REALISATION : Albert Serra
PRODUCTION : Andergraun Films, Arte France Cinéma, Idéale Audience, Rosa Filmes, Les Films du Losange
AVEC : Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Matahi Pambrun, Marc Susini, Sergi Lopez, Alexandre Mello, Mike Landscape, Lluis Serrat, Cyrus Arai, Mareva Wong, Montse Triola, Cécile Guilbert
SCENARIO : Albert Serra
PHOTOGRAPHIE : Artur Tort
MONTAGE : Albert Serra, Artur Tort, Ariadna Ribas
BANDE ORIGINALE : Marc Verdaguer, Joe Robinson
ORIGINE : Allemagne, Espagne, France, Portugal
GENRE : Comédie, Drame, Espionnage, Thriller
DATE DE SORTIE : 9 novembre 2022
DUREE : 2h45
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, De Roller, le Haut-commissaire de la République et représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend sans cesse le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français…
Le monument polynésien d’Albert Serra déploie assez de sortilèges et de sensorialité pour engloutir son audience dans une envoûtante spirale. Un totem de paranoïa insidieuse qui fait déjà date.
Qui sont-ils ? Ces deux hommes, plantés tels des pylônes derrière la vitre d’un hôtel tahitien délabré en bord de mer, qui observent de loin l’errance du représentant politique en visite sur l’île polynésienne, on les reconnait sans les connaître. Des agents de l’étranger, sans aucun doute – l’un est américain, l’autre est portugais. On a vu le premier faire de la figuration en arrière-plan dans certaines scènes dialoguées où il ne disait rien (mais où il semblait avoir incidence ou tout du moins droit d’audit sur les échanges), et on se souvient du second comme d’un riche touriste qui disait s’être mystérieusement fait voler ses papiers avant de les retrouver on ne sait pas comment. C’est déjà louche de les savoir « en relation de travail » sans savoir réellement de quoi il en retourne. Et à les entendre enfin s’exprimer dans une langue commune (l’anglais), le tableau se trouble encore lorsqu’ils décrivent le trajet de leur cible moins proche d’un cercle que d’une spirale. Ils le savent déjà piégé parce qu’ils en savent plus que lui. C’est l’amorce du dernier tiers de Pacifiction, et à ce stade-là, en tant que spectateur, on se sait tout aussi piégé à force de n’être pas plus avancé que son protagoniste. Comme lui, on voudrait tant se croire le maître d’une intrigue mais celle-ci ne cesse de nous échapper, voire de nous priver de ce statut de figure omnisciente pour l’offrir à on ne sait quelle force extérieure et invisible. Rien qu’avec ce constat-là, pas de doute, nous sommes bien chez Albert Serra.
On était déjà au parfum : le cinéaste portugais n’aime rien tant que d’enregistrer l’agonie, les derniers instants, l’altérité funèbre de ce qui relève du mythe, de l’icône, de la figure sacrée ou romanesque. Le roi nu et déchu, ça aussi, il adore tout particulièrement. Ce « roi de son petit monde » qui finit aussi squelettique que son propre pouvoir et étourdi par la menace abstraite qui plane au-dessus de lui, Serra a su lui donner plusieurs visages, en général celui de célèbres figures aristocratiques dont il s’était ingénié à refaire le portrait : Don Quichotte, les Rois Mages, Casanova, Dracula… Celle de Louis XIV, incarné il y a sept ans par Jean-Pierre Léaud, fut la plus explicite de par son incarnation d’un corps et d’un pouvoir soumis au même état de décrépitude, scruté jusqu’au bout par un découpage centré sur l’étirement de la durée et la lente captation de la déchéance physique. Il en fut de même avec les libertins décadents de Liberté, fuyant la Révolution et multipliant les rituels nocturnes à haute teneur morbide dans une forêt-cercueil, tel un cercle d’orgies toujours plus extrêmes qui ne prendraient fin qu’à l’apparition d’un « rien » figuré par le lever du soleil. Ce n’est cette fois-ci pas le « rien » qui est au cœur de Pacifiction, mais plutôt le « vide ». Une nuance vite accompagnée par un cortège de variations : la mythologie n’a plus rien de divin mais tout de tellurique, l’incarnation agonisante de l’impouvoir n’est plus limitée à la seule posture d’un personnage mais élargie à la composition toute entière d’un décor, et surtout, le « roi » n’est plus un mais plusieurs. En outre, dans le cas de l’approche d’une expérience de cinéma aussi clivante que Liberté, on était allé droit au but pour ce qui était de résumer vite fait l’art cinématographique selon Albert Serra : ni plus ni moins qu’un défi lancé au spectateur, non pas pour éprouver sa résistance physique mais pour accroître son acuité mentale, pour aiguiser son regard et sa perception d’une mise en scène au travers de la mise en scène. Pacifiction aura beau paraître plus accueillant de par son décor de rêve et son aura (trompeuse) de thriller, il faudra (perce)voir au-delà. Parce que ce nouveau magma esthétique et sensoriel place définitivement Serra à la même table qu’Apichatpong Weerasethakul, c’est-à-dire parmi ces créateurs d’images et d’ambiances dont le pouvoir d’envoûtement (mieux : d’ensorcèlement) contribue à amplifier la force de frappe de notre art préféré.
