REALISATION : Jeff Nichols
PRODUCTION : Lucky Old Sun, Little Rock, Muskat Films, Upload Films
AVEC : Michael Shannon, Douglas Ligon, Barlow Jacobs, Natalie Canerday, Glenda Pannell…
SCENARIO : Jeff Nichols
PHOTOGRAPHIE : Adam Stone
MONTAGE : Steven Gonzales
BANDE ORIGINALE : Lucero Pyramid
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Famille, Premier film, Southern gothic
ANNEE DE SORTIE : 02 janvier 2008
DUREE : 1h32
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans une petite ville du sud de l’Arkansas, trois frères âgés d’une vingtaine d’années n’ont plus aucun contact avec leur père depuis qu’il les a abandonnés. Il s’est remarié et a eu d’autres enfants. Quand il meurt, les conflits étouffés depuis des années éclatent entre les demi-frères, déclenchant une spirale de violence mortelle.
Le cinéma américian de demain ne comptera pas sans Jeff Nichols. Il est âgé d’un peu plus d’une trentaine d’années et auteur de deux longs et quelques courts seulement, et pourtant on en a déjà la certitude. Non pas que Take Shelter, le film-dont-il-ne-faut-pas-nuancer-les-qualités de ce début d’année, nous ait totalement conquis lors du dernier Festival de Cannes. Mais avec Shotgun Stories et l’opus en question, on tient l’esquisse d’une œuvre déjà trop originale pour ne pas conserver durablement l’attention des cinéphiles. La critique multiplie les dithyrambes, parfois très excessives (on va jusqu’à parler du plus grand espoir du cinéma américain qu’on ait vu depuis des décennies !). De fait, cet engouement ne s’explique pas seulement par la tendance de la critique professionnelle à se trouver des évènements lorsque l’actualité cinématographique en manque ne serait-ce que pendant deux semaines. Il tient à un réel talent de story-teller et de metteur en scène du bonhomme, au savant mélange de classicisme et d’originalité qu’opèrent ses deux longs. Si originalité il y a, elle tient en grande partie au simple cadre de ces films. Nichols a tourné Shotgun Stories à Little Rock, Arkansas, où il est né en 1978, précisément dans les lieux qu’il a arpentés toute son enfance, ceux d’une périphérie de la ville, de classe moyenne, dont les grands terrains agricoles ne sont pas bien éloignés.
CINÉMA SUDISTE
« Alors que beaucoup de jeunes réalisateurs indépendants US, via Sundance, cherchent une porte d’entrée à Hollywood, Nichols renoue avec la singularité et l’absence de compromis qui avaient marqué les débuts des frères Coen ou de Soderbergh dans les années 1980. » Cette singularité qu’évoque Fabien Gaffez dans le dernier numéro de Positif (dont Take Shelter fait la une), elle tient non seulement à un regard contemplatif, à un rythme lent qui contraste avec la plupart des films US contemporains – nous y reviendrons – mais aussi à cette seule identité provinciale, suffisamment mise en avant par le cinéaste pour émerger de la masse. En entretien, Nichols évoque son rejet de Los Angeles et New York comme lieux où il se serait vu suivre un cursus en cinéma et faire ses premiers pas dans la profession. Déjà trop de monde. Pourquoi, dès lors, ne pas tirer parti de ce que lui offre son environnement immédiat ? Le Sud étasunien a déjà servi, en effet, de décor à quelques films mémorables (Nichols cite parmi ses films cultes Luke la Main Froide de Stuart Rosenberg (1968) ou encore La Balade sauvage de Terrence Malick (1974)). Et bien sûr à tout un genre qui irrigue assez manifestement Shotgun Stories, le western. Le plan d’ouverture, frappant, suffit à nous convaincre de cette influence lointaine. Le dos du personnage de Michael Shannon, tandis qu’il se lève au petit matin, est couvert de cicatrices de balles en caoutchouc – probablement une rixe adolescente avec ses ennemis de toujours -, et le titre arrive immédiatement sur fond noir comme la prononciation d’une sentence prochaine.
