REALISATION : Johnnie To
PRODUCTION : ARP Sélection, Media Asia Films, Milkyway Image
AVEC : Johnny Hallyday, Sylvie Testud, Anthony Wong, Lam Ka-tung, Lam Suet, Simon Yam, Maggie Siu, Felix Wong, Michelle Ye, Cheung Siu-fai
SCENARIO : Wai Ka-fai
PHOTOGRAPHIE : Cheng Siu-keung
MONTAGE : David M. Richardson
BANDE ORIGINALE : Taku Lo
ORIGINE : Chine, France, Hong Kong
TITRE ORIGINAL : Fuk Sau
GENRE : Action, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 20 mai 2009
DUREE : 1h48
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Francis Costello, ancien gangster devenu restaurateur, vient à Macao pour venger sa fille, Irène, dont la famille a été assassinée par des tueurs à gages mandatés par un chef de la triade locale. Perdu dans une ville qu’il ne connaît pas, il rencontre, alors qu’il rentre à son hôtel, trois tueurs venus exécuter un contrat. Costello, témoin de la scène, garde le silence sur leur identité en échange de leur engagement pour retrouver le commanditaire et les assassins de sa fille. Il leur donne tout ce qu’il possède pour paiement du contrat. Les trois hommes acceptent et se mettent en quête des tueurs…
Avant, il y avait la carte et le territoire. Après, il n’y avait apparemment plus que la carte. De quoi parle-t-on ? De Hong Kong, bien sûr, ex-colonie britannique ayant soudain cru ne plus voir de beaux lendemains (better tomorrow) dès sa rétrocession à la Chine en 1997. Cette année-phare où, soudain, le territoire d’une industrie cinématographique florissante a pris l’allure d’un terrain vague, laissant partir ses têtes pensantes (Tsui Hark, John Woo, Kirk Wong, Ringo Lam…) vers l’éden hollywoodien, tandis qu’une poignée de résistants choisirent de rester pour assurer le renouveau et récupérer le trône. On connait la suite, mille fois racontée depuis (on en causait déjà à propos de The Longest Nite), opposant deux façons de repeupler une terre morte : d’un côté la méthode Andrew Lau, consistant à cibler clairement les centres d’intérêt de la jeunesse asiatique via de gros films bourrés d’effets spéciaux, et de l’autre la méthode Johnnie To, visant à créer une société de production indépendante – la désormais notoire Milkyway Image – capable de produire des projets personnels et de donner leur chance à de jeunes talents. Le second aura gagné le match par KO, enchaînant ainsi sur deux décennies une carrière de producteur prolifique au sein de l’industrie HK – avec à peu près autant de polars fulgurants que de nanars mercantiles – et signant lui-même une longue série de perles noires et frénétiques, amorcée par The Mission au début des années 2000. De par son style visuel neuf et un sens de la dramaturgie tout sauf binaire, la patte To aura su rebâtir de nouvelles fondations sur les ruines laissées par Tsui Hark et John Woo, et se mettre le cocon occidental, critique et public, dans la poche… Tout ça, c’est joli, mais si le cinéaste a désormais la « carte », où diable est passé le territoire ? En fait, il est toujours là. Disons qu’il a su s’adapter, se transformer, se dissoudre dans l’air ambiant sans rien perdre de son aura originelle. Comme le Genre lui-même (qu’importe lequel), parfois contraint de se déterritorialiser pour puiser la sève d’un possible renouveau – c’est là sa Loi, en quelque sorte. Et c’est donc assez logiquement en se pliant lui-même à cette « loi » que Johnnie To aura su atteindre son plus beau zénith.
