REALISATION : Rob Reiner
PRODUCTION : Columbia pictures corporation
AVEC : River Phoenix, Richard Dreyfuss, Corey Feldman, Jerry O’Connell, Kiefer Sutherland, John Cusack…
SCENARIO : Raynold Gideon, Bruce A. Evans, Stephen King
PHOTOGRAPHIE : Thomas Del Ruth
MONTAGE : Robert Leighton
BANDE ORIGINALE : Jack Nitzsche
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Aventure, Drame, Enfance
ANNEE DE SORTIE : 25 février 1987
DUREE : 1h25
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Un événement peu ordinaire va marquer la vie du jeune Gordie Lachance. Au cours de l’été 1959, un adolescent a disparu mystérieusement dans l’Oregon. Gordie et ses inséparables copains, Chris, Teddy et Vern savent qu’il est mort pour avoir approche de trop pres la voie ferrée, un train l’a heurte. Son corps git au fond des bois. C’est le frère de Vern qui l’a découvert. Les enfants décident de s’attribuer le scoop et partent pour la grande foret de Castle Rock. Cette aventure va rester pour Gordie et ses trois amis la plus étrange et la plus exaltante de leur vie.
Si cela faisait un bon bout de temps qu’on n’en avait pas eu l’occasion, la sortie en salles du réjouissant Super 8 de J.J. Abrams nous en offre une très belle : nous replonger dans les œuvres qui ont marqué notre enfance fait un bien fou ! Et tout particulièrement avec le cinéma, l’art total, celui qui scotche les mômes à leur siège, le plus à même de les faire voyager, s’évader, oublier pour un temps la réalité qui les entoure. Revoir ces films, c’est à la fois les découvrir une seconde fois et prendre alors conscience de l’évolution de notre regard avec l’écoulement des années et se projeter à l’époque à laquelle on les a vus pour la première fois, se remémorer le môme qu’on était alors. On remarquera que la vague de souvenirs est plus puissante encore lorsque les protagonistes des films en question sont des enfants : on se revoit d’autant mieux soi-même que les personnages du film ressemblent à l’enfant que nous étions alors, ont un âge proche voire similaire à celui que nous avions au moment de notre découverte ébahie de ces œuvres. Tandis que la plus longue saga grand-public de la dernière décennie, Harry Potter (de 2001 à 2011), a vu ses héros grandir avec leur public (à une vitesse incroyable d’ailleurs, ce que le temps peut passer vite !), l’effet – que l’on appellera « retour en enfance » mais qui implique également la prise de conscience du temps écoulé depuis – est différent et certainement bien plus puissant lorsque les films revus sont des « films uniques », sans suite ni saga dans laquelle ils s’inscrivent. Car c’est à un moment relativement précis de notre vie et non à une période que nous sommes alors ramenés.
Pour Stand by me, sorti en France en 1987, c’est bien simple : chez combien de jeunes adultes d’aujourd’hui a-t-il déclenché, lorsqu’ils étaient enfants, de furieuses envies de construire, eux aussi, leur cabane dans les arbres et de s’y créer un monde à eux, avec une poignée de copains d’école, avec gadgets faits-maison, jeu de cartes, packs de bières volés aux parents et, surtout, mot de passe à l’entrée ! Heureusement, le métrage ne s’ouvre pas sur une scène pareille, le coup aurait été trop dur, l’effet « retour en enfance » trop soudain. C’est par le recours à un récit-cadre que la narration accompagne cette trajectoire du spectateur vers le passé : une voiture est arrêtée en plein milieu d’une route de campagne. Un homme (Richard Dreyfuss, l’acteur d’American Graffiti de George Lucas et des premiers Spielberg, un choix tout sauf anodin puisqu’il ne peut que porter avec lui un ensemble de références alors vieilles d’une dizaine d’années et qui invitent là encore à se tourner vers le passé) y découvre dans le journal local la mort violente d’un avocat dont on devine qu’il est l’un de ses proches. Deux gamins à vélo dépassent le véhicule, l’homme les suit du regard, nous laissant croire un instant qu’il les connaît. C’est presque ça. Un léger zoom avant suffit à lever tout doute : le flash-back est imminent, (re)bienvenue en enfance ! Comme celui que l’écran-miroir nous offre à nous spectateur, c’est son propre reflet que l’homme voit en ces deux gamins, c’est lui-même au même âge. Etrangement, cette structure du film, qui se verra naturellement bouclée en fin de métrage par un retour au récit cadre, paraît correspondre davantage à un public adulte qui effectue avec le quadragénaire un trajet vers le passé qu’à un public plus jeune. Ici, la mélancolie est bel et bien une thématique du film à part entière, en plus d’être violemment suscitée par lui.
