L’Ordre et la Morale

REALISATION : Mathieu Kassovitz
PRODUCTION : Nord Ouest Production, France 2 Cinéma, Studio 37, UGC Images
AVEC : Mathieu Kassovitz, Iabe Lapacas, Malik Zidi, Alexandre Steiger, Daniel Martin, Jean-Philippe Puymartin, Philippe Torreton, Sylvie Testud, Patrick Fierry, Stéfan Godin, Augustin Legrand, Aladin Reibel, Steeve Une, Pierre Gope
SCENARIO : Mathieu Kassovitz, Pierre Geller, Benoît Jaubert
PHOTOGRAPHIE : Marc Koninckx
MONTAGE : Mathieu Kassovitz, Thomas Beard, Lionel Devuyst
BANDE ORIGINALE : Klaus Badelt
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 16 novembre 2011
DUREE : 2h16
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Avril 1988, Île d’Ouvéa, Nouvelle-Calédonie. 30 gendarmes retenus en otage par un groupe d’indépendantistes Kanak. Trois cent militaires envoyés depuis la France pour rétablir l’ordre. Deux hommes se retrouvent face-à-face : Philippe Legorjus, capitaine du GIGN, et Alphonse Dianou, chef des preneurs d’otages. À travers des valeurs communes, ils vont tenter de faire triompher le dialogue. Mais en pleine période d’élection présidentielle, lorsque les enjeux sont politiques, l’ordre n’est pas toujours dicté par la morale…

Renaissance magistrale et maudite d’un cinéaste trop conspué qui renvoie ici la concurrence au bac à sable, ce chef-d’œuvre autopsie le drame d’Ouvéa avec l’ambition de voir au-delà de son propre sujet.

C’est l’arbre qui cache la forêt. Le détail sur lequel on se fixe, et qui rend aveugle de tout ce qui se dessine autour et au-delà. Métaphore simple pour vision double. D’un côté, le second tour d’une présidentielle flippante à souhait, au terme de laquelle un barrage démocratique aura évité le pire sans pour autant garantir autre chose que des « lendemains qui déchantent ». De l’autre, le second tour d’une autre présidentielle – plus ancienne celle-là – durant laquelle une célèbre prise d’otages aura tâché du sang de la honte un cercle politique pour qui la voix de l’électorat a plus d’importance et de valeur que la voix de l’individu. A l’heure où l’on écrit ces lignes, l’un vient de se finir et l’autre s’est soudain rappelé à notre mémoire au détour d’un revisionnage du film qui lui fut consacré. De quoi nous rappeler que si le présent ressemble souvent à du très mauvais cinéma, le passé peut accoucher a posteriori d’œuvres mémorables. Et quand on voit par quelle phrase-constat – énoncée en off par son protagoniste – se conclut L’Ordre et la Morale, on se dit qu’au fond, l’Histoire n’existe que pour (faire) se répéter (le pire). On a admis que toute société a les films qu’elle mérite – clin d’œil à la tagline du polémique Assassin(s) – et c’est ici littéral. A le revoir à tête reposée (mais pas apaisée pour autant), le chef-d’œuvre de Mathieu Kassovitz sentait bel et bien le casse-pipe à plein nez lors de sa sortie en 2011. La critique aura tiré la première : épaulée par les cerbères de l’exception culturelle française, ne cessant de dénigrer le cinéaste pour ces commandes (pourtant virtuoses) que furent Les Rivières pourpres et Gothika, de s’épancher ad nauseam sur la production chaotique d’un Babylon A.D. pourtant très éloigné du désastre complet, et de juger in fine cette renaissance inespérée sous l’angle d’un téléfilm de luxe tout juste bon à se la jouer Apocalypse Now du pauvre. Le public aura achevé le cadavre, validant à peu près toutes les théories avancées pour justifier un tel échec en salles. En gros, personne ne veut se faire chier avec des problèmes de vingt ans d’âge, l’ambiance est trop morose pour qu’on passe deux heures dans une salle obscure à regarder le malheur des autres, ce film appartient à une autre époque, blablabla… Il faut pourtant croire que certains spectateurs, à défaut d’avoir vécu une époque où l’intelligence, la réflexion et l’alternative n’étaient pas de mortes utopies, se rappellent au moins qu’elle a existé. Et que le 7ème Art, au-delà de la panoplie qu’on veut lui faire enfiler, garde en lui sa capacité à infléchir la courbe du pire.