PRINCE OF POLYNESIA
Le décor, d’abord, parce que c’est sur lui que tout repose. Le choix de l’île de Tahiti fut déjà justifié en long, en large et en travers par Serra, stimulé par la lecture du livre Marlon, mon amour, ma déchirure de Tarita Tériipaia, dans lequel l’ex-femme de Marlon Brando dépassait sa rencontre avec l’acteur-star américain pour s’en aller vers un état des lieux de la Polynésie française. D’une dynamique harmonieuse brisée en mille morceaux par les essais nucléaires de 1995 (année qui coïncide avec celle du suicide de la fille de Brando) jusqu’à l’évolution tumultueuse de ces îles vers un no man’s land rongé par l’individualisme et la psychose ambiante, il y avait de quoi donner de grain à moudre à ce fameux cliché du « paradis perdu », symbole d’une utopie détruite par les intérêts obscurs d’un pouvoir toujours plus lointain et opacifié. A contrario de Claire Denis qui avait exploité le milieu naturel de Tahiti pour le mythifier davantage (on se souvient de Michel Subor devenant un simili-Brando reclus sur un atoll polynésien dans la dernière partie de L’intrus), Serra élabore sa propre stratégie d’approche de Tahiti, consistant à en exacerber les clichés les plus visuels pour mieux rendre palpable ce qui est au-delà du visible, cette force métaphysique tapie sous la physique sereine et naturelle du décor. Sous un certain angle, on pourrait se croire chez Malick, plus précisément dans une nouvelle itération de La Ligne rouge qui resservirait sa vision du décor exotique et paradisiaque comme un Eden à double visage, paradis conjuguant la beauté et l’horreur dans un grand tout symbiotique. Mais l’enjeu n’a ici rien à voir, parce que les « enjeux » sont justement difficiles à percevoir. Futiles au mieux (de simples litiges qui se résolvent plus ou moins vite), terribles au pire (le spectre du péril nucléaire qui ressurgit plus ou moins), ils ne font que refléter l’image de ce qu’est devenu Tahiti : paradis splendide sous le soleil, enfer angoissant sous le ciel étoilé.
Le long travelling latéral qui ouvre le film – et sur lequel le titre s’affiche en rouge vif – aide d’entrée à clarifier le jeu de mot qui caractérise ce titre. De par la présence de ces containers occidentaux qui jonchent le port de l’île de Tahiti et qui jouent l’intrusion dans la carte postale, la fiction impose sa présence dans le réel caractéristique du Pacifique. Une fiction qui se veut bien sûr celle du trafic et de la menace mystérieuse – qu’y a-t-il vraiment dans ces containers ? – et qui prend surtout immédiatement acte d’une emprise coloniale toujours prégnante, à l’arrêt et à l’œuvre en même temps. De par cette ambiguïté sous-jacente du territoire d’outre-mer, où l’image du cadre idyllique se confond avec celle du terrain vague mélancolique, tout ce qui peuple le cadre fait occlusion à ce vaste torrent d’images d’Epinal et de fantasmes occidentaux sur l’Eden, en l’occurrence par une multitude de micro-détails qui bouchent l’horizon (les containers donc, mais aussi la pluie, la végétation trop enveloppante, le soleil trop irradiant) ou qui pervertissent le cadre. Sur ce dernier point, l’œil le plus attentif aura tôt fait d’ouvrir grand la valise à analogies : le folklore polynésien s’est noyé dans les codes occidentaux, le surf et le jet-ski ont remplacé la pirogue, le port ressemble à un cimetière, le bateau dégage une aura de pierre tombale, etc… Sans parler du point central : un double mouvement de récit qui fait chuter un « roi » occidental de son piédestal tout en empoisonnant les traditions locales par le venin de la rumeur, faisant ainsi plonger la carte postale dans de profondes et irrémédiables ténèbres. C’est à croire qu’en travaillant Pacifiction comme une errance graduelle dans une nuit sans fin, Serra aurait consciemment voulu convoquer l’esprit de Murnau, dont le mythique Tabou fait ici figure de spectre référentiel bienveillant. Pas seulement parce que l’un des personnages de Pacifiction hérite d’un prénom familier (Matahi n’est plus un jeune pêcheur de perles mais un leader indépendantiste), mais aussi parce que l’ultime film de Murnau avait déjà valeur d’hommage obsédant à cette lecture du paradis perdu.