L’action principale de Stand by me ne se déroule donc pas en 1985, année de tournage du film, mais plus de vingt-cinq ans plus tôt, en 1959. Notons dès à présent que ce choix de la dernière année d’une décennie correspond à la thématique de la fin d’une ère et du début d’une autre, autrement dit la sortie de l’enfance – Super 8, sur le même schéma, se déroule en 1979. Dès le tout début du flash-back, avec une scène de jeu dans la cabane qu’ont construite Gordie Lachance, Chris Chambers, Teddy Duchamp et Vern Tessio, cette conscience qu’a le personnage principal, Gordie (c’est lui que Richard Dreyfuss incarne adulte, et c’est Wil Wheaton qui l’interprète enfant), d’une fin prochaine de cet âge d’or de l’enfance nous est confiée par sa voix-off qui accompagnera tout le récit. En effet, après nous avoir présenté ses amis Teddy (Corey Feldman, qui était déjà l’un des Goonies dans le film de Richard Donner sorti l’année précédente), le binoclard à qui il manque parfois une case, et Vern (Jerry O’Connell), le petit gros qu’il faut à toute bande de potes au cinéma, Gordie en vient au chef de la bande, Chris, dont il dit, soudain plus grave, que « tout le monde savait qu’il tournerait mal, y compris Chris lui-même ». Ces mots résonnent étrangement lorsque le spectateur sait que l’interprète du personnage de Chris, River Phoenix, mourra huit ans après le tournage du film d’une overdose, lui qui était l’un des acteurs les plus prometteurs de tout le cinéma américain. De ces coïncidences étonnantes, de cette omniscience du spectateur qui connaît autant l’issue de l’histoire qui débute que celle de l’histoire des membres du casting, la nostalgie s’en nourrit aussi, indéniablement.
L’aventure qui s’apprête alors à débuter promet donc bien d’être l’ultime. Il ne peut en être autrement : c’est la mort d’un proche qui évoque au narrateur son enfance, mais plus précisément sa première confrontation avec la mort, l’été de ses douze ans. Et de cela, on le sait, on ne ressort pas indemne. La sortie de l’enfance, au cinéma, s’accomplit toujours par une épreuve de force, que celle-ci soit une violence physique ou une confrontation traumatisante. Près de la petite ville de l’Oregon où vivent les héros, un enfant de leur âge, Ray Brower, a disparu. Vern fait part à ses amis d’une conversation qu’il a surprise entre deux des membres de la bande d’Ace Merrill, la terreur de la ville (Kiefer Sutherland) : ils ont été témoins de la mort du garçon, renversé par un train un soir où eux avaient volé une voiture et conduisaient sans permis. Pour ne pas risquer quoi que ce soit eux-mêmes, ils se refusent à révéler l’accident aux forces de l’ordre. Ne reste plus au quatuor qu’à retrouver lui-même le corps et faire ainsi, à coup sûr, la une des journaux du coin ! En se lançant dans une pareille aventure (ben quoi ? quand on a douze ans, c’est toute une histoire de découcher et de décrocher l’autorisation parentale d’aller camper dans les bois !), c’est bien sûr un peu d’adrénaline que les enfants recherchent, mais également et sincèrement une éventuelle notoriété, le coup de pouce qu’il leur faudrait pour échapper à ce à quoi ils se savent promis : une vie plate et sans saveur dans cette même petite ville perdue où ils sont nés.
