REALISATION : David Lynch
PRODUCTION : Asymmetrical Productions, Les Films Alain Sarde, StudioCanal, The Picture Factory
AVEC : Naomi Watts, Laura Elena Harring, Justin Theroux, Ann Miller, Mark Pellegrino, Monty Montgomery, Dan Hedaya, Angelo Badalamenti, Melissa George, Robert Forster
SCENARIO : David Lynch
PHOTOGRAPHIE : Peter Deming
MONTAGE : Mary Sweeney
BANDE ORIGINALE : Angelo Badalamenti
ORIGINE : Etats-Unis, France
GENRE : Drame, Fantastique, Thriller
DATE DE SORTIE : 21 novembre 2001
DUREE : 2h26
BANDE-ANNONCE
Synopsis : À Hollywood, durant la nuit, Rita, une jeune femme, devient amnésique suite à un accident de voiture sur la route de Mulholland Drive. Elle fait la rencontre de Betty Elms, une actrice en devenir qui vient juste de débarquer à Los Angeles. Aidée par celle-ci, Rita tente de retrouver la mémoire ainsi que son identité…
C’est désormais officiel : pour David Lynch, le cinéma c’est terminé. L’heure de la retraite a sonné. Et dire qu’au même moment, on s’excitait déjà à l’idée de le retrouver. Déjà parce que la saison 3 de Twin Peaks pointe enfin son pif, ensuite parce que quelques-uns de ses films vont ressortir en salles sous une superbe restauration 4K, enfin parce que Mulholland Drive – pour beaucoup le sommet absolu de sa filmographie – fut élu l’année dernière « meilleur film du siècle » par 177 critiques à travers le monde. Assommés de tristesse, nous le sommes. Mais surpris, à vrai dire pas vraiment : de par sa sécheresse expérimentale et son relief quasi-cubiste résultant de l’emploi de la caméra numérique, INLAND EMPIRE – son dernier long-métrage à ce jour – avait prophétisé à sa manière le devenir funeste du cinéma. A l’inverse, quelques années avant ce chant du cygne du médium ciné, Mulholland Drive avait davantage valeur de chant d’amour au pouvoir immémorial du 7ème Art, quoique teinté malgré tout d’une vraie angoisse infusée sous l’admirable majesté du filmage. Et si d’aucuns ont fini par considérer – sans doute à très juste titre – que Lynch n’avait jamais atteint un tel degré de logique dans l’irrationnel (on a connu des oxymores moins tordus que celui-là !), c’est parce que le 7ème Art y redevenait moins une toile de fond qu’une sorte d’acteur omniscient. Ou comment Lynch, en faisant appel à une mémoire inconsciente du cinéma qu’il superpose ici à sa propre logique de l’inconscient, réveille une synthèse d’effets et de sensations qui encouragent – et même facilitent – la lecture intuitive. Lost highway et Twin Peaks avaient déjà préparé le terrain en laissant l’absurde dérégler le familier, mais Mulholland Drive aura frappé plus fort. Plus haut. Plus beau.
Osons tout de même une hypothèse qui ne plaira pas forcément à tout le monde : les habitués du cinéma de David Lynch auront clairement été les moins gâtés à la découverte de Mulholland Drive. A contrario des néophytes qui auront eu loisir de se perdre dans les méandres de ce vaste labyrinthe fantasmatique, il aura été plus facile pour les autres de trouver la sortie. On avait déjà évoqué en détail, à propos d’INLAND EMPIRE, ce qui constituait à notre sens la clé absolue du cinéma de David Lynch : investir un espace plus ou moins familier dans lequel, sous l’effet d’une peur souterraine et inavouable, un personnage active une psychose qui déborde sur le réel et qui tend à tout dérégler, des perceptions jusqu’aux identités en passant par les lois cartésiennes du monde. D’où cette impression particulièrement limpide d’y voir une sorte de « logique de l’effondrement », guidée par les états affectifs de ce personnage et identifiée par des passerelles inter-dimensionnelles au sein du récit – là où des personnages peuvent ainsi adopter plusieurs identités mouvantes. Et face à cela, se confronter à ses peurs pour mieux les affronter devenait alors la seule porte de sortie possible, pour le protagoniste mais aussi pour nous, tant la mise en scène de Lynch use génialement des effets – surtout sonores – pour nous faire assimiler chaque micro-perception du personnage.