LE REVENANT ET LE PASSÉ

L’Ordre et la Morale devra-t-il tout de même rester comme le chant du cygne d’un Kasso jugé trop « cassos » aux yeux de la « grande famille du cinéma français » ? La question se pose, quand bien même le bonhomme, qui poursuit encore une belle carrière d’acteur en pointillés, affirme toujours avoir en stock des projets de films en tant que cinéaste – dont une fausse arlésienne sous forme d’un thriller futuriste avec Daisy Ridley. Le talent et la ténacité qui l’habitent sont au moins des raisons d’espérer, et pour cause, ce film-là fait figure de piqûre de rappel. Petit rembobinage : à bien des égards, lorsqu’il se lance dans ce projet qu’il mûrissait de longue date, Kassovitz a déjà tout du revenant. Un type qui a vécu l’enfer et qui, à l’image du personnage qu’il incarne ici, se lance dans une véritable catharsis pour saisir l’origine de ce qui le tourmente. Avec quelles armes ? Pas celles que l’on pourrait croire. Dès lors que Kassovitz réagit viscéralement à ce qui l’énerve, qui plus est lorsque l’un de ses propres films se retrouve tantôt ciblé tantôt déformé, on peut raisonnablement s’attendre à une œuvre rageuse et teintée de provocation. Le plus bel exemple fut Assassin(s), ouvertement conçu en 1997 comme un « doigt de réponse » au gros manque d’éthique des médias vis-à-vis de La Haine – comment réagir autrement quand des champions de l’amalgame déforment et saucissonnent un sujet important pour faire de la pub et enfoncer le clou de la stigmatisation ? Sans doute que pour quelqu’un ayant confessé que faire un film suppléait à ses yeux tout bulletin à glisser dans une urne, péter un boulon quand la situation l’exige a quelque chose de libérateur, pour ne pas dire de naturel. Mais dans le cas de L’Ordre et la Morale, c’est pour l’après-sortie que Kassovitz aura réservé sa colère, fustigeant aussi bien l’accueil tiédasse d’une intelligentsia critique coincée des fesses que le peu de considération d’une Académie des Césars dont on ne connait désormais que trop bien le fonctionnement interne. La mise en chantier du film, elle, fut au contraire opérée en douceur, avec l’humilité et le recul adéquats, et ce peu après que le tournage d’un clip mémorable – celui du XY de Kery James en 2008 – ait coché toutes les cases de l’exutoire énervé sur pellicule. Il fallait bien cela pour qu’un tel sujet, inflammable et sensible à plus d’un titre, prenne sens et trouve résonance.