La mélancolie est donc non seulement ce qui fonde le passage du récit-cadre au flash-back mais également ce qui hante le récit enchâssé. Ces gamins sont pourvus d’une clairvoyance vis-à-vis de leur propre avenir, sont habités par une mélancolie précoce. Et tout particulièrement Chris qui s’avère être en quelque sorte chef de bande malgré lui : parce que son père alcoolique est connu de toute la ville, de même que son frère aîné, l’acolyte d’Ace Merrill, lui-même traîne une réputation de sale gosse, de terreur, qui en fait un leader tout choisi et naturellement craint. Lorsque l’argent du lait disparaît à l’école, c’est peut-être bien lui qui l’a volé – ça l’est en effet, mais il aimerait que l’on se pose la question un peu plus longtemps avant de l’accuser, que cela soit moins mécanique. Et que l’on cherche à aller plus loin, que l’on s’interroge sur la nouvelle jupe avec laquelle l’institutrice est arrivée en cours, quelques jours plus tard. Le voleur avait été volé. Lors d’une scène de confession nocturne entre les deux amis inséparables, Chris et Gordie, les gros plans sur les visages des jeunes acteurs saisissent tout le talent dont ils font déjà preuve. River Phoenix est carrément renversant lorsque son personnage évoque cette image si lourde à porter, qu’il n’a pas choisie. Ces gros plans, dont un autre film de kids tel que les Goonies est avare, signalent les ambitions dramatiques d’une œuvre qui dépasse nettement la simple aventure enfantine et innocente. Ils reviennent souvent saisir l’évolution profonde des protagonistes, traquer sur leur visage les symptômes de la perte de l’innocence. Ils offrent également des pauses dans le récit de la quête à proprement parler et octroient à ce dernier une certaine profondeur. Car, on le sait, chaque rencontre d’un obstacle, chaque découverte d’un paysage tellement grandiose qu’il en devient effrayant s’accompagne chez les héros autant d’excitation que de mélancolie. Face à un pont du chemin de fer au-dessus d’un immense gouffre, on pense autant aux risques que l’on encourt qu’au souvenir inoubliable que nous laissera, plus tard, le fait de les avoir surmontés.
Plus évidemment encore, ce qui donne à chaque épisode de la quête des héros une résonnance plus mature, c’est l’objet même de la quête. Ils en prennent conscience un peu plus à chaque pas : c’est le corps d’un enfant que recherchent les acolytes ! Et tandis que Chris est atterré à l’idée que cette escapade soit non seulement la dernière de l’été mais aussi la dernière qu’il entreprenne avec son meilleur ami (celui-ci, il en est persuadé, est promis à des études au collège et à une belle carrière d’écrivain, tandis que lui-même ne se voit qu’apprenti, cloîtré à jamais dans la ville où il a grandi), Gordie est de plus en plus ramené à une autre mort que celle de Ray Brower : celle de son frère aîné, survenue quelques mois auparavant. Ce frère aîné, que John Cusack incarne dans les flashbacks, répondait bien plus que lui aux attentes d’un paternel peu aimant en excellant au football américain et en faisant craquer toutes les filles du lycée. Depuis ce décès, les parents de Gordie ne parlent presque plus et ont l’air de l’ignorer, et plus encore que du vivant de son frère, on lui fait sentir qu’il n’est pas « le bon fils ». A eux deux, Chris et Gordie convoquent la thématique toujours bouleversante de l’enfance en peine que le monde – autant dire celui des adultes – malmène sans chercher à la comprendre. Les parents démissionnaires ou irresponsables et l’institutrice criminelle sont des figures évoquées surtout dans les dialogues, la bande d’adolescents violents menée par Ace Merrill entrave physiquement l’itinéraire des héros. La nature aussi peut être un élément à affronter, plus imprévisible encore, lorsqu’il s’agit de traverser un gouffre vertigineux ou des marécages ou lorsque les cris des loups font trembler d’effroi les enfants installés autour d’un feu de camp. Mais la forêt convoque également l’imaginaire du conte et un soupçon de merveilleux : au petit matin, après une nuit riche en émotions, une biche s’approche doucement de Gordie dans un moment suspendu, presque fantastique, et pourrait bien être la matérialisation de l’âme du frère mort ou de quelque autre esprit bienveillant.
