REALISATION : Jia Zhang-ke
PRODUCTION : Office Kitano, Xstream Pictures
AVEC : Wu Jiang, Zhao Tao, Wang Baoqiang…
SCENARIO : Jia Zhang-ke
PHOTOGRAPHIE : Yu Iikwai
MONTAGE : Matthieu Laclau, Lin Xudong
BANDE ORIGINALE : Lim Giong
ORIGINE : Chine
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 11 décembre 2013
DUREE : 2h10
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Quatre personnages dans quatre provinces différentes : Dahai, mineur exaspéré par la corruption des dirigeants de son village, décide de passer à l’action. San’er, un travailleur migrant, découvre les infinies possibilités offertes par son arme à feu. Xiaoyu, hôtesse d’accueil dans un sauna, est poussée à bout par le harcèlement d’un riche client. Xiaohui passe d’un travail à un autre dans des conditions de plus en plus dégradantes.
Ce n’est un secret pour personne : l’évolution de la Chine se fait à un rythme effréné. L’expansion d’Internet et l’arrivée des réseaux sociaux dans un pays segmenté s’il en est donnent à d’innombrables faits divers violents une audience sans précédent, agrègent les désespoirs locaux en un grand malaise national. Jia Zhang-ke, qui a pour habitude de planter sa caméra dans un lieu unique pour en observer toutes les dynamiques, franchit un cap décisif en livrant une peinture frappante de son pays « entier », enchaînant une histoire située dans sa province d’origine, le Shanxi (Nord-Est), avec une autre à Chongqing (Sud-Ouest), puis une autre en Chine centrale et enfin une dernière dans la zone économique spéciale du Sud-Est. L’ambition est totalisante : chacune des quatre histoires qu’il choisit de raconter, inspirée d’un de ces faits divers récents, est liée aux autres comme par un lien secret qui dépasse les distances énormes séparant les différents lieux. Le désespoir et la violence circulent, comme par contamination, dans cette oeuvre impressionnante où le cinéma contemplatif de Jia se réinvente, stylisé et virulent comme il ne l’a jamais été.
Le trait y est d’une précision tranchante : il suffit au cinéaste de suivre quatre anonymes pour peindre à travers leurs déboires tout un ordonnancement social, des grands pontes de l’industrie aux exécutants, en passant par ces petits chefs et ces notables corrompus, intermédiaires à priori insignifiants mais instruments indispensables de l’imposition d’un modèle unique et tout-puissant. Ce sont souvent ces mêmes « petits puissants » locaux d’aujourd’hui qui occupaient les postes-clé de la représentation du Parti sous une ère Mao. Jia en filme une fois de plus les restes au gigantisme triste (ce grand pont inachevé), au fétichisme ridicule (ces prostituées vêtues de déclinaisons coquines d’uniformes du régime) ou à la solennité d’un autre temps. Ainsi de cette statue du dictateur sur laquelle des ouvriers exploités viennent s’affaler, comme sur un vieux rêve – eux qui en sont carrément privés désormais.
Ces quelques exemples suffisent à donner un aperçu de ce qui se poursuit pour le cinéma de Jia Zhang-ke dans A Touch of Sin – un goût pour les images frappantes – et de ce qui s’y dessine de nouveau : une tendance à l’exagération des compositions, voire un goût pour le cartoonesque. Le cinéaste fait une nouvelle fois montre de son inspiration visuelle par le choix de décors naturels qu’il déniche au terme de longues recherches. Lorsque les décors sont plus banals, c’est une explosion ou un feu d’artifice qui vient assurer le spectacle visuel. La porte ancienne de la première histoire semble placer l’oeuvre sous le signe du récit allégorique et rappelle le Rashômon de Kurosawa (1950), autre récit segmenté. Les barres d’immeubles de la dernière histoire suffiront, elles, à figurer la dimension froide, inhumaine du progrès économique du pays.
On retrouve ainsi ce goût de Jia Zhang-ke pour ces images qui expriment à elles seules une idée, sans besoin ni de mots ni de symbolique détournée pour en relayer le sens. Comme dans 24 City (2010), il lui suffit par exemple de filmer une rutilante voiture de luxe traversant une zone industrielle (presque) en friche pour envoyer en pleine face du spectateur l’inégalité scandaleuse vers laquelle a glissé une Chine aux prétentions jadis égalitaires. La nouveauté, dans A Touch of Sin, c’est que la manière dont l’idée est portée par l’image ou par la situation est si directe qu’elle en devient comme décalée : « Je vais te tuer avec mon argent ! » crie un notable en frappant l’hôtesse d’accueil d’un centre de massage avec une liasse de billets. On voudrait presque rire, et pourtant on garde en tête que le fait divers est authentique, qu’il a secoué la Chine entière. C’est le fond de la démarche de Jia : exagérer un peu la folie de la société chinoise moderne pour mieux inscrire son scandale dans les consciences.