Pas simple de se lancer dans une peinture objective du drame d’Ouvéa, tant la contradiction règne encore en reine sur tout ce qui aura entouré son contexte politique, son origine, son déroulement et sa fin tragique. Rappel des faits. Nous sommes à la fin du mois d’avril 1988, soit le moment de l’entre-deux tours d’une élection présidentielle opposant François Mitterrand (président sortant) à Jacques Chirac (premier ministre en activité). Alors même que le second pense rattraper son retard sur son adversaire suite à la libération d’otages français au Liban, voilà que la Nouvelle-Calédonie, déjà frappée par quatre ans de tensions toujours plus violentes entre l’armée française et les indépendantistes kanaks, s’invite sans crier gare dans le calendrier électoral. Sur l’île d’Ouvéa, un commando indépendantiste mené par une soixantaine de kanaks et membres du FLNKS débarque brutalement à la gendarmerie de Fayaoué afin d’occuper les lieux, mais tout tourne mal : quatre gendarmes y laissent la vie tandis que vingt-six autres sont pris en otage et conduits dans une grotte isolée dans la jungle au nord de l’île. Plusieurs centaines de soldats français – dont les troupes du GIGN et du 11e Choc – sont envoyés sur place pour engager des négociations, tandis que la presse est soit muselée soit écartée. En dépit des efforts du capitaine du GIGN Philippe Legorjus pour apaiser les tensions de chaque côté et privilégier le dialogue négociateur à l’offensive militaire, le pire ne pourra pas être évité. Moins de dix jours plus tard, poussé à l’action par un Chirac très va-t-en-guerre et un Bernard Pons (ministre de l’Outre-mer) refermant fissa toute fenêtre de négociation, Mitterrand signe l’ordre d’attaque de la grotte d’Ouvéa, aboutissant de facto à la libération des otages mais aussi à la mort de deux militaires et de dix-neuf militants kanaks. Et en dépit de l’amnistie portée par les Accords de Matignon un mois plus tard pour ramener le calme sur l’île calédonienne, les plaies laissées par cette tragédie n’auront pas su se cicatriser.

C’est peu dire que la sortie du film de Kassovitz aura relancé les passes d’armes entre ceux qui furent les témoins du drame d’Ouvéa, s’écharpant à tire-larigot sur des interprétations très orientées et simplistes de la situation politique de l’époque en Nouvelle-Calédonie, sur des faits non avérés et finalement mensongers (les supposés viols et décapitations commis par les insurgés kanaks), ainsi que sur les responsabilités politiques et militaires qui entourent encore l’assaut de la grotte. Cet assaut était-il nécessaire ? A-t-il été précipité pour solder l’affaire avant la fin du second tour de la présidentielle ? S’agissait-il d’un simple calcul politique visant à mater la révolte indépendantiste kanak afin de siphonner les voix du Front National en faveur de Chirac ? Des militaires ont-ils laissé mourir des insurgés kanaks grièvement blessés ou exécuté sommairement certains des preneurs d’otages ? Etant donné que l’idée d’une « vérité parcellaire » reste difficile à faire passer dans l’esprit de médias aveuglés par leur quête du buzz péremptoire, rien d’étonnant à ce que la presse (cinéma ou pas) ait ajouté à son tour de l’huile sur le feu lors de la sortie du film, les uns (très) à droite ne voyant que mensonges et inexactitudes dans les détails du scénario, les autres (plutôt) à gauche saluant la virulence salutaire du propos de Kassovitz. Un débat enflammé qui, d’ailleurs, avait déjà pris racine bien en amont si l’on tient compte de la phase de postproduction : lâché par l’Armée française qui lui refusa son important soutien logistique (elle se sentait directement visée par le scénario) et par une large partie de la population kanak de Nouvelle-Calédonie qui bloqua toute possibilité de tournage sur les lieux du drame, Kassovitz fut contraint de s’exiler en Polynésie française pour tourner son film… Bref, au vu d’un tel « enfer des armes », la partie n’était pas gagnée. Pour le cinéaste, soucieux d’éviter la controverse et de rester au plus près de la vérité. Pour le spectateur, désireux de ne pas se retrouver face à un film trop idéologiquement orienté et moteur de cette « indignation de surface » que le 7ème Art déguise trop souvent en profondeur. Le résultat ne fait pas que répondre à nos craintes par la nuance, il dépasse toutes nos espérances par le travail d’orfèvre de son créateur.