Autre élément renvoyant à un certain classicisme hollywoodien : l’attachement au format Cinémascope. Nichols est bien un jeune cinéaste indépendant, ayant tourné dans sa ville d’origine avec de vieilles connaissances comme large proportion du casting, ayant assuré la production initiale grâce à l’aide de sa famille et de ses amis, s’imposant des tournages courts pour limiter les coûts (21 jours pour Shotgun Stories, 25 pour le second opus). Pour autant, là où le cinéma indépendant cheap, revendiquant de plus en plus le « do-it-yourself » comme mot d’ordre (voir le numéro 670 des Cahiers du Cinéma et son dossier sur le nouveau cinéma new-yorkais), est souvent rattaché dans les esprits aux formats Super 8 ou 16mm, Nichols ne peut envisager son rêve de cinéma sans format large. Les raisons sont évidentes. Ces paysages de l’Arkansas, beaux et en même temps rudes, sont des terres basses que l’on commence à retrouver de plus en plus dans une certaine production américaine et qui, disons-le, lui manquaient. Les débuts de Nichols s’inscrivent dans un nouveau dynamisme cinématographique du Sud étasunien, avec en son cœur Austin, Texas : son festival qui prend de l’ampleur, ses studios, ses permis de tournage très peu coûteux, et quelques producteurs-clé, dont Sarah Green, productrice de Take Shelter mais aussi des deux derniers films de Malick et de ses prochains (de même que du prochain Jeff Nichols au titre éloquent, Mud, « Boue »). C’est d’ailleurs elle qui a fait rencontrer Malick et Nichols et permis de donner l’idée au premier de conseiller la magnifique Jessica Chastain au second comme interprète de son scénario.
(SAINT) PATRONAGE DE TERRENCE MALICK ?
L’influence de Malick est revendiquée. Elle était déjà clamée par l’accroche de l’affiche française de Shotgun Stories et elle a donc été consacrée plus tard par une rencontre dont Nichols rapporte la phrase suivante de Malick à l’égard de son premier opus : « C’est dans la veine de Terrence Malick. » (interview de Jeff Nichols dans Positif n°611). Elle est bien entendu à prendre dans un sens tout relatif. Un peu comme le Colorado de La Balade sauvage ou le Canada des Moissons du ciel, l’Arkansas de Shotgun Stories semble être conjugué à la fois au présent et au plus radical des temps passés, celui qui renverrait à un état originaire du monde, à l’état premier d’une nature sur laquelle la civilisation humaine serait venue se déposer comme une couche sédimentaire particulièrement néfaste. Mais là où le cinéma de Malick tend par là à la représentation des vestiges d’un paradis perdu, Nichols est nettement moins religieux. Il touche néanmoins à une aura souveraine de la nature qui met là encore – comme chez Malick – en perspective les agissements des hommes avec plus grand qu’eux. Nichols a une approche de cet espace naturel moins spirituelle que physique : chez lui, la nature est grande, magnifique, dangereuse, mais sans point de vue. Les quelques plans de coupe (un plan de coupe est un plan discontinu dans la continuité du montage, qui s’insère entre deux plans ou entre deux séquences, sans lien spatial ou temporel) – plans très présents chez Malick – que l’on trouve ça et là dans Shotgun Stories sont bien loin de ceux qui constituent le cœur de The Tree of Life. Comme dans La Balade sauvage ou La Ligne rouge (1999), on sent que les images de nature sont prélevées près du lieu où se déroule l’action :
Ces plans de coupe ne semblent pas prétendre à autre chose qu’à rappeler que la vie continue – et pas forcément de manière chaotique – tandis que deux fratries rivales se déchirent à Little Rock. Le motif de la rivière, du soleil qui se lève et se couche expriment le passage immuable du temps. Par sa régularité souveraine, celui-ci met en relief la torpeur ou l’agitation des personnages, la manière plus ou moins simple dont l’action amène les protagonistes vers les conséquences attendues de leurs actes.
AUX CONFINS DU WESTERN ET DU SOUTHERN GOTHIC
L’horizon plat de la région sud du delta en Arkansas dit quant à lui l’absence d’échappatoire, le combat complètement à découvert, que l’on ne peut fuir. A l’enterrement de leur père, que leur mère vient leur annoncer avec un détachement méprisant, trois frères, Son, Boy et Kid Hayes, disent à sa belle-famille à quel point il était un homme violent, un salop qui les a abandonnés. Son (Michael Shannon), l’aîné, va jusqu’à cracher sur la tombe. Une bagarre éclate avec Stephen et Cleaman Hayes, deux « bâtards » dont le père a finalement décidé de rejoindre le foyer, ainsi que les deux jeunes fils de Stephen. « Tu aurais pu nous prévenir de tes intentions » dit Boy à Son sur le chemin du retour, conscient que les conséquences de son geste les impliquera eux aussi, Boy et Kid. Ils le savent tous, des deux côtés, l’engrenage de la violence et de la vengeance est désormais imparable. Une phrase revient sans cesse : « Je vais aller les trouver » : la particularité de l’ambiance de ce thriller-ci tient là encore à son seul cadre. Pas besoin de les chercher, on trouve toujours sans problème ceux que l’on veut affronter, tout le film ou presque se déroulant de jour (une rupture nette avec l’univers classique du film noir, souvent à dominante nocturne, que l’on trouve aussi dans No Country for Old Men des Coen, 2008) et dans ces grands espaces où l’on aperçoit une silhouette à des centaines de mètres.
