Comment appréhender l’art en général ? Comment aiguiller notre propre regard face à l’art ? Comment choisir entre l’intellectualisation des choses et le ressenti à l’état pur ? Des questions qui, loin d’être rébarbatives ou tombées dans l’oubli, ont avant tout le point fort d’être communes à toutes les sensibilités artistiques, et la sortie quasi simultanée de ces deux documentaires a l’immense mérite de les remettre clairement au premier plan. En pénétrant de plein fouet l’univers du street-art et en cherchant, volontairement ou pas, à questionner le regard posé par le spectateur et l’artiste lui-même sur cette expression artistique sans codes précis, JR et Banksy ont surtout réussi un coup de maître, chacun à leur manière : la question du « regard » est non seulement établie comme épicentre de leur projet, parfois même contre leur propre volonté et avec des points de vue différents, mais aussi, et surtout, c’est toute la signification de cet art marginal, pas forcément terroriste mais relativement ostracisé par nos sociétés morales, qui se voit peu à peu domestiquée par des élites culturelles cherchant à se la réapproprier, récupérée et célébrée par une industrie marchande cherchant à se diversifier, et au bout du compte, carrément remise en cause par ses propres investigateurs cherchant à comprendre ce qui en fait sa spécificité. Sauf qu’ici, les réflexions lancées ne peuvent aboutir à autre chose qu’une impasse, l’art étant par définition ouvert et libre, et sa signification de plus en plus incertaine amenant à un vertige de plus en plus fort sur notre propre façon de l’appréhender. Et comme les deux tentatives dont il va être question se révèlent aussi riches d’inventivité que chargées d’ambiguïté, il est grand temps de se mettre la tête dans le boa.
C’est avec JR que l’on se permettra d’ouvrir les festivités et la machine à réflexion. Artiste contemporain français, se définissant lui-même comme un « artiviste urbain », ce jeune photographe élabore un art brut et sans concessions où sont censées se mêler action et engagement, et, durant toute sa carrière, aura choisi un mode d’expression assez rare : exposer ses photographies en noir et blanc dans les rues et sur les façades des murs (« la plus grande galerie d’art du monde », selon le bonhomme). Pour son exposition intitulée « Women are heroes », l’idée est simple : selon les recherches qu’il a pu effectuer durant ses voyages autour du monde, la condition des femmes peut souvent suffire à exprimer celle d’un pays entier. Son objectif sera donc le suivant : rencontrer ces femmes, les interviewer, et photographier de très gros plans de leurs visages pour les placarder sur les murs de leurs villes. Un projet qu’il aura finalement décidé d’orienter vers le cinéma, en réalisant un long-métrage où la mise en œuvre de ces photos et les réactions qu’elles suscitent seraient révélées. Ainsi est né le film Women are heroes, dont la projection publique au festival de Cannes 2010 aura quelque peu secoué ses spectateurs et qu’il faudra donc voir avant tout comme une sorte de making-of d’une galerie d’art à ciel ouvert. Le problème éthique et artistique posé par ce drôle de documentaire tiendra en deux choses : d’une part, la volonté de se concentrer moins sur le sujet du projet artistique que sur l’installation du projet lui-même, et d’autre part, le fait de susciter le malaise sur la mise en œuvre de cette installation, ici validée et applaudie par tout le monde sous l’œil attentif d’un artiste dissimulé derrière une caméra, laquelle semble plus attachée à enregistrer une approbation générale qu’à se soucier des personnes concernées.