Mais si la trace du colonialisme est ici encore prégnante au point d’assombrir toujours plus la ligne d’horizon de cet espace insulaire, on se sent pourtant toujours dans un entre-deux. C’est parce que Serra, et c’est tout à son honneur, bannit d’entrée tout ce qui serait susceptible de relever d’une réalité sociologique. Ici, pas de marqueur social, pas de signe extérieur d’administration, pas de motif spécifiquement lié à la représentation d’un peuple autochtone. Si ces signes-là font irruption dans le cadre, ce n’est que pour être revisités et travestis sous l’angle du spectacle. Par ici, cela se traduit par une réalisatrice portugaise (Montse Triola, également productrice du film) qui prépare un spectacle de danse traditionnelle imitant les combats de coqs. Par là, ça prend une ampleur plus malsaine avec l’assignation des Polynésiens à un rôle de serviteur, notamment dans des clubs nocturnes dont l’érotisme de bazar fait côtoyer une DJette topless avec des serveurs bodybuildés en slip, le tout pour des clients occidentaux qui oscillent entre l’ivresse et la flagornerie – on sent planer le spectre de la prostitution dans ces moments-là. Maîtres et serviteurs pour un tableau mortifère qui, on le sent, se contente d’un sursis avant la catastrophe globale qui aspirera tout le monde dans le néant.
Au vu de cette forte promesse d’apocalypse pour un territoire isolé à l’autre bout du globe, on pourrait se croire ailleurs qu’en France, mais c’est évidemment faux. A l’image de ce que Mathieu Kassovitz avait mis en exergue dans L’Ordre et la Morale à travers sa peinture puissante du drame d’Ouvéa, Pacifiction nous déplace loin de la métropole pour nous installer dans un espace à la fois territorial et insulaire, rapproché et éloigné, familier et étranger, ici et ailleurs. Vue de l’outre-mer et de ses îles minuscules au cloisonnement majuscule, la France des colonies semble bloquée dans une zone grise, à cheval entre le passé et le présent, d’où le fait que la méfiance des cercles indépendantistes a encore ici pignon sur rue. Et chez Serra comme chez Kassovitz, se positionner aussi loin de la métropole permet surtout de dénicher l’image cachée du pays, celle qui se niche en ses confins et qui peut ainsi potentiellement jeter un nouveau jour (un nouveau sort ?) sur lui. Plus on se laisse lentement pénétrer par un contexte tahitien à la lisière du cocon schizophrène, plus la trajectoire d’errance du personnage principal devient la nôtre.