Les personnages se retrouvent presque prisonniers de leur propre pays : cernés trop vite dans de trop grands espaces, happés fatalement par les mécanismes ancestraux de la violence. « [Le cinéma de Jeff Nichols] fait le portrait d’hommes rivés dans l’espace étroit de leur conscience et de leur lopin de terre. » écrit Fabien Gaffez. L’espace physique en vient parfois à figurer un espace intérieur des personnages aux « vies sans issue, comme de l’eau stagnante » (Jeff Nichols). Le cadre forge les caractères aussi, le cinéaste parlant d’une « région brûlée par le soleil, où chacun transpire pour vivre ». Il fait en tout cas partie des personnages, on sent qu’il a participé à la définition de leur identité, de leur profil émotionnel sec, impulsif, violent. Tout est posé dans quelques plans westerniens d’hommes assis face à un horizon sans issue (l’horizon, dans Take Shelter, sera littéralement bouché par les nuages sombres qui l’envahissent dans les visions de Curtis, le renvoyant au blocage de sa vie de couple, vrai sujet du film) :
Le traitement du cadre géographique, enfin, paraît s’inscrire non seulement dans la lignée du western, mais également dans celle du Southern Gothic, comme c’est plus clairement le cas encore pour Winter’s Bone de Debra Granik (2011), situé dans un Missouri hivernal. Initialement littéraire (William Faulkner, Carson McCullers, Tennessee Williams, etc.), caractérisé par la présence d’évènements ou d’éléments surnaturels, oniriques ou inhabituels, voire par le grotesque de certaines situations, le genre en question peut-être défini au cinéma comme un filtre amplificateur de la sombre réalité sudiste. Il apparaît de manière frappante dans La Nuit du Chasseur de Charles Laughton (1955) et traverse de manière épisodique le cinéma américain jusqu’à No Country for Old Men. Il correspond à la recherche par les cinéastes de l’étrangeté d’un décor, d’une imagerie délabrée hautement picturale, de la vision habitée d’un paysage hostile, comme l’explique Clémentine Gallot dans les Cahiers (n°674).
Winter’s Bone de Debra Granik
Shotgun Stories
Rues désertes balayées par un vent poussiéreux, déchets et objets délabrés au fond d’un jardin mal tondu filmés comme des natures mortes : le Sud est représenté comme une poche de pauvreté désolée, encore marquée à vif par son passé tragique (Sécession, droits civiques). Le quotidien y est monotone et morne, le sort des classes populaires miné par une violence larvée. La culture populaire du Sud, du fait de son traitement trop épisodique par le cinéma américain, y demeure un imaginaire qui fascine autant qu’il inquiète. L’étrangeté du cadre, la subsistance de traditions sociales (parfois violentes) deviennent des moteurs de l’intensité dramatique. Parce que les personnages sont souvent montrés en train de travailler la terre (ou, dans Winter’s Bone, de chasser), le film acquiert naturellement une dimension physique, tellurique, brute qui met le spectateur dans une position semblable à celle dans laquelle il serait face à un vieux western : le pire peut survenir à chaque instant. Cette configuration, où chaque individu peut être proie ou prédateur de chaque autre, même au sein d’une fratrie, permet également de travailler l’idée d’un retour aux origines primitives (on en revient à cette notion de monde originaire évoquée plus haut, mais cette fois-ci dans sa version humaine : les personnages, sans cesse sur leurs gardes, révèlent plus que d’accoutumée leur part animale). Et à une autre forme de dureté, de dénuement de l’homme réduit à ses pures pulsion – mais quant à elle sublimée : la tragédie.