LE CHAOS ET LE PRÉSENT

Si le piège n°1 du film était celui du manque d’objectivité sur une situation polémique, Kassovitz l’esquive et le contourne en choisissant d’épouser pleinement la subjectivité tourmentée et difficile du capitaine Philippe Legorjus, dont le travail de négociateur durant le drame d’Ouvéa aura égalé le fait de marcher sur des œufs. De bout en bout, le film ne se contente pas de régler son pas sur le pas d’un personnage qui remonte le fil d’un événement qui le hante. Il se connecte au plus près de son nerf décisionnaire, de sa fibre la plus sensible, afin de rendre palpable ce tiraillement perpétuel d’un individu entre sa prise de conscience du travail à accomplir (sauver des vies au détriment de la sienne – c’est le boulot du GIGN) et sa hiérarchie plus ou moins bornée qui tend à le phagocyter. Cette volonté de Kassovitz de s’être incarné lui-même en rouage impuissant du système a en outre tôt fait de se superposer à sa propre position de cinéaste, située non pas en retrait d’un sujet trop délicat à embrasser mais à l’exacte distance d’une affaire sur laquelle l’hypothèse et la perception prenne systématiquement le dessus sur la certitude. Le choix d’avoir adapté le livre-témoignage de Legorjus (La Morale et l’action, édité en 1990) tombe ainsi sous le sens pour justifier la démarche même du scénario : il est ici moins question d’élucider quoi que ce soit que d’épouser un état de désorientation et un sentiment d’oppression qui vont naître peu à peu de tout ce qui surgit dans le champ, des multiples clivages de pouvoir jusqu’aux récits subjectifs des événements passés. Autour de ce personnage dont le désir d’aller contre le système s’amplifie à mesure que celui-ci se durcit, tout prend ainsi la dimension d’une grande prison à ciel ouvert où l’occupation et la résistance sont des concepts de plus en plus troublés (qui s’oppose à qui ? qui résiste à qui ?).

Comme à la grande époque de Sidney (Lumet) et de Sydney (Pollack), la marge de manœuvre du protagoniste rebelle se révèle plus limitée qu’elle n’en a l’air, et peut-être même plus encore dès lors qu’il pense trouver la meilleure brèche pour imposer son art du dialogue. En témoigne la façon dont Legorjus, pourtant didactique et déterminé dans sa manière de procéder, se heurte sans cesse à la pesanteur butée des institutions militaires et politiques. Dans ces moments-là, l’immobilisme de Legorjus au sein même du cadre et du groupe – signe d’une mise en scène prodigieuse qui métaphorise la place toujours plus limitée du libre arbitre dans un système vérolé – parvient à tout exprimer sans rien dire. Conscient de s’inscrire dans la hiérarchie qu’il affronte et dont il connait aussi bien les règles que le langage, le personnage se sait pris au piège, cadenassé dans un espace soumis à des forces autrement configurées (pièce fermée, groupe divisé, réunion pressurisée…) et toujours en posture d’abattement, voire de profil bas (il faut voir à un moment donné comment sa tête fatiguée a l’air compressée dans le cadre étroit d’une cabine téléphonique). Ne serait-ce pas, au fond, parce que son activité de négociateur ne consiste aucunement à questionner la dimension politique d’un drame comme celui d’Ouvéa ? Et que même au contact d’une situation dramatique et prompte à réactiver sa fibre humaniste, il se sait contraint de prendre sur lui toute la responsabilité de la conclusion à venir, aussi douloureuse soit-elle ? Même loin du continent, il reste le même : un soldat condamné à sauter si on lui en donne l’ordre, y compris si cela va à l’encontre de sa propre morale. Le fait de se souvenir courageusement d’un désordre intérieur dont on ne peut se dissocier lui permet d’aboutir au constat suprême : si la vérité blesse, alors le mensonge tue. A ce titre, la puissance de jeu dont fait ici preuve Kassovitz dans son interprétation mérite tous les éloges, fort d’un grand écart parfaitement exécuté entre une indignation qui baisse les yeux et un altruisme qui s’efforce de les garder levés.