Le personnage, ensuite, parce que c’est sur lui que tout va glisser. On parlait de plusieurs « rois » au cœur du film, mais au centre du cadre, il y a avant tout un corps. Celui d’un dénommé De Roller, haut-commissaire de la République française et donc représentant de l’Etat français, dont la posture d’homme public et chaleureux a tôt fait de révéler ce qui se cache sous le costume crème et les lunettes aux verres bleutés. Déambulant ici et là, passant d’une réunion administrative à une réception en l’honneur d’un artiste, lâchant un petit mot ou un grand discours pour tout un chacun (groupe, corporation, artiste, sportif, opposant, invité de marque…), le bonhomme occupe le centre du décor comme il le peut. Lorsqu’il réunit des interlocuteurs autour d’une table, c’est à peine si l’on croit revoir Marlon Brando (encore lui !) en train de lâcher la voix de la sagesse dans ses habits de vieux patriarche du Parrain à un cercle familial qu’il mène à la baguette. Et à voir son comportement osciller entre mille contradictions (fraternité/menace, joie/malheur, volubilité/mollesse, lucidité/bêtise, affabilité/arrogance), ce n’est pas tant un ersatz de ce cher Hubert Bonnisseur de la Bath qu’à un authentique spécimen du jeu politique auquel on se confronte. Le nom du personnage est déjà un indice : si le mot « De » dit tout d’un contexte et d’un milieu de vie (à condition de suivre la lecture proustienne de la sonorité des noms), le mot « Roller » sonne en revanche comme une anomalie. Un nom pareil dans un décor pareil, ça ne colle pas très bien, ça obscurcit au lieu de signifier. Mais le dernier verbe de la première phrase de ce paragraphe n’est-il pas déjà une explication ? Bien sûr, on l’a fait exprès. A la fois virtuose de l’improvisation cadrée (ce qui est aussi le cas de son interprète), moteur d’une logorrhée dont on ne sait jamais si elle relève de la sincérité ou du clientélisme, et comédien de pacotille confondant le simili-fonctionnaire avec le roitelet crypto-colonial, De Roller reste au diapason du cadre vaporeux dont il se veut le régent. Le voir se déplacer sans aucune trace matérielle de sa fonction (ni bureau ni papiers ni employés ni même de mission !) est un signe qui ne trompe pas. Le personnage marche, intervient, improvise, mais à force de travailler toujours et jamais (à quoi sert-il réellement sur cette île ?), il donne surtout l’impression de n’être qu’un pion qui fait du surplace pour on ne sait quel roi véritable.
La diction fatiguée et la bedaine épaissie de Benoît Magimel (acteur définitivement extraordinaire qui trouve ici le rôle de sa vie) participe à cette lecture d’une mécanique humaine qui se traîne et s’agite en vain, enchaînant les apartés et les tirades avec un aplomb qui tend à s’affaiblir. Le choix d’un acteur aussi populaire et célébré n’est en outre pas hasardeux : Magimel/De Roller fait ici figure de star parachutée, au statut à la fois dominant et fragilisé, et qui, une fois privée de directives (Serra libère son acteur en le laissant s’acclimater au décor et à la scène), doit faire l’effort d’une interprétation intime. Le personnage n’a pas d’alliés véritables dans son trajet, si ce n’est quelques connaissances du coin qui font surtout office de satellites sans grand affect : un tenancier de discothèque (Sergi Lopez), un bras droit placide (Lluis Serrat) et un propriétaire de bateaux (Cyrus Arai). Tout autour de ce petit « cercle », il n’y a rien d’autre que des espaces politisés : quelques élus locaux qui préparent leur réélection sur une île voisine, des prêtres locaux qui s’opposent fermement à l’ouverture d’un futur casino, des indépendantistes qui refusent tout compromis afin de mieux anticiper la menace nucléaire, sans parler de la présence croissante de soldats français et de figures énigmatiques (dont les deux que l’on évoquait en début de critique) qui ne cessent de flouter leur fonction réelle.