TRAGÉDIE FAMILIALE
Le goût pour le mélange des genres est quelque chose que l’on connaît déjà, en seulement deux opus, à Jeff Nichols. Il est manifeste dans Take Shelter, mais trop mécaniquement organisé, entre le drame psychologique, le film catastrophe et la science-fiction. La réussite de Shotgun Stories à ce niveau-là tient au fait que le cinéaste n’ait pas à y modeler son cadre de manière aussi spectaculaire que dans son deuxième opus pour y faire affleurer à chaque instant de riches influences : le western, le Southern Gothic, l’Americana et la tragédie classique. L’Americana rejoint ou plutôt englobe le Southern Gothic : elle aussi initialement apparue dans la littérature, elle aussi liée au Sud, elle met en valeur les éléments-clés de la culture américaine à travers la description d’une communauté de personnages de l’Amérique rurale. Dans sa version cinématographique, il est intéressant de constater comment elle est déclinée ces dernières années : à travers sa mise à l’épreuve par la grande crise de 2008, qui a remis en cause l’idéal de confort familial et domestique qui lui est rattaché et qui a exacerbé la violence qui y sourdait forcément (les Américains et leur rapport aux armes à feu). Quant à la tragédie, la rigueur de la construction narrative, l’épure, le dénuement qu’elle implique permettent à Nichols de « toucher l’os de l’Amérique d’en bas ». Pour autant, cette influence manifeste écarte une vision du film comme la dénonciation d’une violence qui serait spécifiquement américaine, Shotgun Stories étant davantage la peinture à un instant de de plus grande intensité de la déliquescence d’une structure familiale à problèmes, bâtie sur de la haine, amenée à se cristalliser en un déchaînement de violence.
Comme dans les meilleurs films récents où une configuration tragique sous-tend l’histoire criminelle (on pense beaucoup à Animal Kingdom de David Michôd, 2011, bien qu’il soit australien, et surtout à James Gray qui s’est imposé en maître de cette tendance avec The Yards, 2000, et La Nuit nous appartient, 2007), cette influence se confirme progressivement au cours du métrage, comme une menace terrible dont on ne distinguerait nettement les contours que lorsqu’elle devient imparable. Elle est en quelque sorte amenée par des éléments qui signalent un moment de suspens dans l’existence des protagonistes, propice à l’affrontement : ceux-ci, comme dans quelques œuvres shakespeariennes, regardent le ciel comme s’il renfermait quelque message (on a là une quasi-forme de mysticisme, mais plus diffus que celui, chrétien, du cinéma de Malick, comme dit plus haut) et peinent à entrevoir leur avenir, comme si le drame qui survient les en empêchait. Ainsi Kid confie-t-il à son frère aîné ses doutes quant à la réussite son mariage à venir : « Je n’ai pas de pick-up, pas de maison, je dors dans cette putain de tente ! ». Le jeune homme n’en est que plus prêt, dans un pareil moment de flottement (avant de bâtir un foyer, de se lancer pour de bon dans une vie professionnelle plus stable), à régler de vieux comptes avec des ennemis ancestraux, à en finir une bonne fois pour toutes afin de pouvoir tourner radicalement la page. Son, lui aussi, est menacé de divorce par sa femme dès l’ouverture.
Puis, tandis que le métrage avance, il est intéressant de cerner la manière dont Nichols dévoile la terrible structure familiale des Hayes. Il le fait par petites touches, à l’aide de dialogues tantôt triviaux (la mère vient annoncer la mort du père aux trois frères : « _Quand est l’enterrement ? lui demande Son, _Regarde dans le journal ! lui répond-elle sèchement »), tantôt solennels (« Il nous a laissés élever par une femme haineuse. Il a fait comme si on n’était jamais nés. » dit Son à la deuxième famille de son père, au propre enterrement de celui-ci, ou encore, à sa mère : « Tu nous as élevés dans la haine de ces garçons »). Comme dans toute tragédie classique qui se respecte, et comme dans les films cités précédemment, au moins un personnage féminin vénéneux a une lourde part de responsabilité dans la déchéance générale. C’est ici cette mère qui, trompée puis quittée par son mari pour une autre femme (elle aussi n’apparaît que dans deux courtes séquences mais semble bel et bien dominer ses garçons malgré son affaiblissement physique), monte ses trois fils contre les deux bâtards de son mari et leur progéniture (deux garçons adolescents, autant dire déjà des combattants). Quant au père, jamais montré mais dont la mort suffit à tout déclencher, on comprend qu’il ne s’est jamais assez soucié de ses fils pour les appeler par leurs vrais prénoms. D’où ces surnoms qui ont fini, avec les années, par s’y substituer complètement : Son, Boy et Kid. L’intelligence de Nichols, c’est de ne jamais soulever la question dans le film, de laisser le spectateur appréhender progressivement cette histoire familiale torturée en disposant ça et là des indices plutôt que de poser d’emblée la situation, ce qui aurait certainement eu l’air prétentieux.