En gardant tout cela à l’esprit, décoder Mulholland Drive devient vite un jeu d’enfant : la peur qui hante le récit est celle d’un double échec, à la fois amoureux et artistique (comment pouvait-il en être autrement avec une actrice naïve qui débarque à Hollywood pour devenir une star ?), tandis que cette soudaine permutation aux deux tiers du récit invite l’héroïne à quitter ses chimères de gloire hollywoodienne pour revenir à son quotidien glauque et se confronter à sa part sombre. Deux visions peuvent ici suffire à décrypter le film comme une plongée dans la psyché d’une amoureuse déçue : la première permet d’assimiler tranquillement le caractère bipolaire de la narration (rêve/réalité ? réalité/cauchemar ?), la seconde invite à rattacher chaque élément du récit à son « double » fantasmé (et ainsi éclairer l’ensemble). Après un casse-tête schizo aussi tordu que Lost highway et une magnifique parenthèse linéaire (Une histoire vraie), Lynch voulait-il donc rendre ses rébus mentaux plus accessibles ? On peut clairement l’envisager, tant les indices servant à éclaircir l’intrigue sont ici mis en évidence de façon assez inhabituelle (un oreiller, un cow-boy, une clé bleue, un cendrier, un accident de voiture, un abat-jour rouge, un couple de vieillards, un clochard…), laissant tout spectateur digne de ce nom – du genre à rester attentif durant la projo au lieu de masturber son smartphone – avec toutes les cartes en main pour « fermer » l’intrigue à sa guise. A moins que Lynch, même avec un niveau de maîtrise déjà hors normes, agissait jusqu’ici exclusivement sur nos sens en laissant la perspective romanesque en arrière-plan – Lost highway l’avait assez bien démontré. En faisant cette fois-ci en sorte que le cinéma des sens soit en équilibre optimal avec le sens du cinéma, le cinéaste avait enfin tutoyé les étoiles.
LA SCIENCE DES RÊVES
A posteriori, on ira même jusqu’à dire que Lynch ne pouvait qu’atteindre un tel niveau de perfection en laissant son ange du bizarre investir la Cité des Anges – David Cronenberg aura récemment atteint un zénith assez identique avec Maps to the Stars. Mais pour lui comme pour son héroïne, arriver à Hollywood n’est en rien une simple excursion dans un nouveau décor. C’est surtout se coltiner à un environnement où les stars créent les rêves, où les rêves créent les stars, et où la notion de « réalité » n’a jamais été synonyme d’autre chose que de manipulation, insinuée tel un délicieux venin sous l’effet retors du songe et/ou du fantasme. Bref, un lieu où la matière cinématographique, inconsciente et pourtant omniprésente, invite à renouer avec la logique du rêve, et par extension celle du cauchemar. De ce fait, Lynch adopte la comportement d’un serpent dirigé par l’instinct et les cinq sens, privilégiant ainsi les points de suspension, d’exclamation et d’interrogation sur toute autre logique ponctuée. Le générique de début porte ce principe au centuple avec une idée de cinéma pour le coup inoubliable : dans les ténèbres de la nuit, une limousine noire aux vitres teintées serpente sur les hauteurs de Mulholland Drive. Sur la banquette arrière, on découvre une superbe femme brune, lookée et maquillée comme une star. La voilà qui échappe simultanément à une tentative de meurtre et à une collision mortelle, s’extirpant de la carcasse encore fumante de la voiture à la manière d’une « poupée cassée » (si l’on en croit les mots de son actrice Laura Elena Harring). Frappée d’amnésie sous l’effet du choc, elle descend vers les lumières de la ville, traverse les collines plongées dans l’obscurité et finit par trouver refuge dans un luxueux appartement. Celui-là même que Betty (Naomi Watts), une jeune actrice fraîchement débarquée à Hollywood, viendra investir dès le lendemain.