JOHNNIE & JOHNNY
Changer le territoire sur la carte, mais comment ? La stratégie du disciple To fut bel et bien l’inverse de celle de maître Woo : éviter de se soumettre à la Machine (l’appétit vorace d’un Hollywood toujours en quête d’artisans modelables et menacés de formatage) et encourager la suprématie immortelle de la Figure, en mettant sur un pied d’égalité deux sensibilités, l’une en lien avec l’industrie locale, l’autre en lien avec la cinéphilie visée (le cinéma français). Désolé d’abuser ainsi des majuscules, mais ce n’est pas notre faute : Vengeance, en vrai et digne film-somme doublé d’un transfert déterminant pour le genre qu’il aborde, n’est pas le genre de film qui invite à faire preuve de modestie. Et le fait qu’il soit coproduit et interprété en partie par des Français est un signe qui ne trompe pas. Le piège consisterait simplement à se persuader que To n’aurait fait qu’un « polar de plus », qui plus est avec une star mondiale (mais pas locale !) en tête d’affiche pour jouer la carte du coup commercial. C’est que le cinéaste tente ici quelque chose d’inédit dans le paysage HK : il intègre sur place des corps issus d’un autre horizon filmique, non pas pour les acclimater aux règles immuables du territoire mais pour les laisser imposer leur propre tracé sur la carte. De ce fait, en lieu et place de ces figures anglophones un peu déphasées qui firent pendant longtemps les joies de l’industrie hongkongaise (on pense aux impayables Richard Norton et Cynthia Rothrock), deux acteurs hexagonaux créent ici une étrangeté immédiate dès les premiers plans du film. D’abord une Sylvie Testud reconfigurée en épouse d’un yuppie chinois, qui cause autant le français que le mandarin, et qui, d’entrée, sonne comme un corps étranger, au propre comme au figuré. Même en ignorant encore tout de l’intrigue à venir, on suppose déjà que ce personnage avant tout fonctionnel ne va pas faire long feu face aux codes locaux. Dix secondes plus tard, les jeux sont faits : la femme n’a même pas le temps de retrouver son mari et ses deux enfants qu’une triade en imperméable explose la porte d’entrée et massacre toute la petite famille au shotgun.
Le second corps étranger à relever dans cette équation, plus coriace en surface, plus fragile en profondeur, sera appelé à changer la donne. Ce corps que filme Johnnie, c’est évidemment celui de Johnny, l’autre, le nôtre, celui avec un « y ». Lorsqu’il apparaît à l’écran, à peine descendu de son avion, le simple fait de l’entendre prononcer quelques mots en français – ce qui le rend inintelligible à toute personne du coin – provoque un curieux effet. Est-ce parce que cette star pourtant si iconique et si précieuse – reconnaissons que sa disparition encore trop récente reste une plaie difficile à suturer – avait continué d’habiter notre mémoire moins par sa puissance musicale que par cette image déformée et moqueuse qui fut longtemps la sienne, alimentée par les Guignols de Canal+, les imitations de Laurent Gerra et les réclames pour opticiens ? Oh non. C’est parce que Johnny reste depuis longtemps une « bête de cinéma », c’est-à-dire avec le cinéma dans les veines et rien de bête à proposer. Sa mue d’acteur, cela fait d’ailleurs longtemps qu’elle a eu lieu, initiée en 1984 avec le très beau Détective de Jean-Luc Godard, puis ne cessant de gagner en intensité sous les regards de cinéastes aussi divers que Laetitia Masson (Love Me), Jean-François Stévenin (Mischka), Patrice Leconte (L’Homme du train) ou Claude Lelouch (Salaud on t’aime). Silhouette massive qui en impose sans pour autant s’imposer, regard bleu azur qui transperce celui qui le traverse, gueule marquée qui offre à un visage la dimension d’un paysage (avec des rides qui en suggèrent plus que tous les mots), démarche mobile frappée par la lenteur, désorientation soumise mais non acquise… Son débarquement à Macao (autre ex-colonie étrangère passée sous le pavillon chinois) met les choses au clair via l’image : une contrainte imposée dès le départ et tenue jusqu’au bout (parler anglais), un corps qui subit une désorientation suggérée autant par le présent où il vient d’atterrir (ne pas être chez soi) que par le passé qu’il semble se trimbaler depuis un bail (apporter son « chez soi »), et surtout des mots qu’il s’agit pour lui de trouver. C’est là que réside la première audace narrative de ce film, celle qui suffit à bouleverser tous nos acquis et tous nos repères.