Il faudra bien cela au héros, car la forêt sera le lieu de la découverte de l’objet tant redouté de la quête. Ça n’est qu’en trouvant le cadavre de Ray Brower que Gordie verra ses deux quêtes se superposer : celle, physique, du corps du gamin mort n’est pas ce qui provoque son effondrement à ce moment-là, comme nous le suggère la simplicité visuelle avec laquelle la dépouille nous est montrée, c’est bien celle, abstraite, de la « guérison » du deuil de son frère. Stand by me raconte, dans le fond, la même chose que d’autres films sur l’enfance tels que E.T. de Spielberg ou le tout récent Super 8 : le héros s’y libère de la douleur du deuil par une voie détournée mais qui paraît être la seule à être suffisamment puissante émotionnellement pour faire effet. Et on trouve ici aussi une séquence cathartique où c’est presque littéralement à l’objet de son chagrin que le personnage doit faire face : le corps de Ray Brower est, aux yeux de Gordie, celui de son grand frère à l’enterrement duquel il n’a pas su pleurer. C’est certainement cela qui le faisait s’inquiéter profondément tout au long du chemin et lui faisait demander à son ami Chris s’il ne le trouvait pas « bizarre » – autrement dit anormalement insensible. C’est certainement cela aussi qui le poussait si mystérieusement à chercher le corps à tout prix (tout seul s’il le faut, dit-il à ses amis après l’épisode éprouvant des marécages). Les larmes qui coulent à flot à la découverte de celui-ci viennent clore cette longue période de « bizarrerie », de peine profonde. Lorsque l’on reviendra au récit-cadre et que l’on trouvera Gordie adulte, devenu romancier, mettre un point final au roman de cette aventure d’enfance, son jeune fils dira au copain qui est avec lui que son père est « bizarre » lorsqu’il écrit. Vingt-cinq ans plus tard, c’est bien la même épreuve du deuil que surmonte Gordie. Mais cette fois-ci, il n’a pas besoin de se lancer dans un périple ; celui-ci est intérieur, en pensée et – guérison radicale – amené à être partagé avec un public.
Un lectorat, il est vrai, ne remplacera jamais pour Gordie un ami comme Chris, même s’il est aussi gigantesque que celui de Stephen King, auteur de la nouvelle d’origine dont le personnage est clairement une projection. Mais l’art est un refuge précieux pour l’homme esseulé, qui a perdu un être cher. Car re-présenter, c’est savoir se re-projeter, savoir faire advenir de nouveau. Revivre en pensée ou matérialiser en œuvre d’art ce qui nous manque, ça n’est jamais pareil bien entendu, mais lorsque l’on prend conscience que la raison de cette altération est l’évolution de notre propre regard, les effets du passage du temps, on est à la fois vieilli et grandi : après tout, si la représentation est possible, c’est que l’objet de cette représentation est encore vif en nous, encore là ; c’est finalement qu’on n’est pas seul. Lorsque, apaisé, Gordie éteint son ordinateur et emmène enfin son fils et le camarade de celui-ci pêcher comme il était convenu, la chanson culte de Ben E. King, qui donne son titre au film, retentit. « Stand by me » (« Compte sur moi »), il semble que c’est Chris qui, d’outre-tombe, le dit à son ami : « Compte sur moi pour être là, toujours ». On se dit que la chanson elle-même, tube du début des années 1960 auquel la sortie du film a donné une seconde vie toute aussi heureuse que la première, suit ce schéma de la re-convocation. Et que nous aussi, qui aimons profondément Stand by me de Rob Reiner, le suivons : en redécouvrant le film, nous nous entrevoyons nous-même au moment où nous l’avions vu pour la première fois, et nous prenons conscience du chemin parcouru depuis, de l’évolution d’un regard qui, désormais, est mieux à même d’apprécier la construction impeccable et l’émotion saisissante de ce vrai beau film. Et face à l’ultime scène du long flash-back, magnifique, où les deux amis se trompent en croyant se quitter mais sortent part contre bel et bien de l’enfance, on est content aussi, de connaître désormais le nom de cet acteur formidable qu’était River Phoenix. Son personnage d’écorché vif précocement grave et ce regard dans le vide, bouleversant, sur lequel on le quitte suffiraient à rendre Stand by me incontournable…