A ce stade, la durée du film excède à peine un quart d’heure, mais celui-ci a déjà atteint les sommets en déclinant son précis de l’art lynchien dans une ouverture sidérante, riche d’un mystère qui enveloppe et piège son audience sans la prévenir. Lynch prend déjà soin de magnifier le pouvoir d’attraction et de mystère de cette route mythique qu’est Mulholland Drive : en plus de parcourir la crête des montagnes de Santa Monica à la manière d’un serpent (ce qui en fait un véritable terreau de panoramas sur toute la vallée de Los Angeles), cette route a longtemps incarné une sorte de « passage » vers le rêve américain tout en ayant dans sa linéarité sinueuse un caractère éminemment schizophrénique (elle traverse de luxueuses zones résidentielles avant d’adopter la logique sauvage d’une route de montagne). Une sorte de décor « suspendu dans le temps », en somme, ce que les nappes envoûtantes d’Angelo Badalamenti et les lueurs en arrière-plan de Los Angeles arrivent à refléter. A peine est-on entré dans le film que cette remontée nocturne sur Mulholland Drive d’une limousine aux allures de cercueil fait implicitement revivre toute la dichotomie d’Hollywood, son passé et son présent, ses lumières et sa part sombre, ses illusions et ses déconvenues, laissant présager un choc imminent au détour d’un virage – ce qui finira par arriver. Cette mémoire inconsciente du 7ème Art que l’on évoquait plus haut agira donc dès cet instant comme une balise flottante, une sorte de GPS déréglé qui indiquera une direction pour finalement nous emmener sur une autre.
On sait depuis longtemps le caractère éminemment cinéphile de Lynch, n’ayant jamais cessé de laisser ses références les plus précieuses s’infuser au sein de ses narrations cubistes. Certes, la plus évidente sera ici Sueurs froides, ne serait-ce qu’au travers du thème du double (depuis transcendé par Brian De Palma), mais on peut en citer d’autres : la beauté classieuse de Betty fait revivre le fantôme de Grace Kelly, le célèbre mot « Silencio ! » qui clôt le récit fait immédiatement songer à la fin du Mépris de Jean-Luc Godard, et même la mystérieuse boîte bleue serait à deux doigts d’évoquer la « valise nucléaire » qui irradie à la fin d’En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Mais un autre long-métrage vient tout de suite toquer dans un coin de notre cortex : Boulevard du crépuscule de Billy Wilder. D’abord parce que Sunset Boulevard apparaît dans le film (et pour cause : elle est située non loin de Mulholland Drive !), ensuite parce que le film-monument de Wilder reste encore aujourd’hui le plus à même d’avoir su décrypter et célébrer la face cachée de l’industrie hollywoodienne et du rêve qu’elle prétend incarner. Lynch embraye ici le pas à Wilder en ne cachant rien lui aussi de l’endroit et de l’envers d’un Hollywood à double face, qu’il s’agisse des déconvenues de jeunes actrices en devenir, de l’attitude cannibale des studios, des coups bas se succédant aux fausses politesses, ou plus généralement d’un système faussement serein qui voit se réveiller son inconscient glauque et grinçant sous l’effet d’un événement inhabituel – souvenez-vous de l’oreille coupée de Blue Velvet qui dévoilait toute la part noire d’une petite ville américaine a priori bien sous tous rapports.
Outre un infratexte romantique qui aiguille – ou plutôt dérègle – une héroïne en proie à sa peur de l’échec, ce qui ressort aussi très clairement du rébus narratif de Mulholland Drive est une propension de tout un chacun à adopter le principe du paraître, quitte à vivre sous l’influence d’images et de fantasmes – ce qui est déjà en soi une convention de la vie à Hollywood. Il suffit de voir ici comment la brune amnésique s’invente le prénom de Rita en observant une affiche du Gilda de Charles Vidor (la caméra de Lynch traverse alors un miroir où se reflète l’affiche), ou encore à quel point Betty semble sortir d’Eve de Joseph Mankiewicz lorsqu’elle répète son audition devant Rita. L’acteur – qui cherche moins à imiter qu’à absorber le fantôme dont il s’inspire – est ici un insecte qui sort de la chrysalide d’un autre. Une énigme à part entière, somptueuse en l’état, qu’il s’agit d’élucider et devant laquelle la curiosité se révèle maximale. Assimiler l’acteur à un schizophrène qui se cherche lui-même à travers un autre a donc vite fait de ressembler à un pléonasme, surtout quand le concept consiste en une réinterprétation subjective de tout ce qui a précédé dans l’Histoire du 7ème Art. On se souvient d’un Stanley Kubrick disant que tout avait déjà été fait par les grands inventeurs du cinéma des origines et qu’il ne restait plus qu’à en décliner les principes. On en prend ici le pouls lorsque Lynch s’attarde sur les coulisses d’Hollywood : un bout d’essai où Betty réinterprète génialement une scène de ménage on ne peut plus banale, puis un tournage de film contemporain où des actrices chantent en play-back avec des costumes très orientés 40’s. Tout y est : l’actrice qui devient tout à coup un personnage, la relecture de paroles existantes sous un autre angle (métaphore directe du film lui-même), et surtout, plus que tout, l’assimilation de sa propre mémoire par un cinéma contemporain qui existe autant avec elle que contre elle.