« J’ai déjà pris une balle. Elle est restée dans ma tête. On m’a dit qu’à terme, je perdrais la mémoire » : cette phrase intervient bien plus tard dans le récit, en tout cas bien après que l’on ait deviné l’astuce du film. En guise de bombe à retardement censée tordre et dynamiser les enjeux classiques d’un vigilante lambda (un étranger débarque pour venger le massacre de sa famille), Johnnie To invente au protagoniste une perte progressive de la mémoire. Loin de se révéler peu à peu, elle s’était au contraire déjà dévoilée dès l’arrivée du héros en terre inconnue : lorsqu’une employée lui demandait son nom, on avait bien pris soin chez lui un temps d’hésitation. Et surtout, on a bien pris soin de noter son nom : Francis Costello. Tous les inconditionnels du Samouraï de Jean-Pierre Melville auront fait le rapprochement en une demi-seconde, bien que le prénom du personnage et l’acteur qui l’interprète aient tous deux changé (Alain Delon jouait autrefois un tueur solitaire du nom de Jeff Costello). Savoir que le rôle fut initialement prévu pour l’acteur de La Piscine – lequel déclina l’offre après avoir jugé le scénario « pas très bon » – n’est pas un détail sur lequel il convient de trop s’éterniser. Sans doute parce que Johnny confère ici à ce rôle de néo-Costello tout ce que Delon n’aurait jamais pu lui offrir, à savoir une triple présence. D’abord celle d’une icône du genre qui essaie de chercher sa voie dans un territoire non familier au lieu de le forcer à se plier à ses désirs narcissiques – l’ego monstrueux de Delon aurait suffi à détruire le film et à en pervertir les promesses. Ensuite celle d’un corps constamment inadapté à son nouvel environnement, qui réussit à convertir en force ce qui sonnait au départ comme une possible faiblesse – Johnny Hallyday joue ici consciemment avec sa double fragilité d’acteur et d’être humain. Enfin celle d’un authentique fantôme du genre, qui porte sur son visage et ses épaules les traces d’un passé menacé d’effacement et qui avance péniblement dans ce monde avec la déréliction comme épée de Damoclès – l’aide que réclame Costello viendra autant de la reconnaissance des signes du présent que de l’acceptation de ceux du passé.
2009 : LOST MEMORIES
Avec cette idée d’une balle de revolver qui floute le moindre souvenir d’une mémoire chargée, Johnnie To ne cherche pas pour autant à dupliquer les partis pris de Christopher Nolan sur Memento. On repère certes quelques connexions plus ou moins conscientes, comme cette façon qu’a Costello de photographier tous ceux qu’il croise et d’y inscrire les noms et les rôles de chacun : des Polaroïds griffés du nom de ses trois alliés ou des trois ennemis à liquider, des archives familiales avec le mot « vengeance » mis en lettres capitales sur toute la largeur du cliché, le nom du responsable du massacre (George Fung) écrit au feutre indélébile sur le canon du flingue, etc… Toutefois, là où Nolan utilisait le cliché photographique comme un palimpseste fatal (on écrit avant de rayer pour réécrire, mais comment distinguer alors le vrai du faux ?), Johnnie To s’avère bien moins manipulateur et prend surtout plaisir à jouer avec les mots et les images, donc par extension avec les codes. Lorsque Costello va voir sa fille encore vivante sur son lit d’hôpital pour savoir ce qui s’est passé, la parole est anéantie : seul un doigt guidé vers des mots inscrits sur une page de journal permettront au tueur vieillissant de découvrir la vérité (en tous cas une partie) et de connaître son rôle (celui de vengeur, point barre). Et par la suite, une fois les noms écrits sur les photos, c’est moins un rôle d’ange exterminateur que de superviseur des rôles de chacun (un scénariste ?) qu’endosse malgré lui Costello. Il pourrait se charger lui-même du meurtre, mais, gros problème, il ne connait rien à cette ville et encore moins à ses méthodes. Du coup, lorsqu’il fait appel à trois tueurs de Macao, croisés par hasard dans un couloir d’hôtel où ils exécutaient silencieusement un contrat, c’est surtout en tant qu’employeur respectueux qu’il se présente : celui qui décide des rôles (qui est qui, qui fait quoi, qui utilise quoi comme arme), qui tente de maintenir l’équilibre et l’entente au sein du groupe par de belles actions (un repas chaleureux en guise de bienvenue, un restaurant parisien en guise de récompense) et qui se retrouve lui-même testé par ceux qu’il emploie (sera-t-il plus rapide qu’eux pour démonter et remonter un flingue les yeux bandés ?).
