« J’ai voulu réaliser une antithèse de Festen : un film sur l’amour, le pardon, le vivre ensemble »*, déclare Thomas Vinterberg. Quand bien même c’est son intention revendiquée, c’est à se demander si le réalisateur danois révélé avec grand fracas par le film choc de 1998 qu’il évoque est capable de tourner la page de la dureté, de cesser de malmener violemment son public. Disons-le d’emblée, on était bien plus touché par les révélations et coups de théâtre en cascade de sa réunion de famille suffocante et filmée sauvagement que par ses deux derniers films. Sorti en France un mois avant Biutiful d’Alejandro Gonzalez Iñarritu auquel nous faisions le même procès sur ce site, Submarino (2010) racontait l’histoire de deux tout jeunes frères qui, 1) vivent tant bien que mal avec une mère alcoolique et violente qui les délaisse, 2) découvrent le cadavre de leur petit frère nouveau-né le lendemain d’une soirée où ils ont bu et fumé alors qu’ils devaient le surveiller, 3) poussent de travers tous les deux, se retrouvant trente ans plus tard taulard misanthrope pour l’un, toxicomane-dont-la-femme-est-morte-d’une-overdose-et-qui-tente-de-conserver-la-garde-de-son-fils pour l’autre. A force d’être violemment enfoncé, le clou du déterminisme social était tout tordu. Et le film, à peine sauvé par deux magnifiques acteurs et un étrange mysticisme scandinave, restait tout de même repoussant, autant par la surcharge du fond que par la joliesse de ses images qui, dans son rôle revendiqué de balancier, paraissait franchement vulgaire. Figurant parmi ces aberrations de la Compétition Officielle du dernier Festival de Cannes, La Chasse est malheureusement du même acabit…
Très tôt (alors qu’il dure près de 2h, imaginez !), le film révèle beaucoup de ce qu’il voudrait maladroitement maintenir secret. Il suffit en fait d’aller le voir en sachant vaguement de quoi il s’agira – de l’acharnement d’une communauté sur un homme accusé à tort d’un crime – pour être à même de déceler, dès les premières séquences, les éléments que le réalisateur-scénariste dispose à dessein comme des rouages à venir mettre en marche un peu plus tard. L’ouverture se fait sur un bain hivernal entre amis passablement éméchés ? Voilà pour l’image de la franche camaraderie, un peu grasse, un peu « nordique », qui sera mise à l’épreuve deux heures durant. Il se trouve que les amis sont chasseurs ? Parfait : il va pouvoir y avoir, au moins potentiellement, du règlement de compte au fusil (et par la même occasion un double sens du titre à la subtilité pachydermique). Notons que pour un spectateur absolument pas renseigné sur ce qu’il s’apprête à voir, ces bases scénaristiques s’avèreront peut-être d’une belle puissance dès lors qu’elles seront exploitées par le cinéaste. Toujours est-il que pour les autres, le cadre de l’intrigue paraît d’emblée d’une extrême rigidité : tout est là, ne reste plus qu’à introduire l’élément pervers qui lancera la trop longue dégringolade de la figure centrale. On aura même la prétention de dire qu’une réplique, suffisamment étonnante pour être relevée en début de métrage parce qu’elle donne déjà au spectateur une clé non négligeable (on apprend que le meilleur ami de Lucas, le futur bouc émissaire, est à même de déceler le mensonge dans son regard), aura suscité notre attente presque tout au long du métrage, jusqu’à ce qu’elle soit enfin mobilisée par Vinterberg comme pivot de l’intrigue.
