Alps

REALISATION : Yorgos Lanthimos
PRODUCTION : Haos Films, Nova, Cactus three
AVEC : Aggeliki Papoulia, Ariane Labed, Aris Servetalis
SCENARIO : Efthimis Filippou, Yorgos Lanthimos
PHOTOGRAPHIE : Christos Voudouris
MONTAGE : Yorgos Mavropsaridis
TITRE ORIGINAL : Alpeis
ORIGINE : Grèce
GENRE : Drame
ANNEE DE SORTIE : 27 mars 2013
DUREE : 1h33
BANDE-ANNONCE

Synopsis : ALPS est le nom d’une société secrète qui propose d’étranges services au moment du décès d’un proche. Est-ce qu’il s’agit de tromper la mort ou la vie ? Qu’importe, avant tout, il s’agit d’obéir à Mont Blanc. Et pour Mont Blanc, il faut respecter les règles, toutes les règles…

>>> Lire notre dossier consacré au « nouveau cinéma grec »

On espère que, comme nous, vous avez eu la chance de découvrir en 2009 Canine, un film étrange et percutant comme on en voit rarement. C’était le deuxième long-métrage du Grec Yorgos Lanthimos mais le premier à sortir en France, aidé par un Prix Un Certain Regard remporté au Festival de Cannes la même année. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le succès de cet opus en festivals et (toutes proportions gardées) dans les salles n’a pas coupé court aux difficultés financières de son réalisateur. Lanthimos explique qu’il ne pouvait se permettre d’attendre des retombées financières suffisantes de son précédent film pour se lancer dans un nouveau projet. « Je ne voyais pas tellement un producteur – grec à fortiori – venir me voir pour me dire qu’il avait aimé Canine et me proposer deux millions d’euros pour me lancer confortablement dans un nouveau tournage », lâche-t-il avec une ironie amère au public lors de l’ouverture du festival « Nouveau cinéma grec », organisé à Berlin. C’est donc avec seulement 90 000€ de budget et grâce à de nombreux emprunts à des amis (jusqu’à des éléments des décors et des costumes !) ou encore l’accord des comédiens de n’être payés qu’en cas de recettes suffisantes que Lanthimos s’est lancé dans un nouveau projet, co-écrit avec Efthimis Filippou, Alps. On comprend, pour ce cinéma sans cesse menacé par la précarité, l’importance des festivals internationaux et de la visibilité (même toute relative, dans le cas d’un Osella du meilleur scénario remporté à la Mostra de Venise en 2011) que peut offrir un prix. C’est donc paradoxalement avec encore moins de moyens que pour Canine que ce nouvel opus a été produit – la faute, naturellement, aux difficultés qui ont frappé entre-temps la Grèce avec la violence que l’on connaît. Mais la crise, qui détermine déjà des conditions de travail qui impactent sur le film en lui-même – renforçant peut-être sa rudesse, Lanthimos se refuse à en faire son sujet. Il préfère approfondir ses réflexions sur les rapports humains complexes et violents, sur la frontière mince entre authenticité et simulacre, comportement « naturel » et attitudes « construites »…

Fixer les règles d’emblée, placer les personnages dans des conditions rigidement définies, faire monter la température et observer les réactions, comme un chercheur (un anthropologue ?) : Alps met en œuvre une démarche similaire à celle de Canine. A ceci près que le microcosme du nouvel opus est moins délimité que celui de son prédécesseur. Tandis que les parents de Canine maintenaient leurs trois enfants enfermés dans leur grande villa afin de les « préserver du monde » (par conséquent, on ne quittait presque jamais leur domicile en l’espace de 1h30), l’univers bien particulier d’Alps a au moins un point d’ancrage dans une certaine « normalité » : le personnage sur lequel on finit par se focaliser, Monte Rosa, est infirmière. On la suit ainsi dans ses allers et retours entre un environnement ouvert et un autre nettement plus verrouillé, celui du groupe « Alpes », auquel on reviendra. Ce qui frappe d’emblée, c’est que davantage d’ouverture au monde « normal » ne fait pas renoncer Lanthimos à la rigueur et à la cohérence de ses compositions : les protagonistes sont sans cesse isolés dans le cadre, tantôt détachés des badauds anonymes par un jeu sur le premier et l’arrière-plan, tantôt reclus dans un coin du cadre large (format 2.35), tantôt distanciés les uns des autres par un jeu sur les focales qui ne laisse de net à l’écran que le personnage situé au premier plan, même lorsque seule sa nuque est filmée. On fait difficilement représentation plus radicale de la solitude…

