Resituons tout d’abord le film dans la carrière de Frears. En 1988, ce dernier connaît un gros succès avec le chef d’œuvre Les Liaisons Dangereuses. La critique est extrêmement élogieuse, le public se laisse allègrement séduire, les nominations et les récompenses pleuvent : c’est le tiercé gagnant. Cette réussite le conduit naturellement à être courtisé par quelques puissants d’Hollywood. Le père noël Martin Scorsese lui offre ainsi la réalisation de Les Arnaqueurs, adaptation d’un roman noir de Jim Thompson. Beaucoup y verront là son meilleur film. Il enchaîne ensuite avec Héros Malgré Lui, séduisante comédie à la Capra qui constituera sa première expérience de studio. Expérience qu’il n’appréciera guère, se considérant peu doué à tourner au milieu d’un cirque. Il lui faudra d’ailleurs batailler pour que la Columbia accepte sa conclusion mi-figue mi-raisin, loin d’un traditionnel happy end. Las, il revient en Angleterre et à la télévision qui l’a formé pour The Snapper, une humble et sympathique comédie sociale. Un retour aux sources qui, d’une certaine manière, le pousse à accepter de s’engager sur Mary Reilly.
Ce projet est déjà en gestation depuis un moment et connaît un certain nombre de cafouillages. Produit par Tristar, ce dernier s’inscrit dans une politique de dépoussiérage du patrimoine fantastique initié au début des années 90 par Francis Ford Coppola et son Dracula. Si on peut noter que John Carpenter a commencé le processus un an plus tôt avec ses Aventures D’Un Homme Invisible, Mary Reilly marche plus dans l’esprit sur les traces d’un Coppola. La réactualisation d’une célèbre figure du fantastique passe non pas par une réactualisation du contexte mais par une refonte de l’histoire vers des vertus plus romantiques. Un pur produit de son époque donc même si comme on le verra, le film s’éloigne de la méthodologie propre à Coppola. Pour mener à bien l’entreprise, Roman Polanski est un temps envisagé. Il verrait d’ailleurs bien son épouse Emmanuelle Seigner dans le rôle titre accompagné par Jack Nicholson dans l’art du double jeu. Finalement, c’est Tim Burton et Winona Ryder qui commenceront effectivement à plancher sur la pré-production. Mais malgré un sujet parfaitement dans ses cordes, le réalisateur d’Edward Aux Mains D’Argent abandonne et préfère orienter ses efforts vers Ed Wood. Les producteurs se tournent alors vers Frears. Toujours dans l’article de Première cité plus haut, Frears avouera avoir dit oui pour une raison uniquement sentimentale. Sa décision tenait en effet à la perspective de retravailler avec Christopher Hampton, son scénariste sur Les Liaisons Dangereuses. Espérant retrouver la même collaboration amusante après le désenchantement de Héros Malgré Lui, il commet là une erreur qu’il avait pourtant déjà commise par le passé. Au sein de sa succincte rétrospective, il parle rapidement de Sammy Et Rosie S’Envoient En L’Air. Là encore, il déclare avoir fait le film afin de retravailler avec Hanif Kureishi, le scénariste de My Beautiful Laundrette. L’idée est bien sûr de reproduire le même succès artistique et public. Le film sera un bide et Frears reconnaît que depuis il en parle avec une sévérité peut-être exagérée. La même avec laquelle il évoque alors Mary Reilly ?