La liberté du 7ème Art semble à ce prix-là, d’où le fait que Mulholland Drive se veuille presque un manifeste de la déconstruction à tous les niveaux : narrative, bien sûr, mais aussi thématique au vu de l’amas de genres qu’il parvient à harmoniser et à sublimer (satire grinçante, comédie noire, romance passionnelle, épouvante pure, thriller onirique, trip hallucinatoire…). En se coulant avec autant de brio dans un territoire surchargé de références historiques qu’il utilise à sa guise comme des vecteurs communs d’onirisme et de mémoire (ce qu’il n’avait encore jamais osé faire dans ses précédents travaux), Lynch filme Hollywood comme une énigme contenant elle-même une multitude d’énigmes souterraines qui en irriguent les veines. Besoin d’exemples ? Il y a bien la présence de la légendaire Ann Miller dans un rôle de gérante bienveillante : difficile de ne pas lire ce personnage comme un hommage au vieux système hollywoodien où les acteurs étaient engagés exclusivement par des studios. Mais à tout prendre, on en préfèrera un autre, particulièrement gratiné : est-ce un hasard si, au sein d’un film hanté par les histoires criminelles qui ont toujours fait l’aura de la Mecque du 7ème Art, l’héroïne porte ici le même surnom (« Betty ») que celui d’Elizabeth Short, alias le fameux et tristement célèbre « Dahlia Noir » ?
LA THEORIE DU CHAOS
La sidérante profondeur de champ dont Lynch use au travers de ses images aide évidemment à saturer chaque photogramme d’une multitude de signes et d’indices à déchiffrer, laissant ainsi les exégètes les plus bornés libres de s’en donner à cœur joie au gré des visions répétées. Mais la prolifération des pistes ouvertes par le film ne tient pas ici dans la supposée omniprésence du non-dit. Elle provient au contraire d’une série de séquences pour le coup très topographiques, situées à différents lieux d’Hollywood, qui parallélisent une myriade de sous-intrigues hypothétiques à la trame centrale (l’enquête menée par Betty pour élucider le mystère de Rita). C’est d’ailleurs au sein de ces scènes-là que Lynch renoue avec un jeu qu’il maîtrise mieux que quiconque : confondre le burlesque et l’angoisse dans un même geste de cinéma. Citons pêle-mêle la trouille graduelle d’un client du dinner Winkie’s, la mainmise d’une obscure mafia sur le choix de l’actrice d’un film à gros budget (avec Angelo Badalamenti lui-même en mafioso très tatillon sur la qualité du café espresso !), la galère d’un jeune cinéaste successivement confronté à son éviction d’un film et à son épouse adultère (on se croirait chez les frères Coen), les déboires d’un tueur à gages particulièrement maladroit (il doit tuer une seule personne en cachette, il en tuera finalement trois et provoquera un incendie !), sans parler de ce couple de vieillards croisés par Betty dans un aéroport et figés peu après dans une très étrange grimace – les regards attentifs auront tôt fait de deviner leur identité au travers de leur apparition furtive dans le plan inaugural du film.