Cette exagération permet aussi à l’artiste de rendre son cinéma enfin ludique. Ses différents segments sont autant d’occasions qu’il saisit de rendre hommage à des genres phares du cinéma chinois ou international. Le prologue a des airs de western, le deuxième récit comporte une scène de beuverie-bagarre évoquant les films de kung-fu (le prochain film de Jia Zhang-ke en sera d’ailleurs un) puis une exécution digne d’un thriller hong-kongais et l’hôtesse d’accueil transforme sans crier gare le troisième segment en hommage sanglant au wu xia pian (le titre international A Touch of Sin renvoyant d’ailleurs à A Touch of Zen, classique du film de sabre signé King Hu, 1969). En citant deux films de genre hong-kongais, Exilé de Johnnie To (2007) dans le bus reliant les récits 2 et 3 puis Green Snake de Tsui Hark (1993) dans la salle de repos du salon de massage (récit 3), Jia renforce l’impression dérangeante que cette violence excessive propre au cinéma déborde sur le réel qu’il a pour habitude de retranscrire fidèlement.
Réalité et cinéma sont sans dessus dessous : décidément, ce pays perd la tête. Peut-être régresse-t-il, sous ce grand progrès qu’il met en avant et qui profite pourtant à la santé des chiffres plus qu’à celle des hommes. C’est ce que semble suggérer Jia en donnant autant de place au règne animal dans son film et en en rapprochant dangereusement les humains qu’il filme. Les coups de feu, de pelle, de poignard, de poing sont assénés avec une violence sèche, arrivent souvent sans crier gare et d’une manière anarchique qui donne l’impression terrassante que plus aucune loi ne vient les condamner (et que dire de ce travelling descendant qui suit l’acte qui clôt le 4e récit ?). Le cinéaste, lui, refuse de détourner le regard, témoin acharné des dérèglements de son pays, dont son récit suggèrerait même une aggravation.
En effet, le choix de l’ordre des histoires ne nous mène-t-il pas des vieux vers les jeunes et en même temps de la résistance à la résignation ? Lorsque l’horizon est bouché, le mineur, personnage le plus politisé, ne voit aucune alternative au passage à l’acte le plus direct. Les autres tenteront d’abord de fuir vers la ville d’après (pour le travailleur migrant), chez une diseuse de bonne aventure de pacotille (l’hôtesse d’accueil) ou possiblement dans la déréalisation offerte par Internet (l’adolescent). Leurs actes violents à eux seront, d’une certaine manière, nettement moins « efficaces », plus vains, plus désordonnés et/ou plus désespérés. Si Jia rend son cinéma plus séduisant par la force intrinsèque des images et le recours aux genres, s’il n’exclue pas un peu de tendresse (l’épouse aimante du travailleur migrant, l’amour naissant entre les deux adolescents) voire d’espoir (la miséricorde de l’ouvrier blessé envers l’adolescent), il refuse de faire glisser le pamphlet vers la fable, rejette toute ouverture lumineuse en guise de conclusion.
Car il ne suffit pas que le cinéma additionne ces actes isolés pour qu’ils fassent nombre et gagnent en pouvoir de déstabilisation nationale. En creux de ces quatre récits qui sont aussi quatre illustrations d’une solitude contemporaine insupportable, Jia Zhang-ke dit aussi l’importance un peu perdue du nombre, du collectif, de la société civile comme juge de son propre destin. Dans l’épilogue, l’hôtesse d’accueil, ayant migré dans le Sud-Est, se trouve face à un spectacle de théâtre traditionnel qui la renvoie à sa culpabilité. Mais doit-elle vraiment se sentir coupable pour ce qu’elle a fait ? Le dernier plan, sur les visages des autres spectateurs présents, semble dire qu’il leur revient à eux – par extension à la société civile – d’en juger et, le cas échéant, de s’insurger comme le système qui autorise l’argent comme arme offensive et pas le poignard comme arme défensive.
Il ne saurait y avoir d’autre fin à A Touch of Sin que ces points de suspension, que cette hébétude de personnages comme sonnés par un changement sociétal trop violent. Car une telle non-conclusion indique que la suite reste à écrire hors du film et qu’elle dépend des nationaux qui viennent de le visionner. Il y avait bien urgence à ce que le cinéaste plaise davantage par la forme afin de frapper plus fort et plus efficacement par le fond. Si le film sera vraisemblablement privé de sortie en salles dans son pays (le gouvernement a interdit depuis l’automne 2013 aux médias de mentionner son titre), le marché du film piraté devrait permettre sa circulation, comme pour les premiers films interdits de Jia Zhang-ke. C’est urgent et essentiel : on tient là le plus grand film politique jamais produit en Chine.
3 Comments
Et quand le commentaire politique ne passe que par la mise en scène, on est encore plus content !!! Parfaite utilisation de la Steadicam : la caméra mobile permet au danger de passer de l’hors champ dans le cadre avec la froideur du danger réel. Grand film.
Article super intéressant, j’aurais du le lire avant de voir le film, tu m’as fait changer d’avis!