Tout comme Sammy Et Rosie S’envoient En L’Air tentait d’émuler la formule de My Beautiful Laundrette, Mary Reilly va frontalement tenter le parallèle avec Les Liaisons Dangereuses. Outre Frears et Hampton, on retrouve ainsi une équipe fortement similaire : la productrice Norma Heyman, le directeur de la photographie Philippe Rousselot, le compositeur George Fenton, le designer Stuart Craig, les interprètes John Malkovich et Glenn Close. Toutefois, la base même du projet évoque un enjeu d’adaptation similaire. Plutôt que d’adapter directement le roman épistolaire de Choderlos De Laclos, Les Liaisons Dangereuses se basera sur la pièce de théâtre écrite par Hampton. Une source indirecte qui résoudra une bonne partie des difficultés d’adaptation de l’œuvre originale. Pour Mary Reilly, le scénario ne se base pas sur L’Etrange Cas Du Docteur Jekyll Et M. Hyde mais sur un autre roman signé par Valerie Martin. Ce dernier est une variation de l’œuvre de Robert Louis Stevenson épousant le point de vue d’une femme de chambre plutôt que celui de notables et amis du bon docteur. Un changement de narrateur donnant un sens inédit au mythe et donne le « la » de la nouvelle orchestration requise.
Outre l’optique féminine approchée, le choix de suivre l’histoire par les yeux d’une femme de chambre offre une proximité avec le personnage central permettant ainsi une meilleure étude de sa dualité. Une proximité qu’exploitaient complètement les versions antérieures du script avec une construction en quasi-huis clos. L’histoire se situait alors intégralement dans le manoir du docteur. Peu à l’aise avec cette conception claustrophobique, Frears demandera à tourner un peu plus le récit vers l’extérieur. Cela ne l’empêche pas de maintenir une impression d’enfermement. Bien qu’il considère que c’est un problème si le public ne retient du film que sa facture visuelle, l’esthétisme de Mary Reilly est d’une importance capitale pour le propos. Si Hampton a focalisé l’intrigue dans le manoir de Jekyll, c’est parce que celui-ci devient l’expression même de son cerveau. La maison est organisée en fonction de la position sociale de chacun, schématisant un homme se conformant aux strictes règles de son époque. L’apparence cohabite avec le fonctionnel mais tout est hiérarchisé avec rigueur et l’un ne doit pas empiéter sur l’autre. Du minuscule grenier où se repose la frêle Reilly au sombre laboratoire où Jekyll mène ses expériences interdites, aucun détail ne manque dans ce jeu mental.
Le décor est donc primordial et cela n’est en rien gâché par l’aération réclamée par Frears. Il filme ses extérieurs de telle manière à maintenir la métaphore sur la psyché humaine. Les rares plans larges sont constamment enveloppés dans un brouillard synthétisant le flou de l’inconscient et le film est principalement fait de rues étroites devenant autant de circonvolutions d’un cerveau en proie à ses démons. Une scène importante voit le personnage titre accompagné Hyde dans des lieux où elle ne s’est jusqu’alors jamais aventurée. Il s’agit d’abattoir où s’étalent des quartiers de viandes fraichement découpés et d’un institut médical où elle assistera à une opération pour le moins barbare. Celle-ci dévoilée furtivement par le clappement d’une porte connote cette idée de s’avancer dans des aspects humains insoupçonnés, d’entrapercevoir un peu de son horreur. Le film s’ouvre après tout sur une caméra passant à travers des barreaux, invitant par là à pénétrer les méandres d’un esprit.
Cette richesse visuelle fait la force du film. Bien que fonctionnant autour d’échanges verbaux, la relation de Mary Reilly avec Jekyll/Hyde se fonde sur tout un lot de métaphores et de visions oniriques. L’une des premières scènes va ainsi poser une sorte de prédiction des rapports à venir. L’héroïne doit transporter une anguille jusqu’à la cuisine. Réchauffée par la chaleur de ses mains, celle-ci se tantine dans tous les sens jusqu’à ce que la cuisinière l’immobilise et la découpe en rondelles. Par son rapport sexuel et sa conclusion, ce passage devient l’illustration du rôle de Reilly vis-à-vis de Jekyll et de son double Hyde. Jekyll est attiré par Reilly mais celle-ci reste inaccessible de par sa position sociale. Tout juste l’approche-t-elle en prétextant une curiosité scientifique. Il préfère laisser ses sentiments s’exprimer par une part d’ombre moins scrupuleuse sur les détails. En ce sens, le film refuse de jouer sur le manichéisme de la double personnalité. Jekyll et Hyde sont chacun la facette d’une même identité, rendant ainsi plus troublante une réflexion sur une nature humaine mêlant autant de bonté que de vileté. Frears ne masque d’ailleurs aucunement que Malkovich est derrière les deux personnages. Un aspect qui cumule naturellement dans une transformation finale jouant sur le concept de personnages partageant un même corps.