Alors, certes, une telle radiographie du cœur d’un soldat afin d’en cibler la prison intérieure dans laquelle reste enchaîné son désir de révolte n’aurait que peu d’impact sans une assise visuelle réellement amplifiée – le seul jeu de l’acteur et son simple positionnement au sein du cadre ne sauraient suffire. C’est là que Kassovitz offre la pleine mesure de son art de la mise en scène, lequel surpasse ici tout ce qu’il a pu expérimenter par le passé. Il convient d’abord de rappeler que le bonhomme, loin d’un enfant terrible cherchant à faire péter sa science avec la caméra, est de cette poignée de férus d’un cinéma avant tout artisanal où le digital n’a pas sa place et où la fibre créatrice se mesure à la capacité de maîtriser l’analogique. En somme, selon lui, vanter l’artisanat du cinéma se construit en réaction à une industrie qui fabrique des images à la chaîne (et qui les décline en boucle via la technologie) au lieu de miser sur l’effort et la réflexion. Ses films témoignent en grande partie de ce parti pris, et celui-ci plus que n’importe quel autre. L’effet le plus ostentatoire du film – ce qui n’en fait pas pour autant le moins intéressant – est ainsi celui qui accompagne le récit de l’attaque de la gendarmerie de Fayaoué par un gendarme témoin, créant le flashback dans la réalité de manière à lier le déroulé d’une tragédie passée et sa perception dans un seul et même mouvement générateur de vertige. Faire se confondre ainsi le passé et le présent dans un même plan-séquence honore à la perfection ce souhait de dessiner une vérité subjective – et donc sujette à caution – à partir des indications obtenues. Le reste du film se met au diapason, tant les idées novatrices qui peuplent L’Ordre et la Morale obéissent à trois fonctions-clés : rythmique, découpage, chaos.

Rythmique dans le choix d’effets en adéquation parfaite avec cette relecture mémorielle du trauma de Legorjus (cet effet de rewind qui ouvre le film) et d’une bande-son oppressante dont le leitmotiv principal (des sortes de coups puissants sur une surface métallique) amorce l’idée d’une apocalypse en marche, interne et externe à la fois. Découpage dans l’élaboration d’une narration frontale qui gère avec brio son crescendo par un countdown de dix jours et d’une armada de cadrages symboliques qui offrent à l’image le temps de parole le plus élevé. Des exemples ? Un travelling avant qui traverse un jeu d’échecs grandeur nature derrière lequel Legorjus passe un marché avec la presse – il transgresse alors l’ordre de ses supérieurs. Une suite de coupes identiques sur Legorjus cadré immobile et de dos à l’arrière d’une jeep – rien de mieux pour refléter sa sensation d’être baladé et téléguidé à son corps défendant. Et que dire de cet ordre d’attaque lâché par un officier derrière lequel trône un mur où sont placardés les dix commandements, sinon que ce genre de petite pique subversive a le don de viser juste. Chaos, enfin, dans la mise en scène démentielle de l’assaut de la grotte, sorte de tour de force en mode Soldat Ryan où la caméra portée, la vue subjective et le plan-séquence mettent à égalité la perte des repères – ici irréversible – et la progression claustro en temps réel. Ici, aucun moyen de savoir ce qui se passe, ce qu’il faut visualiser, ce que l’on peut voir, qui tire sur qui, qui vise qui, et au final, qui a fait quoi et qui a tué qui. Cette scène est le point culminant de la pression exercée jusqu’ici sur Legorjus, le climax hystérique qui pulvérise notre assimilation des quatre points cardinaux au profit d’un espace qui semble perdre ses derniers centimètres. Caméra embarquée au plus près des corps, y compris du nôtre – on subit à défaut de voir, secoué et chahuté de toutes parts, sidéré et désorienté comme jamais. Assimilés à des coups répétés sur la tête, les sons métalliques que l’on évoquait plus haut ordonnent alors à eux seuls les coupes du montage qui strient le plan-séquence, à mesure que le protagoniste perd sa capacité à délimiter et à décider. En tant que spectateur, on n’est donc pas plus avancé que lui – qui oserait encore prétendre voir du mensonge et de la malhonnêteté dans la mise en scène de Kassovitz ? La réalité de cet assaut sur la grotte restera ainsi hors champ, cachée derrière ce chaos illisible de poudre et de feuillages où toute perspective de déchiffrage est vouée à l’échec.