A mesure qu’il avance en terrain miné, De Roller en vient à prendre acte du fait qu’il ne contrôle strictement rien des manœuvres militaires ou de la colère croissante des Polynésiens. Est-il le shérif d’un Far West qui tutoie déjà son propre crépuscule ? C’est tout comme. Il s’aveugle de chimères au point de ne pas reconnaître à haute voix qu’il en devenu une, ce qui active la connexion avec les figures mégalomanes et torturées du cinéma de Werner Herzog – jamais la ressemblance physique entre Benoît Magimel et Klaus Kinski n’avait été à ce point tangible – qui se posent en démiurges de leur propre univers mental. Et de ce fait, Serra recourt ici à une autre stratégie scénographique vis-à-vis de son acteur principal, faisant ainsi en sorte de le cadrer systématiquement en centre de symétrie (de loin ou de près), et ne comptant dès lors que sur des plans rapprochés ou d’infrasensibles changements d’axes pour renforcer cet effet de cercle ou de spirale qui caractérise son trajet. A l’image de ce que sous-entendent les mystérieux Américains et Portugais qui l’épient à distance, De Roller est comme un astre solaire qui deviendrait l’orbite de son propre système, confiné à la périphérie d’un vaste champ de forces opaques. Sa dernière grande scène, où il lève soudain les bras en croix sous la pluie en plein milieu d’un stade de foot désert, ose une double connexion géniale avec le Blow Up d’Antonioni : De Roller a-t-il conscience de son devenir cadavérique (tel ce très étrange cadavre dans le parc londonien), ou n’est-il alors que piégé dans son illusion de « roi », s’imaginant acclamé par un stade rempli de fantômes invisibles alors qu’il n’est que surveillé à distance et potentiellement manipulé par sa hiérarchie ? De toute façon, on se doute bien qu’il n’est dupe de rien : dans la scène – plutôt drôle – de l’hommage à la romancière, il n’en finissait pas de cumuler poncifs et excès de grandiloquence tout en lâchant, l’air de rien, une assertion-massue (« J’aime les artistes qui font exister une langue étrangère et qui créent plus de confusion que d’éclaircissement facile »). D’aucuns pourraient se contenter d’une telle phrase pour s’imaginer avoir tout saisi du travail d’Albert Serra. On leur donnerait tort : tout comme son protagoniste, il n’est possible de saisir Pacifiction que si on lâche prise – on dit « saisir » pour signifier le fait de « tenir quelque chose » et non de « comprendre quelque chose ».
LE CALME AVANT LA TEMPÊTE
La connexion entre Pacifiction et le thriller d’espionnage a été trop souvent ressassée (et contestée !) pour que l’on se borne à lire le film sous cet angle exclusif. On aura beau tenter de capturer son rythme, sa dramaturgie, son découpage, ses choix narratifs et ses personnages sous tous les angles, les retourner dans tous les sens possibles et envisageables, la codification n’a pas voix au chapitre dans ce qui apparaît à bien des égards comme un anti-thriller. Les obsessionnels de structures codifiées à la sauce Hollywood n’auront donc ici comme seule satisfaction qu’une longue sieste apaisante de 2h45, plus à même de les aider à digérer leur dernier fast-food que de les inviter à entamer un dialogue constructif avec une œuvre de cinéma fuyant toute labellisation. Tant pis pour eux. Chez les autres, surtout ceux qui investissent la salle obscure moins pour se conforter dans leurs acquis que pour perdre leurs repères, la sidération sera reine. D’ailleurs, aussi tellurique soit Pacifiction, l’état sensitif le plus tangible qu’il procure est à rapprocher de l’état d’apesanteur, visant à capturer un corps qui chute sans jamais rattraper la terre ferme.
Le film fonctionne ainsi comme un thriller d’espionnage dont on aurait consciemment ôté la logique d’actions et de réactions pour ne garder que celle de forces opaques et menaçantes qui, logées en sourdine dans un cadre idyllique qu’elles tendent à ronger insidieusement de l’intérieur, réactivent le champ d’action d’une paranoïa tous azimuts. Le mal planqué sous le vernis de la beauté, en définitive ? Cela paraît beaucoup trop simple vu que la « menace » est ici une hypothèse que seules les images de Serra alimentent, avec ce principe selon lequel De Roller incarne moins la désorientation qui croît jusqu’au vertige que la certitude qui chute sans jamais rattraper le fond de l’abîme. Voici l’état d’apesanteur en activité : le monde de Pacifiction opère une chute sans fin dont il ne peut espérer toucher le fond. La fiction qui en est le corollaire se voit de facto soumise à un savant principe d’oscillations et d’ondulations, et c’est l’impressionnante scène de la vague qui en donne le ton : loin de capter l’événement de loin, la caméra de Serra le vit au contraire de l’intérieur, se calant alors sur un état identique à celui de tout élément soulevé en live par la vague, et créant ainsi un sidérant effet sensoriel qui prend tout son relief sur le grand écran de la salle obscure.