C’est lorsque la situation se complique par une pirouette ô combien codifiée – la cible à éliminer n’est autre que le vilain chef des triades qui employait jusqu’ici les trois tueurs – que le contrat se retrouve à la fois prolongé et rompu. Le créateur a distribué les rôles chez ses trois créations, lesquelles se mettent alors à son total service et, acceptant leur destinée, foncent de leur plein gré vers une mort glorieuse pour devenir de nouvelles icônes. Mais celui qui crée a perdu son rôle : mis à l’abri dans un lieu sûr, en l’occurrence une plage isolée, par ces créatures nouvelles et modernisées qui ont tenté l’impossible pour lui rendre justice (sans pour autant avoir su esquiver cette mort programmée qui couve au-dessus de tout archétype), il ne peut plus maintenir comme il le voulait les mécaniques les plus solides du genre. Tout ce qui l’animait se retrouve alors sujet à une liquéfaction exponentielle : sa mémoire, bien sûr, qui ne cesse de prendre la poudre d’escampette à chaque nouveau choc, mais surtout le concept même de « vengeance », de plus en plus réduit à l’état de pure abstraction. Qui devais-je venger ? Pourquoi ? Comment ? Qui sont ces visages sur toutes ces photos ? Et moi, qui suis-je ? S’ouvre alors un espace inédit pour le genre tout entier, où la figure centrale d’un polar d’action, qui plus est animée par un enjeu aussi basique que la vengeance, devient à son corps défendant – dans tous les sens du terme – le paradoxe rêvé, capable de revitaliser un genre moins par la connaissance qu’il en a que par le souvenir qu’il essaie de rattraper au vol. En cela, cette grande scène d’errance dans une ruelle pluvieuse, où Costello utilise tant bien que mal ses Polaroïds pour identifier qui est qui (ami ? ennemi ? inconnu ?) dans une foule d’individus au visage caché sous leurs parapluies (s’agit-il d’un clin d’œil à la scène finale de Sparrow, elle-même déjà clin d’œil aux Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy ?), est presque à elle seule un mode d’emploi du film.
Malmené comme rarement il aura accepté de l’être sur grand écran, endossant le rôle d’une icône matricielle ne cessant de se décomposer à mesure que tout semble se recomposer hors d’elle (à commencer par les partis pris stylistiques de Johnnie To et la place du territoire cinématographique de Hong Kong sur la carte du genre), Johnny l’acteur n’est plus le moteur d’un simple scénario de vengeance. C’est à force de lâcher des répliques fatiguées, pour ne pas dire lourdes (un choix conscient chez To, et en aucun cas le signe d’un actorat éteint chez Johnny), que son nouveau rôle s’éclaire : une figure mémorielle proche de la dépouille, forcée de prendre acte de l’état d’un genre qui s’est lui-même recourbé sur ses propres motifs. La seule grandeur qui lui reste consiste donc à s’accrocher ici et là aux derniers signes de tout ce qu’il pu incarner et de tout ce en quoi il a pu croire. La seule vengeance qui vaille désormais le coup est autant celle du récit – venger quelqu’un – que celle du genre tout entier – empêcher son extinction imminente. Avec tout cela, il ne fait plus aucun doute que le supposé polar d’action lambda auquel on aurait été tenté de résumer Vengeance n’a en réalité jamais existé. Sous le prétexte d’un classicisme affûté sur la forme et le fond, Johnnie To double la mise en superposant à la fonction du Samouraï d’antan une toute autre fonction, celle des plus fortes figures de sa propre filmo : une entité urbaine et planante à la fois, perfusée aux codes du film noir, avec le destin et la fatalité qui se jouent d’elle comme d’un facteur identitaire brouillé par le stress et la perte de repères. Le sergent maladroit de PTU, le flic schizophrène de Mad Detective, le moine strip-teaseur de Running on Karma, les pickpockets glamour de Sparrow, les frères d’armes d’Exilé et de The Mission : tant de figures faisant le grand écran entre classicisme et baroque ne pouvaient que tendre vers cet aiguillage décisif qui caractérise Vengeance, ce moment-clé où un genre épuisé, symbolisé par l’individu qui en porte le poids sur ses épaules, s’acharne à trouver un horizon à mesure que la nuit se referme sur lui.
