, où le gore décalé se mixe au sexe le plus dégénéré, où le second degré le plus incongru électrise les pires horreurs par le biais du rire. De ce point de vue-là, on peut se réjouir de retrouver Laurent Lucas, acteur fétiche du cinéaste, dans la peau d’un nouveau personnage lâche et bouffon sur les bords : une fois de plus, l’acteur jouit d’une palette d’émotions infinie (drôlerie, ambiguïté, effroi, tendresse, sadisme…) sans chercher à placer son personnage sur des rails sécurisants, celui-ci restant à la fois opaque et détraqué jusqu’au bout. Mais peut-être pas autant que celui de Gloria, transformée en ogresse terrifiante par le jeu hallucinant d’une Lola Dueñas qui déchire pour de bon son image d’égérie almodovarienne. On n’est pas prêt d’oublier un tel personnage, tragique parce que dévasté par son quotidien morne (voir le regard qu’elle lance face caméra dans la scène d’ouverture), effrayant parce que dévoré par une pulsion amoureuse au-delà de la raison (elle va jusqu’à abandonner sa fille bien-aimée pour suivre son amant), sidérant parce que défini par une hypertrophie hélas imparable de ses sentiments, lesquels sont plus forts que tout lorsque l’amour rentre en jeu.
Surréaliste mais pas tout à fait, Alléluia n’illustre rien d’autre que ça : un amour fou qui va jusqu’au bout de sa logique cannibale, débutant sur une enseigne bleutée (« Faith ») pour s’achever sur une autre rougeâtre (« Lux »). Et pour que sa mise en scène épouse le mieux possible ce sentiment de dérive, Du Welz remet son style graphique à contribution : son image granuleuse s’étoffe ainsi de contrastes plus léchés (superbe effet de filtre rouge lorsque la passion s’empare de Gloria), son format Scope aide à isoler une multitude de détails corporels (surtout les regards, profonds et ténébreux) et les choix photographiques de Manuel Dacosse (déjà chef opérateur sur L’étrange couleur des larmes de ton corps) font dériver le réalisme sec du terroir belge vers l’onirisme le plus malsain. De quoi plonger une fois de plus dans une proposition de cinéma hors du commun, qui malmènera son audience autant qu’elle risque de lui faire franchir les limites de la folie. Un film tordu jusqu’au bout, oui…