LA CHUTE ET LE FUTUR

Avec tout ça, on en oublierait presque d’éclairer la position même du cinéaste au cœur de cette opposition entre kanaks et français. Même en manipulant les thèmes du colonialisme et de la raison d’Etat avec un œil on ne peut plus critique, Kassovitz fuit ici tout geste d’idéologue, préférant se placer au plus près de l’humain et faire naître l’indignation du contexte lui-même plutôt que d’un groupe d’individus. Son arme n°1 ? Le décor, bien sûr, qui jouit ici d’une ambiguïté maline : on est en France bien que le cadre de l’Océanie nous donne l’impression de s’en éloigner. L’île d’Ouvéa, pourtant visualisée d’entrée via de majestueux plans d’hélicoptère comme une sorte de paradis perdu à l’écart de toute trace de vie humaine, révèle vite sa vraie nature : un atoll minuscule au cloisonnement majuscule, une horizontalité spatiale redéfinie par la verticalité des rapports d’autorité, un lieu impossible à quadriller malgré une profusion folle de soldats et de troupes d’élite – d’où le fait que la fameuse grotte restera longtemps introuvable pour l’armée française. Et si la Nature a ici une fonction particulière, ce n’est pas d’inviter autrui à toucher du doigt une quelconque révélation mystique. A l’opposé de tout rapport direct avec le cinéma de Terrence Malick (pourquoi diable certains ont cru bon de tenter un parallèle absurde avec La Ligne rouge ?!?), la nature ne parle pas ici à l’humain ni ne chuchote un quelconque désir de communion avec son âme, et en parallèle, elle n’incarne jamais véritablement le danger ou l’hostilité. En revanche, à l’image de l’île d’Ouvéa elle-même, elle reste difficile à lire et à topographier, que ce soit via des cartes ou des trajectoires, imposant de facto le soldat qui s’y aventure à se laisser lentement pénétrer par elle. Ce qui nous vaut une scène assez extraordinaire qui suspend le temps quelques minutes avant l’assaut de la grotte : la lente respiration de Legorjus face au silence de la jungle se cale sur un très léger mouvement de va-et-vient avant/arrière de la caméra, un peu comme si sa respiration et la focale associaient leurs forces pour faire s’écarter et se tordre les feuillages – cela préfigure le souffle imminent des hélicoptères sur le point de lancer l’assaut.