MUTATION HK
Le scepticisme hanté que le personnage de Costello tend à incarner à partir de la seconde moitié du récit permet ici de fusionner, et de façon bien plus éblouissante qu’avant, deux références chères à la cinéphilie de Johnnie To, et qui savaient faire rimer stylisation avec sophistication. A ma gauche, il y a Sergio Leone, empereur de l’extrême stylisation d’un genre – surtout le western – et de la sophistication quasi musicale du montage. A ma droite, il y a Jean-Pierre Melville, peut-être le plus grand objet de vénération par To (ce dernier a longtemps espéré faire un remake du Cercle rouge), dont le travail considérable sur les codes du polar et leur redéfinition à des fins de questionnement existentiel se transmet d’une génération à l’autre. Deux cinéastes qui, au-delà de leur maîtrise surnaturelle de la mise en scène et de la dimension sensitive du découpage filmique, auront surtout prouvé l’impact prodigieux d’un parti pris de moins en moins pratiqué aujourd’hui : l’épure. Un outil dont To aura fait à partir des années 2000 un usage démoniaque, usant avant tout du polar pour l’essorer à des fins purement maniéristes, privilégiant l’action qui se fait attendre à l’explosion qui en découle, et magnifiant le genre par une recherche de pure chorégraphie à contre-courant des ballets explosifs de John Woo. On croule sous les exemples évocateurs, mais citons-en deux : d’abord la superbe ouverture leonienne d’Exilé, où un contrat d’exécution ne cessait d’être retardé par des dilemmes intérieurs chuchotés par la seule scénographie, et ensuite les inoubliables déambulations nocturnes de PTU, où la vision d’un Hong Kong inhabituellement vidé de ses habitants transformait le territoire urbain en un vaste espace abstrait, animé par la puissance du faux et le vertige métaphysique. Sans parler d’un détail que les fans inconditionnels de Johnnie To prennent du plaisir à repérer dans chaque nouveau film : la mise en valeur de la cuisine et de la nourriture, traitée à la fois comme une pause dans le récit et un moteur de fraternité conviviale entre les individus.