De par cette idée d’un thriller qui n’en est pas un (du moins au sens hollywoodien du terme), il est possible de faire travailler son background cinéphile. Pour évoquer un film dont nous avions déjà parlé sur ce site, les points de concordance peuvent ici s’installer avec The Limits of Control de Jim Jarmusch, prototype lui aussi idéal de transgression opérée à l’intérieur même des codes d’un genre. De nouveau une intrigue qui n’explicite rien et surtout pas les liens réels entre les événements (ici plus que minimaux) et les individus (ici liés par des relations d’intérêts croisés). De nouveau une suite de scènes qui fait mine d’épouser la linéarité pour ensuite déstructurer le montage par des raccords et des effets sonores qui confinent à l’hypnose. Mais le point de divergence pointe vite le bout de son pif : a contrario d’un tueur melvillien et mutique (inoubliable Isaach de Bankolé) qui semblait tout maîtriser de cet obscur rituel artistico-criminel qui sous-tendait toute l’intrigue et qui ne s’éclaircissait qu’à la toute fin, De Roller passe ici pour un expert revenu de tout à force d’essayer de bien faire, et qui va se perdre davantage à mesure qu’il tente de démêler le vrai du faux. Plus le fond de la forme se dessine, moins elle paraît limpide. Tant et si bien qu’au vu d’une opacité si exponentielle, on en vient à se demander si tout n’était pas clair comme de l’eau de roche au tout début du film, lorsque les personnages n’étaient encore que des silhouettes capturées dans la lumière tamisée d’un night-club. Il faut dire qu’ici, la majestuosité du cadre polynésien frise en tous points l’écran de fumée, toute sa matière exotique (cabanes, palmiers, forêts, couchers de soleil, plages, coqs, couleurs dignes d’une toile de Gauguin) ayant la même fonction de cryptage que le sous-bois de Liberté (branchages, troncs, buissons, éclairage lunaire filtré par les feuillages). Fort d’une infinité de cadres à la portée esthétique trop hallucinante pour ne pas créer des états seconds en cascade (la photo du chef opérateur Artur Tort surpasse peut-être tout ce que l’on a pu voir à ce jour sur un écran de cinéma), Pacifiction met en scène le calme avant la tempête, la marche à l’aveugle dans le silence, l’immersion dans un écran-cosmos (ou cosmos-écran, à vous de choisir) qui refuse d’exhiber les signes d’une vérité elle-même sujette à caution.
Trop occupé à se perdre dans les signes ostentatoires d’une beauté trop explosive pour laisser croire à ce qui semble la menacer, De Roller semble aussi oublier un petit détail pourtant déterminant : le simple fait d’être sur une île donne à tout ce qui l’entoure un caractère aussi bien protecteur qu’étouffant. Qui n’a jamais ressenti la sensation de tourner en rond, d’avoir vite fait le tout de tout, voire même d’être emprisonné et sans cesse épié, après avoir passé un temps assez conséquent sur une île ? Cette lecture d’une prison à ciel ouvert, donc d’un espace où le soupçon de surveillance va de pair avec la suspicion d’ennemis potentiels, délimite à elle seule ce qui forme la matière politique du film. Il faudrait bien plus qu’un paragraphe pour dire en quoi Pacifiction coche toutes les cases du brûlot subversif, mais lâchons quelques éléments d’analyse. Du début à la fin, d’une scène à l’autre, on cause politique et pouvoir en usant d’un talent de « bête politique » (un terme connu qui acquiert ici une signification littérale), où le charnel et le sauvage sont d’une efficacité telle que tout enjeu – y compris un rapport de force qui ne dit jamais clairement son nom – se noie sous l’effet de la dialectique, de la prestance et de l’aura de celui qui occupe le centre de la scène. Même si le passé a vu fleurir quelques magistraux exemples (dont L’Exercice de l’Etat de Pierre Schoeller), rarement aura-t-on vu un film qui met à ce point le doigt sur la mythomanie politicienne, celle qui s’enivre de sa propre mise en scène jusqu’à ne plus avoir la moindre prise sur un réel qui lui échappe – on recense ici tant d’exemples à mettre en corrélation avec l’actualité polémique du moment. La meilleure preuve que l’on puisse donner vient de ce monologue halluciné que De Roller lâche à son associé dans sa voiture, et au travers duquel tout paraît clair au sujet de cette tour d’ivoire artificielle qui se met à l’abri du moindre écho du réel :
La politique, c’est comme une discothèque. Ici, ils l’ont appelée le « Paradise » mais ils sont trop cons. C’est une soirée avec le diable. Ils sont tous ensemble, comme ça, avec des lumières plein la tête, des stroboscopes dans le noir, ça clignote. Ils n’ont plus de repères, pas d’équilibre, pas de mémoire, plus de sens commun. Ils arrivent là et ils n’en sortent plus jamais. Il n’y a plus de jour, plus de nuit, plus de temps. C’est ça, la politique : que des gens dans le noir qui ne se regardent même plus. Ils ont complètement coupé avec le réel […] Ils pensent être les maîtres mais ils ne contrôlent rien. Même moi, je ne contrôle rien. Ce n’est qu’une illusion.