Cette fois-ci, Lanthimos use donc de situations souvent mises en scène au cinéma comme antichambres de son univers bien à lui : la perte d’un être cher et l’annonce du décès par le personnel de l’hôpital. A ceci près que Monte Rosa propose bien vite aux personnes endeuillées une expérience autrement surprenante : faire remplacer, moyennant finances, la personne disparue par quelqu’un d’autre, soit elle-même, soit l’un des trois personnages qui forment avec elle un groupe secret auto-baptisé « Alpes » (« Parce que personne ne peut se douter de ce que le nom cache », explique le leader, Mont Blanc, qui s’est choisi un nom de code à partir d’un des sommets de la chaîne de montagnes et a imposé aux autres d’en faire de même) ! Même au sein d’une configuration déjà si dérangeante en elle-même, Lanthimos se centre bien sûr sur le volet le plus étrange : non pas – comme prévu dans un premier jet du scénario – la difficile acceptation par les familles endeuillées d’ersatz de leurs proches, mais sur ces quatre « remplaçants », morts-vivants consentants. Et même à ce niveau-là, toute psychologie est bannie : aucune conversation entre les collaborateurs ne vient nous éclairer sur leurs motivations autres que financières et encore moins sur les raisons pour lesquelles ils fonctionnent en un groupe fermé et aussi durement réglementé. Il leur faut apprendre par cœur les phrases qui rappelleront le mieux l’être perdu aux familles. Mieux vaut pour eux qu’ils ne se trompent pas, sans quoi les punitions seront au moins aussi cruelles que celles vues dans Canine.

Deux films suffisent amplement pour constater la capacité de Lanthimos à faire « intégrer » à son spectateur les postulats les plus fous : après trente minutes de métrage, on n’en est déjà plus à questionner le pourquoi des actions des personnages ; seul le comment importe. Dans une configuration fermement définie et profondément décalée, une marge de manœuvre étonnement large est laissée au spectateur afin qu’il puisse questionner le moindre détail de l’histoire qu’il suit tant bien que mal. C’est le paradoxe apparent des films du cinéaste, à la fois très réglés et ouverts, extrêmement construits et pleins de mystères, sujets à de multiples interprétations. Un paradoxe aisément résolu si l’on se penche sur ce à quoi tient la tension qui se dégage d’Alps : une désorientation initiale (lorsque les personnages donnent l’impression, dans les premières séquences, de ne parler que de choses futiles mais avec un sérieux intrigant) qui invite le spectateur à sortir de la posture trop passive à laquelle un cinéma plus formaté l’a habitué et à explorer par lui-même l’univers qui lui est présenté avec une grande rigueur et suffisamment de temps à sa disposition pour en saisir les rouages.

Dès lors, ce qui ne pouvait avoir l’air que d’une succession de scénettes à l’absurdité calculée voire poseuse se mue selon les subjectivités en une réflexion touchante sur le simulacre et nos comportements factices en société (Monte Rosa paraît être privée de toute identité à trop multiplier les rapports humains préfabriqués, dépendants des personnes qu’elle imite ; les passages où son désespoir réel transparaît entre deux répliques feintes sont bouleversants) ou encore en une évocation lointaine du gouffre économique et social dans lequel se trouvait la Grèce du moment du tournage, qui condamnerait les individus à ne vivre plus qu’à moitié en « jouant les morts » (sic) pour gagner leur vie.

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