A première vue, la démarche pourrait friser aussi bien l’illustration pompeuse que la publicité maline : là où ces photos très provocatrices (il s’agit surtout de grimaces et de joues gonflées) pouvaient suffire à aiguiller le regard de l’humain sur une autre humanité reléguée à l’arrière-plan (celle des « laissés-pour-compte », en résumé), le film ne fait qu’effleurer cela au profit d’un enthousiasme collectif pour cette exposition, et ne se pose jamais en œuvre illustrant la lutte des femmes. Certes, au cours des interviews, les informations pleuvent : femmes qui portent le deuil de plusieurs enfants morts lors d’une bavure policière dans une favela, femmes qui tentent de s’élever contre la violence du quotidien, femmes qui se rebellent contre la violence de leurs époux, femmes qui contestent une menace d’expulsion lancées par les autorités, femmes qui veulent manifester leur existence malgré l’aspect insalubre de leurs logements, femmes qui veulent faire réagir les gens face aux injustices du monde, femmes qui expriment leur courage, etc… Or, sans vouloir paraître démago, on se permettra de considérer que l’héroïsme de ces femmes ne se manifeste ici que sur des problèmes sociaux relatifs à tous les pays du monde, à savoir les femmes battues, le poids des autorités, la place laissée aux jeunes générations, etc…
Du coup, le fait d’avoir choisi exclusivement des pays appartenant au tiers-monde pourrait presque passer pour de l’opportunisme (difficile de saisir pourquoi le procédé n’a pas été aussi effectué dans des pays plus riches, où ces problèmes trouvent aussi racine), même si, par chance, le film s’épargne toujours de jouer la carte du tire-larmes en restant le plus objectif possible. En outre, même les interviews qui jalonnent le film ne regorgent pas d’informations inédites sur la situation sociale des femmes dans le monde : outre le fait de juxtaposer des entretiens dont la durée n’excède généralement pas plus de deux minutes, le film ne déballe pas l’ombre d’une demi-information nouvelle (un reportage de Faut pas rêver ou d’Envoyé Spécial en dit mille fois plus sur le sujet) et se contente d’enregistrer face caméra des phrases convenues, la moins consensuelle étant « En tant que femme, j’ose lutter parce que je suis déterminée ». Pas de quoi dénicher un scoop, certes. Avec, à la fin de la plupart des interviews, un chant non sous-titré dont la signification n’est jamais expliquée, réduit ainsi au rang d’anecdote captée par une caméra vidéo.
Au bout du compte, on finit clairement par se demander où se situe la limite de l’artiste dans la portée significative de son objectif, aussi humaniste soit-il. Deux exemples précis du film suffisent largement à exprimer cette ambiguïté. Premier exemple : ces quelques discussions avec de nombreux habitants du Kenya, excédés par le manque de respect des autorités vis-à-vis des populations en difficulté, qui approuvent face caméra (et sans réserve) le projet artistique du cinéaste, persuadés que ces photos confèreront une identité précise à ces bidonvilles aujourd’hui laissés de côté. Deuxième exemple : cette fin lourde de sens où toutes les femmes photographiées découvrent leurs photos lors de l’exposition de JR et considèrent que ce projet va tout changer pour la situation des femmes dans le monde. C’est justement là que Women are heroes peut sembler douteux dans sa démarche, rappelant au passage le malaise suscité par le cinéma de Michael Moore : l’autopromotion d’un tel projet artistique en arrive parfois à prendre clairement le dessus sur l’humanisme qu’il est cessé véhiculer, et ainsi, il n’est pas interdit d’y dénicher une forme de vanité.
Mais paradoxalement, c’est aussi dans cet entre-deux que se dessine le sens d’un tel projet, dans cette frontière tenue entre publicité et humanité : aussi ambigu puisse-t-il paraître (on le répète, tout est affaire de ressenti), le projet artistique de JR contient en son sein une vraie puissance expressive, ne serait-ce que pour cette idée d’utiliser des gros plans de visages (surtout les yeux) qui, en étant par exemple placardés sur les toits de plusieurs maisons d’une favela brésilienne, donnent à ce quartier délabré et stigmatisé un visage, une âme, une identité, une résistance. Notons aussi que, sur un aspect purement formel, le résultat réussit brillamment à interpeller : à partir d’un montage épileptique rappelant le style de Danny Boyle, où les plans-séquences en accéléré côtoient des images aux filtres esthétisants, JR réussit à conférer une réelle identité aux quartiers qu’il aura visité, sorte d’humanité en mouvement perpétuel dont l’action captée par la caméra illustre de façon ludique le propos initial, à savoir redonner leur vérité à tout ce qui est laissé de côté. On aurait préféré que le type se focalise plus sur les femmes que sur son installation personnelle, mais en même temps, c’est clairement sur l’ambiguïté de son regard que Women are heroes trouve sa fonction première, et les questions éthiques qu’il soulève sont de celles qui amènent à forger quelque peu son propre esprit critique.