RIGUEUR SECHE
Même avec un matériel d’une telle richesse souterraine, le cinéaste se refuse à parer sa réalisation d’atours superflus. De même que le récit est parfaitement linéaire, rythmé par ces plans sur les levers et les couchers de Soleil, le visuel demeure rêche, sans épure ni esbroufe, les choix de mise en scène simples et directs. Nichols confie être attaché à un certain naturalisme dans les vêtements, les éclairages (il privilégie les extérieurs-jours en lumière naturelle) ou encore les voix (il fera travailler les accents aux acteurs pour Take Shelter, tourné en Ohio pour des raisons économiques, afin de les faire correspondre à ceux de son Arkansas natal). De cette efficacité de la mise en scène découle celle de la mise en place des conditions de la chute : après l’épisode du crachat de Son sur le cercueil de son père à l’enterrement, il suffit d’un plan sur son demi-frère ennemi, appuyé sur son pick-up et qui crache lui aussi pour nous indiquer que lui et les siens ont les mêmes profils que Son, Boy et Kid, alors qu’on aurait pu croire un temps qu’ils étaient plus élevés dans l’échelle sociale du fait des contrastes dans les costumes à l’enterrement. L’efficacité est celle, aussi, de la mise en scène de l’affrontement tragique. Dans la séquence de l’hôpital, trois plans suffisent à figurer le destin des personnages restants qui, à ce stade de l’histoire, paraît immuable. Deux plans rapprochés opposent frontalement les personnages, dans des postures solennelles, un troisième montre Son au bout du couloir, comme oppressé par deux murs qui symbolisent l’absence d’échappatoire :
Une autre dimension du travail de l’image par Nichols est celle liée à la profondeur de champ. Le rapport entre premier plan et arrière-plan participe de l’impact que parvient à avoir la violence du film sans jamais être excessive. Lors de la séquence de l’enterrement (image 1 ci-dessous), c’est la menace qui arrive de l’arrière-plan au premier plan. Son, Boy et Kid s’avancent d’un pas tranquille de leur belle-famille, et c’est précisément le temps anormalement long (dans le genre criminel) qu’ils mettent pour arriver vers ceux qu’ils veulent affronter qui octroie à la scène toute sa tension. Plus tard, lorsque Kid vient menacer son demi-frère Cleaman Hayes chez lui avec un fusil, ce sont les enfants de ce dernier qui fuient du premier à l’arrière-plan (image 2): parce que le conflit éclabousse soudain les générations (encore) innocentes, ce seul plan suffit à dire toute l’absurdité terrible du règlement de comptes familial.
Autant que de la qualité de son écriture, Shotgun Stories tire ainsi sa densité – admirable pour un premier long-métrage – de la construction précise de ses séquences. Il puise paradoxalement son énergie de son rythme lent et rigoureux, car chaque scène y est affrontée dans sa continuité, permettant ainsi, au sein de chacune, une grande densité émotionnelle. Le spectateur est vite invité à prêter attention à chaque détail, manifestement travaillé. En étant original et en parvenant à être parfois surprenant, Nichols distille un art de l’inquiétude troublant qui tient à ce terrain sudiste peu connu sur lequel il nous balade, mais également à la manière dont il prend à revers les codes du film criminel : trop de films nous ont « construit » un plaisir de spectateur à voir des personnages sur-entraînés décharger leur arme à feu. Ici, les criminels n’en sont pas vraiment. Comme le Curtis de Take Shelter, ils sont des hommes ordinaires qui se débattent maladroitement avec ce qui leur tombe dessus d’extraordinaire. Son, Kid et les autres savent à peine se servir d’une arme à feu, et les dégâts potentiels n’en sont que plus graves, de sorte que le cinéaste parvient à ce qu’on ne veuille pas voir les personnages tirer. Shotgun Stories déjoue donc au final les attentes suscitées par son titre programmatique. Voilà moins un film de l’action qu’un film de la pause, de l’hésitation. Quoi de mieux que le visage torturé, parfois louche et inquiétant, le grand regard sombre, l’animalité et l’anxiété du jeu de Michael Shannon pour le porter ? Voilà encore un pari sans risque pour le cinéma américain de demain !