Par ce biais se construit une œuvre interrogeant ce qui fait notre identité propre. Régulièrement, Hyde apostrophe Reilly en lui demandant si elle sait qui il est. Une provocation pour voir si le lien entre la demoiselle et Jekyll lui permet de voir par delà l’attitude et la posture. Pour Reilly, cela sera surtout un jeu dangereux la confrontant à la crainte (son histoire d’enfance sur sa peur de voir un rat s’échapper du sac dont il est prisonnier) et le désir (son rêve où elle accueille Hyde dans son lit) de satisfaire une ambivalence sommeillant en tout être. Toutefois, si les illustrations sont captivantes, on ne peut pas nier que l’appréciation de Frears par rapport à un script non finalisé est assez juste. On regrettera le manque de fluidité de certains développements et un récit où la somme des séquences n’égale pas leurs forces à l’unité. Outre un manque d’aisance dans le registre horrifique (le climax en fera les frais malgré ses excellentes idées), le film manque de cette touche finale qui aurait parachevé le tableau dans son ensemble.
Néanmoins c’est le moindre défaut d’un film qui après tout se condamnait lui-même en privilégiant une approche austère et cérébrale, loin de l’hystérie romantique des productions de Coppola. La productrice Nancy Tannen avait prestement sonné la sirène d’alarme durant le tournage. Elle reproche une romance sans élan charnel et le manque de valorisation de la vedette principale. Coiffant au poteau Uma Thurman (voilà qui aurait encore accentué le lien avec Les Liaisons Dangereuses), Julia Roberts apparaît en effet pâle et maigrichonne. Un véritable cassage de son image de Pretty Woman. Tannen aura toutefois vu juste puisque le public des projections-test n’adhèrera ni à un film trop intellectualisant ni à l’exercice de l’actrice. S’en suivra une post-production à rallonge pour améliorer les choses. Le montage va s’étaler sur près d’un an (Frears trouvera même le temps d’emballer le téléfilm The Van) et plusieurs reshoots sont prévus pour la fin. Des vingt-cinq fins (!!!) envisagées à l’écrit, trois furent tournées. Chacune partait dans des directions radicalement différentes. Dans les deux premières, Mary Reilly reste avec Jekyll ou Hyde. L’incertitude quant à un choix aussi important dénote définitivement le manque de trajectoire d’un projet développant (brillamment) ses concepts mais manquant au bout du compte d’une finalité. La troisième fin, qui sera celle retenue au montage final, reste la plus satisfaisante par rapport au reste du film. Se sachant condamné à disparaître suite aux crimes qu’il a commis, Hyde se suicide et laisse Jekyll faire ses adieux à Reilly. Abandonnant le cadavre du docteur, Reilly part dans un impénétrable brouillard désormais seule face aux forces inconscientes de son propre esprit.
Malgré ce long processus, le film n’échappera pas à un bide cinglant. La prédiction de Tannen semblait inéluctable. Reste qu’elle avait tort si elle pensait que ses recommandations influeraient la qualité artistique de l’œuvre. L’ambiance créée par Frears et son équipe demeure estomaquante et assure l’inflexible qualité du film qu’on ne peut qu’inviter à (re)découvrir.
Réalisation : Stephen Frears
Scénario : Christopher Hampton
Production : Tristar Pictures
Bande originale : George Fenton
Photographie : Philippe Rousselot
Origine : USA
Titre original : Mary Reilly
Année de production : 1996
1 Comment
Bonjour, je vous remercie pour cet article passionnant. Dommage qu’il soit aussi court car il reste des parts d’ombres pour ma part dans ce film (ex: la scène de la petit-fille courant et se faisant maltraitée par Hyde), que j’adore voir et revoir.