Reconnaissons aussi que sur la longueur, les personnages qui entourent De Roller vont bien au-delà de cette fonction de satellite que l’on évoquait plus haut. Cela tient au fait que le rôle de chacun semble décorrélé de celui des autres : à titre d’exemple, quel peut bien être l’enjeu de mettre un représentant de l’Etat français, une réalisatrice portugaise et un champion local de surf dans la même scène ? Au fond, le simple fait de les mettre en coprésence est suffisant pour activer les possibilités infinies – donc les lectures multiples – d’une fiction qui cache trop bien son jeu, sans plan prédéfini ni linéarité bétonnée. Et lorsque le rôle de certains se révèle plus aléatoire que jamais (les uns reviennent plus tard, les autres s’éclipsent pour de bon), ça se complique encore plus. Au fond, il est impossible d’être sûr et certain de ce que l’on voit et de ce que l’on croit ici. Le magnifique personnage de Shannah (joué par l’actrice trans Pahoa Mahagafanau), gérante d’un hôtel qui ne cache pas son attirance pour De Roller, est peut-être à lire comme le point culminant de ce doute constant, et ce en raison de ce qui semble la motiver. On a beau croire que De Roller abandonne sa secrétaire Mareva (Mareva Wong) sur une île voisine et sous la surveillance d’une connaissance politique parce qu’il la soupçonne d’espionnage, ceci n’est qu’une hypothèse au conditionnel, chuchotée par Shannah au détour d’une banale conversation avec une amie dans une soirée. Dans la mesure où elle laissait entendre son désir de devenir secrétaire pour De Roller, il n’y a pas grand-chose d’absurde à la soupçonner elle-même de trahison (et si c’était elle qui espionnait tous ses faits et gestes depuis le début ?) et d’envisager que Mareva ait été installée ailleurs parce que De Roller la juge compétente pour encadrer des élections locales. Dans un autre cas, plus gratiné celui-là, que penser de ce petit amiral psychotique à grande casquette ? Est-il vraiment un belliciste taré amorçant le chaos dans l’ultime scène, ou alors, comme le suggéraient déjà ses premières apparitions, n’est-il au fond qu’un poivrot en uniforme tout juste bon à cracher sa paranoïa et à rouler les yeux sous l’effet de la biture ? Cette scène finale se veut-elle une promesse de fin ou sa propre parodie ? Pacifique en friction ou fiction pacifique ?
SOUDAIN LE VIDE
De bout en bout, Albert Serra persiste à capter l’intériorité de ce qu’il filme au détriment du moindre point de vue concret. Il faut bien reconnaître que la notion de « point de vue » opère ici un extraordinaire jeu de duplicité à chaque raccord, un peu comme si chaque plan épousait le subjectif d’une force invisible – et pas forcément toujours la même ! – qui espionne l’action. On se retrouve ainsi avec une multiplicité de regards devant laquelle le fait de se sentir complètement largué ne nécessite pas le moindre effort. A force de placer son sujet dans une boucle qui se mue très vite en spirale, la paranoïa tourne à plein régime du début à la fin. Pour autant, elle n’est pas le sujet du film. Elle est le film. Elle se niche dans sa forme, elle définit sa fonction esthétique, elle s’impose en outil de décryptage pour mieux appréhender tout ce qui relève du non-dit et de hors-champ. Elle définit cette « pensée décentrée » qui tourne autour d’un sujet sans lui être reliée, activant sans tarder l’irrépressible vertige du vide.