Toutes ces références sont inscrites au cœur même de Vengeance : la cuisine a ici une fonction déterminante dans les enjeux humains du récit (à un moment-clé, Costello refusera de manger la nourriture servie par ceux qui ont exécuté sa famille), le squelette narratif d’Exilé est décalqué dans son intégralité (trois amis tueurs, là encore pilotés par un Anthony Wong super classe, sont contraints de se retourner contre leur chef, à nouveau incarné par Simon Yam), et la puissance picturale de PTU, là encore aidée par un rock atmosphérique du même acabit, se retrouve ici multipliée par dix dans des instants – surtout nocturnes – où le style formel de Johnnie To atteint des sommets de créativité (et où, il faut le souligner, les personnages vivent et meurent au lieu de n’être que des fonctions). De ce fait, le cinéaste reprend ici fièrement son dada : profiter d’un genre et de son énergie initiale pour donner vie à des audaces formelles jamais vues, et ce toujours en lien avec la trajectoire – réelle et symbolique – des figures qu’il filme. Parfois, cela se traduit par de très subtils jeux de scénographie qui suffisent amplement à décoder le vrai sens de l’enjeu en question : citons ce contrat d’assassinat de la femme infidèle du bad guy, découpé dans les espaces circulaires et feutrés d’un hôtel de luxe à grands renforts de gestes et de silences, ou encore la rencontre géométriquement splendide entre Costello et ses trois futurs associés dans un passage souterrain, traçant une trinité de lignes qui se rejoignent dans un cercle (le fameux « cercle rouge » ?) où se fige l’épicentre du récit. Mais c’est bel et bien lorsque Johnnie To choisit de faire parler la poudre, ou plutôt de jouer au maximum sur l’attente que la précède, que le film s’embrase de mille feux.
Le code inébranlable du polar d’action HK, qui aura d’ailleurs permis à Johnnie To de chiper sans difficulté le trône longtemps dévolu à John Woo, reste bel et bien le gunfight. On en compte ici trois, inoubliables à bien des égards. D’abord une sidérante scène de confrontation au clair de lune, permettant à To de renvoyer toute la concurrence à sa cour d’école par une maîtrise de l’espace tout bonnement estomaquante : un lieu précis qui tranche radicalement avec le territoire urbain (un parc aux allures de sous-bois surnaturel), un espace délimitant la mise en place des forces en confrontation (deux tables de pique-nique, l’une pour Costello et ses trois amis tueurs de Macao, l’autre pour leurs trois cibles de Hong Kong qui mangent avec leurs familles), une technique de l’élastique alimentée par l’aller-retour d’un objet servant d’abord de signe avant-coureur puis de coup d’envoi (un simple boomerang qui passe d’une table à l’autre, avec une trajectoire magnifiée par le ralenti), un déluge de feu traité comme un ballet où les forces de la nature – surtout le vent et la lune – ne cessent de freiner et de brouiller les repères des silhouettes (rien de mieux pour refléter l’épais brouillard mental dans lequel évolue Costello). Ensuite l’inévitable passage sacrificiel que le genre exige, ici topographié dans une hallucinante décharge publique où des vents surnaturels balayent encore plus de détritus que de feuilles mortes chez Bela Tarr, et où le trio d’exécuteurs rejoue soudain le final mythique de La Horde sauvage de Sam Peckinpah face à des ennemis avançant vers eux avec des ballots de papiers comme boucliers. Enfin une admirable fusillade sous forme de fuite verticale sur la façade d’un immeuble rempli d’ennemis surarmés, qui amplifie en à peine cinq minutes toute la tension qui parcourait l’immeuble assiégé de Breaking News sur plus d’une heure. Trois scènes démentielles qui, chacune à leur manière, sont guidées par le même fil directeur : la conscience d’un irrémédiable effondrement. Quand bien même elle débouche constamment sur des confrontations explosives où le chaos redevient le seul langage audible, l’action chez Johnnie To n’obéit toujours qu’à un désir d’effritement préalable de tout ce qui le prépare : l’épure stylistique du cinéaste prépare le terrain, son sens foudroyant de l’espace et du mouvement mène ensuite la danse. Les vivants et les morts ne font que jouer la même danse, forces en action, fragilité en suspens.