Reste qu’avec Faites le mur, on est dans un niveau bien plus élevé en matière d’ambiguïté et de richesse thématique, puisque le film se révèle aussi incertain que magistral dans sa mise en perspective d’une forme d’art propice à toutes les spéculations. Génie absolu du street-art et artiste masqué dont l’identité reste encore aujourd’hui un réel mystère, Banksy pose dès le départ l’objectif avoué de son film : après avoir été envisagé lui-même au départ comme épicentre d’un documentaire sur le street-art, le bonhomme aura finalement choisi de centrer le projet sur un autre street-artist, Thierry Guetta, aujourd’hui surnommé « Mr Brainwash » suite à son succès et devenu malgré lui le nouvel étendard médiatique de cet art considéré comme marginal. Reste que Guetta, loin de passer à première vue pour un artiste en raison de son opportunisme à reprendre les ficelles des street-artists, s’impose comme un véritable intrus dont la simple présence va être la goutte qui fera déborder le vase et qui éclatera une par une les conventions de cet art éphémère. Vendeur de fringues français émigré à Los Angeles, le bonhomme est surtout un véritable obsédé de la photo et du film, vivant jour et nuit avec son caméscope collé à la main, dont l’attrait pour enregistrer tout et n’importe quoi va prendre un autre envol dès sa rencontre avec les futurs génies du street-art.
Et le voilà donc qui se jette corps et âme dans cette forme d’art considérée comme hors-la-loi par les autorités, dans laquelle il va rapidement trouver un exutoire à sa passion absurde, et qui, de fil en aiguille, à force de percevoir le moindre potentiel artistique dans tout ce qui l’entoure, le poussera malgré lui à conférer au street-art une valeur marchande inattendue. C’est à travers ce regard posé sur un art piégé par son propre succès que Banksy abat sa carte maîtresse : si le street-art est à la base un art sans règle ni étiquette, sans langage ni définition, comment appréhender le fait que son statut ait été récupéré de façon aussi commerciale, et surtout, quel est son réel impact ? Ne pas croire que le film va se limiter à la peinture d’une sensibilité artistique dévoyée ou à la critique acerbe d’un monde de l’art devenu aussi snob que stupide (le film s’amuse quand même à dénigrer les chantres d’un « art authentique » comme des imposteurs ou des naïfs, ou à stigmatiser l’institution de l’art comme une hypocrisie à visage découvert), la réflexion va bien plus loin que le simple point de vue d’un auteur masqué qui pose un regard pince-sans-rire sur l’art qui l’a rendu célèbre. Très conscient de l’ambiguïté que ne manquera pas de soulever son film, Banksy brouille les pistes et abat toutes nos certitudes.
Construit sous la forme d’une biographie détournée, monté avec un sens remarquable du rythme et narré par un Rhys Ifans qui donne à la narration des allures de conte enfantin, Faites le mur est avant tout une pure mystification, une hallucinante mise en abyme de notre propre perception de l’art, où des astuces de montage permanentes produisent à chaque fois un sens et son contraire, jusqu’à créer un brouillage permanent entre ce que le film montre et ce qu’il serait censé vouloir dire. Sur ce point précis, il est intéressant de noter que, si le film a pu susciter la polémique à sa sortie, au point que de nombreuses critiques n’aient pas manqué d’y voir une grosse tartufferie sans queue ni tête, le réel projet de Banksy était paradoxalement de sublimer cette forme de manipulation, de l’installer au sein même de son film sans jamais faire mine de l’intellectualiser. Du début à la fin, les réflexions personnelles de cet auteur masqué, interviewé dans un taudis délabré et couvert de graffitis variés, développent un point de vue fluctuant sur les fondations du street-art, sur la personnalité de Thierry Guetta, sur la réelle valeur marchande d’une œuvre d’art, etc…
Sauf qu’en achevant son film sur son incapacité finale à mesurer l’intérêt ou l’absurdité de cet art dont il fut et reste le génie mystérieux, Banksy abat cette idée farfelue d’un auteur qui vilipenderait sa propre œuvre au profit d’une éventuelle starisation de lui-même : comme on le soulignait précédemment pour Women are heroes, utiliser l’art pour contester l’ordre établi (ou les injustices du monde, pour le film de JR) et utiliser la contestation au profit d’une publicité personnelle sont deux idées pas si antagonistes que ça. Du coup, en relatant une récupération opportuniste du street-art et en la bidonnant dans tous les sens, Banksy démontre par l’absurde que l’inventivité, le talent, la richesse, la beauté, la roublardise, la subversion et l’intelligence ne sont qu’affaire de point de vue. Et qu’approuver ou contester l’authenticité d’une œuvre ne mènera à rien, l’authenticité n’étant qu’un leurre et une œuvre d’art se limitant malgré elle à de la récupération. Par analogie, on rappellera que la plupart des genres propres au 7ème Art ont toujours eu pour fonction d’être sans cesse retravaillés, redéfinis, réinventés à partir de codes déjà existants qu’il s’agissait à chaque fois de transcender. Et du coup, volontairement ou pas, Banksy a ouvert une boîte de Pandore dont on ne mesure pas encore les conséquences sur notre propre perception du monde.