On ne cachera pas une forme de mépris que nous inspire ici le cinéaste, pour la simple et bonne raison que lui-même ne semble pas considérer beaucoup ses propres marionnettes. « Le personnage de Mads Mikkelsen devait être innocent, civilisé, transpirer le bien et trouver la vérité dans le regard des autres »*, déclare-t-il, confirmant ce que l’on percevait déjà sans mal : en sur-définissant son personnage comme une figure immaculée, Vinterberg se fait moins émouvant qu’agaçant. On se tord les mains de voir l’imposant Lucas – l’esprit prétendument occupé par la reconstruction de sa relation avec son fils alors que tout le village veut sa peau, normal – laisser enfler la rumeur sur son compte et tendre des perches à ses accusateurs en leur répondant mollement ou en ne cherchant pas la discussion explicative jusqu’au bout. Tout juste aura-t-on le droit à un bon coup de boule en réponse à un passage à tabac insoutenable. Parce que, vous comprenez, « il faut savoir donner au public sa part de satisfaction »* dixit sans vergogne Vinterberg ! Les ficelles sont tellement grosses que l’on est trop souvent maintenu « hors du film ». Si l’interprétation de Mads Mikkelsen, récompensée d’un Prix au Festival de Cannes, est effectivement impeccable et donc l’émotion de certaines séquences indéniable, c’est la structure globale du film, aux armatures trop apparentes, qui dérange profondément. La question récurrente que l’on se pose en contient deux à elle seule : va-t-il oser? va-t-il oser réagir (Lucas)? va-t-il oser nous infliger la non-réaction de Lucas (Vinterberg) ? Autant que par la complaisance avec laquelle il enfonce son personnage, reléguant grosso modo « l’amour, le pardon, le vivre ensemble »* à une grosse ellipse, Vinterberg déçoit par la lourdeur de la symbolique à laquelle il recourt çà et là. L’église comme lieu de la Révélation, Dieu comme juge ultime, etc. : on a envie de dire que ça aussi, c’était attendu.
Demeurent, tout de même, des éléments qui l’étaient moins, sachant que le film sentait le ratage à plein nez dès ses premières minutes. Entre les plages lourdes où les gonds de la structure scénaristique grincent de manière assourdissante tant ils manquent d’huile, le cinéaste offre un peu de ce qu’il promettait sur le papier : du trouble. On aime particulièrement ces moments en suspens où un personnage en toise un autre avant de parler ou d’agir, semblant mesurer les conséquences potentiellement dévastatrices de ce qu’il s’apprête à dire ou à faire. C’est notamment le cas dans cette scène clé (elle trouvera un bel écho vers la fin du film) où le faux coupable va chercher la compréhension de son meilleur ami dans l’espoir que celui-ci ne se soit pas transformé en un bourreau de plus :
Retarder l’explosion : face à face entre Mads Mikkelsen et Thomas Bo Larsen
C’est aussi cette scène-clé où la petite fille, après avoir débité son accusation avec une froideur et un aplomb terribles qui rivalisent avec ceux des enfants du Ruban blanc d’Haneke (2009), tente de réparer le mal qu’elle a causé en parlant à sa mère qui l’écoute mais ne l’entend pas. A un stade peu avancé du métrage, tout pourrait alors rentrer dans l’ordre. Et pourtant, le flou est déjà trop grand, le fantasme déjà alimenté dans le réel par des faits observables : plus Lucas subit l’assaut injustifié des autres, plus il va mal physiquement, plus il a l’air d’un détraqué et épouse ainsi malgré lui l’idée fausse qu’on se fait de lui. De même, plus la petite Klara (incroyable Annika Wedderkopp) tente de corriger son erreur, plus ses interlocuteurs adultes voient dans ses tentatives de rétablissement de la vérité un refoulement de l’acte sordide fantasmé par tous. C’est finalement lorsqu’il est le moins démonstratif que Vinterberg remue le plus durement : parvenant à filmer la pensée comme un virus à la propagation incontrôlable et à l’élimination presque impossible (la toute fin, bien réussie), il parvient à capter un trait de nos sociétés occidentales contemporaines, une sorte d’alarme constante dont des films récents comme Bug de William Friedkin (2007) ou Take Shelter de Jeff Nichols (2012) ont su, au-delà de leur dimension psychologique, se faire de bien meilleurs échos…
Opacité de l’enfance : comme Le Ruban blanc d’Haneke ou le récent Présumé coupable, La Chasse s’empare du sujet sensible de la sacralisation de la parole des enfants
* Les propos de Thomas Vinterberg sont tirés de son intervention face au public de l’UGC Ciné Cité Confluence de Lyon, à la suite d’une avant-première du film le 24 octobre 2012.
Réalisation : Thomas Vinterberg
Scénario : Thomas Vinterberg et Tobias Lindholm
Production : Sisse Graum Jorgensen, Morten Kaufmann et Thomas Vinterberg
Bande originale : Nikolaj Egelund
Photographie : Charlotte Bruus Christensen
Montage : Anne Østerud
Origine : Danemark
Titre original : Jagten
Date de sortie : 14 novembre 2012
NOTE : 2/6