Si l’on revient sur son aptitude à épurer tout ce qui constitue le genre en règle générale (un scénario de vengeance qui perd peu à peu son enjeu, un corps vengeur qui perd peu à peu sa substance), Johnnie To se devait surtout de définir visuellement, pour son protagoniste et pour le genre lui-même, cet horizon salvateur que l’on évoquait plus haut. Là encore, double fulgurance à relever dans Vengeance, ou plus précisément deux glissements inédits qui invitent le cinéaste à tutoyer les deux extrêmes de sa propre démarche – faut-il se diriger vers l’horizon le plus abstrait du genre ou au contraire rester fixé sur ses marques les plus concrètes pour fouiller davantage leur matière ? Polar jusqu’ici réaliste sous sa forme léchée, le film bascule alors de plein fouet dans la métaphysique, versant onirique d’un côté, versant théorique de l’autre. Tout d’abord cette plage idyllique, sorte d’éden protecteur où une jolie jeune femme veille sur de nombreux enfants (les siens ?) et où Costello trouve refuge après sa blessure à mi-parcours. Refuge temporaire ou éternel ? Le film s’achevant sur cet espace de paix, la question reste posée, surtout au vu de ce rire apaisé d’un Costello pratiquement revenu au stade de l’enfance après que sa mémoire ait foutu le camp pour de bon. Mais lieu surnaturel, ça oui, c’est certain : juste avant de laisser Costello repartir pour l’affrontement final, il lui faudra une longue prière s’étirant du jour vers la nuit pour que, le temps d’une scène au-delà de la magie pure, les fantômes de son long parcours de tueur surgissent du rivage troublé par la pleine lune et lui offrent le réconfort tant espéré. Osons proclamer que cette scène, en plus de s’imposer sans hésitation possible comme la plus belle jamais tournée par Johnnie To, porte en elle tout l’espoir du genre : et si c’était dans le fantastique, terreau d’un certain goût du lâcher-prise et des visions sensitives capable de faire revivre tout un héritage sous une forme totalement novatrice, que le polar moderne, travaillé depuis longtemps par une quête de surenchère qui le sabre plus qu’elle ne le cadre, pouvait enfin trouver ce nouvel horizon, signe tangible de sa redéfinition ?
Il n’est pas étonnant que l’affrontement final soit construit en opposition à ce principe onirique, voire même en prolongation puisque cette scène, au sein même de la narration, se retrouve placée en continuité directe de la prière de Costello. A première vue, que du déjà-vu sur la scénographie en tant que telle – une place en plein centre-ville, quelques rues, rien de plus. A bien y regarder, que du neuf sur tout le reste : un héros vengeur qui n’a plus à faire d’effort inutile pour se soigner (l’amnésie de Costello a désormais atteint son point de non-retour) face à un ennemi qui ne fait même plus l’effort de se cacher (entouré par les hommes de son gang, George Fung déjeune pépère sur la terrasse d’un restaurant). Le seul repère dont bénéficie Costello pour achever sa tâche est une idée géniale imaginée par To : de petits timbres autocollants que des enfants, téléguidés par une complice du tueur amnésique (en réalité la jeune femme de la plage), ont fait en sorte de coller sur le costard de Fung dans le cadre d’une vente de charité. Tel un ange exterminateur quasi robotisé (celui-là même auquel tout archétype du polar finit tôt ou tard par ressembler), Costello n’a plus qu’à traquer dans les rues de la ville celui qui, décidément très malin, se débarrasse de ces marques tel le Petit Poucet. Identifier clairement la cible ne sera alors possible que par une pure question de mise en scène : d’abord un coup de vent qui révèle par un ralenti furtif l’unique sticker encore collé sous la cravate de Fung, ensuite la mise en concordance de deux marques très spécifiques (les balles dans son corps et les trous dans son manteau). Le coup de feu qui élimine la cible importe moins que tout ce qui le précède, c’est-à-dire tout ce qui procède d’une mémoire visuelle et d’une nécessité de toucher du doigt la réalité du genre aussi bien par ce qui est à même la chair – des marques à identifier – que par tout ce qui réside au-delà – des fantômes à honorer. Ultime coup d’éclat de cette sublime Vengeance, chef-d’œuvre terminal achevant la mutation d’un genre et de ses propres codes vers des horizons plastiques et thématiques dont on ne soupçonne pas l’étendue. Au fond, la carte a gardé le même visage, mais le territoire, lui, a su se redessiner, mémoriel et immémorial à la fois, imposant de fait sa nouvelle loi.