La force du film est donc autant de questionner le regard et la perception que de remettre en cause le bien-fondé d’un point de vue ou d’une interprétation, et ce quel qu’en soit le sujet, l’origine ou la finalité. Une remise en question qui prend directement place dans la conception même du projet : entre authenticité et bidonnage, entre vérité et mensonge, entre réalité et fiction, que faut-il penser ? Le film est-il un documentaire ou une fiction ? Une telle forme de narration orchestrée peut-elle être considérée comme une forme d’escroquerie ? Les témoignages et les archives filmées sont-ils véridiques ? Banksy est-il réellement l’auteur de ce film ? Impossible de le savoir, et ce brouillage des perceptions est à mettre en relation avec la philosophie originelle du street-art, pour qui le non-étiquetage permet d’échapper aux vérités toutes faites, pour qui rester en marge du système est gage de manifeste artistique, quitte à ce que le sens et la vérité n’aient plus lieu d’être. En outre, la construction du film, succession aléatoire d’archives vidéo, d’interviews filmées et d’artifices jamais ostentatoires, parvient à produire l’exact contraire d’une manipulation orientée, passant d’une idée à une autre, d’une scène à une autre, d’une perception à une autre, sans jamais orienter le regard vers une chose en particulier. Telle est l’inestimable rareté de Faites le mur : vérité ou canular par perception, docu manipulateur par définition. Tout comme Banksy, marionnette omnisciente de son propre théâtre, contraint malgré lui de rester une énigme dissimulée derrière un masque et une voix trafiquée. La supercherie qu’il cherche à révéler à travers le succès de Thierry Guetta ne serait-elle pas aussi celle qu’il aura mise en scène à travers son propre film ? Sans doute, ou peut-être pas, mais peu importe : la grandeur du geste artistique qu’il aura élaboré ici suffit à remettre en cause notre propre analyse des choses, notre interprétation de toute forme d’art, notre compréhension personnelle des règles qui sont censées l’habiter, et au-delà de tout cela, notre rapport personnel à l’art comme miroir déformant de ce chaos qui semble hanter une société prétendument cultivée. A se demander même si cette critique, forcément basée sur un point de vue subjectif, ne serait pas déjà en soi une forme d’hypocrisie ou de mensonge.
WOMEN ARE HEROES
Réalisation : JR
Scénario : JR, Emilie Abinal
Production : Juliette Renaud, Agathe Sofer
Bande originale : Massive Attack, Jean-Gabriel Becker
Photographie : JR, Dan Lowe, Patrick Guiringhelli
Montage : Hervé Schneid
Origine : France
Date de sortie : 12 janvier 2011
FAITES LE MUR
Réalisation : Banksy
Scénario : Banksy
Production : James Gay-Rees, Holly Cushing, Zam Baring, Jaimie D’Cruz
Bande originale : Roni Size
Photographie : Brian Cross
Montage : Tom Fulford
Origine : Etats-Unis/Royaume-Uni
Date de sortie : 15 décembre 2010