Un tel dispositif a de lourdes implications, qui peuvent être résumées à des enjeux de mise à distance et d’expressivité. Tandis que les filmés de l’époque – esclaves du régime forcément souriants lorsqu’un responsable du parti braque une caméra sur eux en attendant qu’ils fassent bonne figure – n’ont que des « masques » aux rictus inquiétants et que les détails faciaux des figurines sont forcément limités, l’expressivité ne peut être que purement cinématographique. Elle passe par les mouvements de caméra sur ces installations artificielles (particulièrement par ces travellings-états-des-lieux qui mesurent l’étendue des dégâts), par le montage des scènes de figurines avec les archives, qui construit une sorte de récit ultra-personnel, et ramène toujours le politique vers l’intime. Jamais les archives ne désavouent les passages purement fabriqués par Panh. Au contraire, elles permettent à intervalles soigneusement mesurés de rappeler pleinement le caractère avéré de ce qui est raconté de personnel par le cinéaste. Face à la propagande, la vérité est refabriquée avec un peu de terre modelée et de peinture.
Le choix de personnages-figurines offre surtout à Rithy Panh une latitude dans la création et l’expressivité qu’un tournage avec des acteurs de chair et d’os aurait assurément limitée. Une impression de grandiloquence ou d’artificialité poseuse aurait par exemple plombé un passage d’une grande violence poétique tel que celui où des vaches s’attroupent – comme abasourdies – autour d’un garçon qui boit dans leur eau boueuse tant il a soif. A l’opposé, le dispositif autorise aussi la fantaisie comme remède à la barbarie : l’envol exalté de l’âme d’un frère défunt offre une parenthèse lyrique bienvenue, une bouffée d’air salvatrice, pour mieux replonger dans l’enfer après. La fixité des « tableaux », enfin, appuie tranquillement la force tragique de l’état des choses que ceux-ci peignent, exprime une douleur qui pétrifie les êtres.
Mine de rien, c’est en se passant presque de chair à l’écran que Rithy Panh peut correctement appréhender la période du régime Khmer rouge dans toute l’ampleur de sa catastrophe humaine, tandis que ses précédents opus s’axaient sur certains aspects précis. Le plus touchant est que l’Histoire soit retracée au travers d’un long récit familial où le cinéaste livre un témoignage bouleversant sur l’écroulement ou la droiture de ses parents dans l’adversité, sur une insupportable hécatombe familiale, sur la profondeur des empreintes que la vie laisse sur l’âme d’un enfant. Cette entrée autobiographique dans l’Histoire permet à Panh de se positionner par rapport à ce qu’il montre et de revenir sur l’importance presque exclusive de la tragédie Khmère rouge dans son oeuvre cinématographique. Cet artiste si humble redit la nécessité du partage de celui qui a vu, survécu et acquis la capacité de formuler.