Et après tout, puisque le film se veut très proche d’une « remontée du temps » jusqu’à une jungle où se nichent potentiellement l’alpha et l’oméga d’une société en perdition, pourquoi ne pas prendre nous aussi le risque de tenter la connexion avec le chef-d’œuvre guerrier de Francis Ford Coppola ? Connexion en décalage, toutefois, car à défaut d’une plongée dans la démence sous acide et d’une perspective de sacrifice rédempteur pour son héros, L’Ordre et la Morale ose surtout mettre en exergue que la vraie folie à affronter ne se terre pas au fond de la jungle océanique mais se montre plein cadre via les médias du continent : une hydre à deux têtes qui, lors d’un débat télévisé bouche-trou, transforme un désaccord en faux-semblant et entérine le déni de conscience comme épicentre vicieux de la realpolitik. Celui qui retourne sa veste est-il plus ou moins coupable que celui qui reste fidèle à sa politique personnelle ? Quelle importance, au fond ? Le nouveau Kurtz s’est propagé à travers tous les visages du corps politique, les dés sont déjà pipés et l’enfer des armes politiques d’ores et déjà pavé des mauvaises intentions. Ainsi donc, le regard impénétrable de Legorjus qui observe le débat Mitterrand/Chirac sur une télévision vaut mille mots : ce n’est pas un écran de télévision qu’il est en train de regarder mais un miroir. Il est comme Mitterrand : une dichotomie vivante dont la mise en pratique finira par trahir le discours. Les paroles du débat électoral valent donc peanuts – Kassovitz enfonce d’ailleurs le clou en les brouillant toujours plus dans la bande-son – tandis que le soldat, indigné en silence, se résigne à retourner à sa fonction. Et du côté des insurgés kanaks, dont le désir d’indépendance se cogne sans cesse à la panique la plus bruyante et la plus irréfléchie, la crainte d’un dénouement effroyable paraît se lire toujours plus clairement sur les visages de chacun, en particulier celui de leur leader Alphonse Dianou (formidable Iabe Lapacas) dont le regard perçant et profond mériterait un paragraphe entier. L’Histoire est déjà écrite. Avec du sang.

Si les films de Kassovitz ont un point commun, c’est de travailler la narration pour qu’une histoire donnée puisse dévoiler son inquiétant double fond. Ainsi, Assassin(s) usait du pluriel-parenthèse de son titre pour suggérer l’idée d’une responsabilité collective, Les Rivières pourpres s’ouvrait sur une phrase furtive (« Heureux celui qui a su pénétrer les causes secrètes des choses ») à laquelle la résurgence de la bête immonde allait donner un sens diamétralement inversé, et même Gothika, via un « Not alone » à double sens, chuchotait l’hypothèse de meurtriers aussi nombreux que les victimes. Au-delà de montrer une guerre (militaire et concrète) très vite dépassée par une autre (politique et abstraite), L’Ordre et la Morale – titre brillant dont les deux mots n’ont pas qu’une seule définition – s’impose comme le digne successeur de La Haine, confrontant la démocratie autant aux tourments de son identité historique qu’à une irrémédiable aliénation de masse dont les effets secondaires sont partis pour durer. L’enfer qu’il met en perspective est certes celui des armes – les mots font ici parfois aussi mal que les flingues – mais avant tout celui d’un pays dont le drame d’Ouvéa, zénith d’une crise violente que chaque camp aura contribué à intensifier, frisait presque le signal d’alerte. C’est en cela que Kassovitz se fait ici davantage l’égal d’un Cimino que d’un Costa-Gavras : il déterre des mythes pour les questionner, réveille les zones d’ombre de la mémoire nationale pour encourager au débat, conteste les faits pour attester objectivement des clivages, mesure son indignation à travers le cadre et l’image, et surtout, repositionne l’humain au-dessus de l’idéologie. Si la colère l’anime, c’est parce qu’elle fait se relier intrinsèquement les démarches respectives de l’artiste et du citoyen. Et parce qu’elle a surtout valeur de caillou dans une chaussure : le tout n’est pas d’avoir davantage de difficulté à marcher mais au contraire de se poser et de réfléchir face à un problème, sans leçon de morale pontifiante ni message prémâché pour cerbères intellos, mais avec une mise en scène si virtuose et dévastatrice qu’elle dépasse les frontières et les labellisations. Kassovitz voulait-il vraiment « enculer le cinéma français » comme il l’a dit après l’échec commercial de son chef-d’œuvre ? Ce qui est sûr, c’est que le cinéma français n’avait pas à lui en vouloir d’agir (et de réagir) ainsi : après tout, un vrai ami n’est-il pas celui qui a le courage de dire quand on a tort ? Ainsi s’impose l’ami Kasso : il est l’arbre qui révèle la forêt… et qui se prend souvent la foudre à force de la dépasser.

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