Ces pistes ont-elles ici pour fonction de décoder la trame centrale ? Bien sûr que non. Déjà parce qu’elles soutiennent ce dérèglement de la réalité sous l’effet de la psychose de l’héroïne, ensuite parce qu’elles dessinent des correspondances entre le récit que l’on suit et son négatif survenant après l’ouverture de la fameuse boîte bleue (est-ce une « boîte de Pandore » qui ouvrirait sur l’inconscient refoulé des personnages ?), enfin parce que leur présence crée de ce fait le doute sur notre façon de définir précisément la temporalité des deux strates narratives (joue-t-on à « imparfait » contre « présent », ou à « présent » contre « conditionnel futur » ?). Pur délice mystificateur que voilà, switchant à loisir de l’hommage vitriolé à Hollywood (qui refoule sa corruption et sa misère sous un vernis de décor de conte de fées) à une lecture quasi psychanalytique des identités. Sur ce dernier point, deux hypothèses semblent privilégiées : Betty est-elle l’incarnation fantasmée de la malchanceuse Diane (elle aussi jouée par Naomi Watts), ou alors Diane représente-t-elle ce que Betty aurait peur de devenir ? La première lecture semble évidente au vu de sa solidité par visions répétées et des choix de montage adoptés par Lynch, mais pour autant, comment en être sûr à 100% ?
Le désir amoureux, exclusivement féminin (une première pour Lynch), peut bien sûr aider à y voir plus clair si l’on accepte d’en examiner les affects en miroir (Rita est-elle un fantasme imagé ? Camilla est-elle une image fantasmée ?). Mais la déflagration romanesque – voire puissamment érotique – qui découle de cette relation suffit en soi à jauger la valse des affects au sein de l’univers dépeint, voire à les rendre encore plus ambigus lorsque le récit se met soudain à basculer. Cet envers du décor où, une fois le désir consommé et l’amour cristallisé dans une magnifique étreinte, la réalité cachée des événements visualisés reprend brutalement le dessus. D’où la meilleure scène du film, celle où le style lynchien atteindra son plus haut degré d’angoisse et de mystère. Le temps d’une dérive noctambule des deux héroïnes dans le club Silencio, la vérité s’infuse au travers du côté cryptique des situations et des dialogues (« Tout est enregistré, tout n’est qu’une illusion »), bouleversant à jamais l’équilibre, portant l’émotion à un degré inimaginable et amorçant ainsi une fragmentation totale de l’ensemble. La perception évoquée il y a quelques années par Stéphane Delorme dans les Cahiers du Cinéma n’en devient que plus logique pour élucider ce qui anime la psyché de l’héroïne et justifier son acte insensé qui mettra fin au film : « Mulholland Drive semble traversé par une conscience de la catastrophe, comme si tout était déjà perdu et qu’il ne restait plus qu’à se laisser affecter. Il n’y a pas de pensée plus contemporaine que celle de la catastrophe ».
Au vu d’un espace mental (Los Angeles, terreau suprême de la projection idéalisée) qui utilise le télescopage et la permutation comme de savants micro-décalages, la fascination ne cesse de croître. Mais si complot il doit y avoir ici au sein de l’intrigue, et on l’imagine du coup exponentiel, il n’est pourtant qu’implicite, insinué, caché. Si Mulholland Drive est une enquête, elle demeure axée sur la question de la projection, du fantasme. Deux femmes assimilables à des archétypes hollywoodiens (blonde naïve de sitcom et brune opaque de film noir), où la première devient illico notre substitut, spectatrice d’un univers trompeur sur lequel elle projette ses propres fantasmes pour devenir actrice (le spectateur, lui, fait de même pour devenir enquêteur), mais peu à peu prise au piège des images qui l’ont nourrie, quitte à passer brutalement de l’innocence à la culpabilité. En se noyant elle-même dans un vertige qui devient le nôtre, Betty/Diane accroît l’impact d’attraction des images sans que le film ne cherche pour autant à les analyser. Ce que l’on voit est de l’ordre d’un contrat tacite entre Lynch et son spectateur : plus le premier rend ses images vénéneuses de par la perfection de son art sensoriel, plus le second parvient à les projeter sur la surface de ce délicieux ruban de Möbius (deux faces distinctes d’une seule et même « réalité »), ayant à la fois tout rassemblé et tout déstructuré. On a la sensation d’avoir tout vu, tout saisi, et en même temps, la monumentalité du film ne cesse de nous écraser. On ne parvient pas à quitter Mulholland Drive, même plusieurs jours après l’avoir vu. On ne peut jamais laisser derrière nous ce Hollywood sensuel et duplice, corps de rêve devenu usine à cauchemars (ou l’inverse ?), laissant ses forces obscures serpenter le long d’une route mythique… Ouvrez la boîte bleue. Entrez-y. Vous n’en sortirez plus jamais.