Il y a là de quoi s’éloigner d’un énième récit à la Joseph Conrad qui épouserait le vertige d’un explorateur se rapprochant d’une vérité clairvoyante sur lui-même et son environnement tout au long d’une quête impossible. Savoir clairement ce qui se cache derrière le vent dans les palmiers, derrière le langage creux de la politique et derrière les manœuvres sournoises d’un pouvoir obscur revient à se manger le mur. Toute résistance est inutile chez De Roller. Il ne lui sert à rien de scruter l’horizon avec des jumelles, d’épier untel derrière les buissons, de sillonner de nuit les eaux territoriales en jet-ski avec une petite lampe-torche qui sonde en vain le noir sans fond de l’océan. Inutile aussi de croire à la vision d’un sous-marin dans ce plan subjectif de jumelles : au pire, il s’agit sans doute d’un MacGuffin dont on n’exhibe jamais ne serait-ce que le bout d’un télescope, et au mieux, ce que l’on voit a davantage l’allure d’une barque lambda. Inutile enfin de croire que tous les lieux visités ou évoqués (une villa au jardin luxuriant, un hôtel en rénovation sur le bord de mer, une obscure boîte à partouze planquée au fin fond d’un marais brumeux, un futur casino qui n’existe pas encore…) seraient autre chose qu’une vitrine chimérique, des espaces-fantômes que l’on apprivoise à tort comme des signes tangibles du réel. Tout est ici spectral. Tout est déjà hanté par la mort. Tout est déjà un purgatoire où vivotent les âmes perdues. Tout est déjà un néant rebouclé sur lui-même.
Fatalement étourdi par tout ce qui s’est mis en place jusqu’ici, on en revient à épouser la posture ultime d’un De Roller réduit au rang de silhouette isolée dans l’arrière-plan du décor, témoin d’une scène finale surréaliste où l’amiral français fait danser militaires et serveurs dans une ronde démoniaque – c’est presque le négatif littéral de la scène d’ouverture des Harmonies Werckmeister de Bela Tarr – tandis que le night-club paraît désormais trop bleuté et lynchien en diable pour ne pas se croire revenu à la périphérie de Twin Peaks. C’est qu’au sein de cette discothèque-monde qui réunit et concentre en son sein les dernières traces de pouvoir politique, tout se noie dans un amas de musique, de lumière et de sons, sans dialogue possible ni signes d’humanité. C’est à sa façon un ciel étoilé, pour ne pas dire une constellation où ne brillent plus que des astres lointains, impossibles à toucher du doigt. L’île n’a plus de protecteur. Il n’y a plus qu’un nouveau « Bob » en tenue militaire qui harangue ses jeunes troupes anxieuses sur une vedette traçant une ligne rouge sang sur l’eau en pleine nuit – there will be blood. A ce moment-là s’ouvre une brèche brutale dans la réalité qui, comme chez David Lynch, fait ressurgir un Mal antique, souterrain, sans limites, signe annonciateur d’une fin annoncée. Mais tout ceci, comme supposé plus haut, n’est peut-être que la mise en scène d’un fou, elle-même transmutée par un génie. Tout Pacifiction n’est en définitive qu’un piège théorique, une mise en scène elle-même mise en scène par un metteur en scène qui ne se met jamais en scène. Qui est-il ? On ne sait pas. On ne l’a pas vu. On n’a pas senti sa présence. Il nous a piégé dans et par le vide, ne nous laissant d’autre choix que d’épouser le vertige de sa propre création, et ce sans garantie d’en sortir en ayant vu et perçu le sens de ce qui est. Au fond, tu n’as rien vu à Tahiti.
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Une analyse brillante et très éclairante. J’ai eu besoin de décanter un certain temps après avoir vu le film. Comment dire ? Il m’a vraiment déroutée : expérience hypnotique, kafkaïenne, très poétique qui a créé un vrai malaise. J’y ai discerné des intrigues, la manipulation politique, les ambiguïtés des responsables, la paranoïa que cela génère, sans qu’aucune réponse concrète ne soit donnée. Tout se passe à travers l’ambiance suscitée puisque de façon tangible rien n’est formulé clairement, ni montré ; il n’y a aucune action. Les événements s’étirent dans une nuit sans limite. J’ai éprouvé en moi, à la fin du film, une forme d’épuisement, une permanente sensation d’oppression, sans doute à cause de ce flottement, de cette sensation de chute, et de ce climat paranoïaque qui prend sa mesure dans une des dernières scènes.
Le décor du film comme tu l’écris génère aussi cette sensation (le fait qu’il s’agisse d’une île) et nous rend son ambiance autant familière qu’étrange ( pas le Tahiti que l’on imagine ! )
Concernant les images et la sensation d’apesanteur, d’errance dans laquelle nous sommes plongés, j’ai pensé aussi à Malick et à Murnau. Quant à Benoit Magimel, il est formidable dans un personnage plein de contradictions.
Bravo!
Catherine.