REALISATION : Ryan Gosling
PRODUCTION : Bold Films, Marc Platt Productions, Phantasma Films, The Jokers, Le Pacte
AVEC : Iain De Caestecker, Saoirse Ronan, Christina Hendricks, Ben Mendelsohn, Reda Kateb, Matt Smith, Eva Mendes, Barbara Steele
SCENARIO : Ryan Gosling
PHOTOGRAPHIE : Benoît Debie
MONTAGE : Valdis Oskarsdottir, Nico Leunen
BANDE ORIGINALE : Johnny Jewel
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Fantastique, Thriller
DATE DE SORTIE : 8 avril 2015
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans une ville qui se meurt sous les assauts répétés d’une crise économique fatale, Billy, mère célibataire de deux enfants, est entraînée peu à peu dans les bas-fonds d’un monde sombre et macabre, pendant que Bones, son fils aîné, découvre une route secrète menant à une cité engloutie. Avec l’aide de leur voisine Rat – elle aussi obsédée par la « malédiction » qui ronge leur ville – et d’un énigmatique chauffeur de taxi, Billy et son fils devront aller jusqu’au bout pour que leur famille s’en sorte…
Il est de jeunes acteurs qui, par choix ou par impulsion, refusent de s’enfermer dans l’image réductrice que certains ont voulu leur coller sur la tronche pour s’en aller explorer de nouveaux horizons. Une catégorie dans laquelle l’acteur canadien Ryan Gosling pourrait trouver une place de choix. Il suffit de fouiller sa biographie pour y guetter une personnalité assez imprévisible : élevé dans une famille mormone, engagé à seulement 11 ans dans le Mickey Mouse Club où il côtoiera pas mal de futures stars de la chanson (surtout Britney Spears, Christina Aguilera et Justin Timberlake), acteur dans de nombreuses séries canadiennes et américaines (dont une version ado de la série Hercule avec Kevin Sorbo), révélation comme acteur dans un rôle de néo-nazi juif avec Danny Balint en 2001, spécialiste des rôles d’adolescents tourmentés dans divers films d’auteurs, compositeur et musicien à ses heures perdues, fondateur en 2009 avec Zach Shields du groupe de musique Dead Man’s Bones, concrétisation en 2011 avec son rôle de chauffeur mutique dans Drive de Nicolas Winding Refn, et réalisateur d’un premier film à peine deux ans plus tard. Ainsi va Ryan Gosling depuis ses débuts, empruntant la même voie qu’un Brad Pitt ou un Leonardo DiCaprio : loin d’un énième beau gosse hollywoodien tout juste réduit à jouer le fantasme pour midinettes et à faire la couverture de Vanity Fair, il s’agit pour lui de chercher la prise de risques, de se transformer sous le regard d’un cinéaste inspiré, de chatouiller une radicalité du jeu d’acteur dont lui seul avait peut-être conscience.
UN CONTE SYMBOLIQUE
La fascinante énigme que constitue Lost River est à l’image de la personnalité mutante de son jeune réalisateur. Après avoir gagné ses plus beaux galons d’acteur sous la houlette de Derek Cianfrance (Blue Valentine, The place beyond the pines) et de Nicolas Winding Refn (Drive, Only God Forgives), Ryan Gosling semblait avoir bel et bien obtenu une place de choix dans le cinéma indépendant US, loin d’un star-system hollywoodien qui aurait pu le broyer. De l’icône Disney à l’acteur radical, il y avait tout un univers, pour ne pas dire tout un prisme de couleurs diverses que l’acteur aura pu absorber plus ou moins consciemment, avec un puissant bagage cinéphile comme grille de lecture – Gosling évoque souvent en interview ses goûts très variés en matière de cinéma. Accueillir ce premier essai en tant que réalisateur n’avait rien d’un exercice facile : il s’agit bel et bien d’un ovni, aux confins de plusieurs sensibilités que Gosling s’est amusé à télescoper, et ce au travers d’une esthétique qui convoque autant le réalisme que la fantasmagorie. Bien sûr, on peut s’imaginer que le réalisateur, encore marqué par les univers respectifs des cinéastes qui l’ont marqué tout au long de son parcours, aurait simplement voulu se jauger par le biais d’un pur exercice de style, totalement sous influence et forgé à partir d’éléments plus ou moins autobiographiques. Et pour le coup, on n’aurait pas tort de le penser.
Petit rembobinage : en 2011, alors qu’il est encore en plein tournage des Marches du pouvoir de George Clooney, l’acteur a soudain la mauvaise idée de s’aventurer dans les rues de Détroit, ville désormais tombée en pleine récession économique, et de filmer des immeubles à l’abandon avec une petite caméra digitale. Une fascination instantanée qui lui vaudra d’être arrêté par la police locale, persuadée d’avoir affaire à un voleur de cuivre. C’est cette anecdote – plutôt amusante – qui permettra à Gosling de cimenter le contexte réel du film : le cuivre y est une matière convoitée par des délinquants qui imposent leur loi dans les ruines d’un monde à l’abandon, et un jeune adolescent se borne à en trouver pour permettre à sa famille de survivre. S’ajoute à cela un souvenir d’enfance très précis qui offre déjà l’axe analytique du récit : lors de ses interviews, Gosling disait avoir été marqué dans son enfance par la vision d’une route menant tout droit au fleuve Saint-Laurent, sous lequel – selon les dires de sa propre mère – résidait une ville engloutie par les eaux. En somme, une voie maritime, aménagée sous forme de canal par des promoteurs de l’époque, qui aura favorisé la liaison entre l’océan et les Grands Lacs tout en engloutissant de nombreuses villes sur son passage, au nom du progrès.
Rien d’étonnant à ce que cet élément totalement ancré dans la réalité historique du Canada soit aussi celui qui permet de faire dériver l’intrigue vers des nimbes marquées par la présence du fantastique. Avant tout relié à une réalité terrible dont il dessine symboliquement les contours, Lost River est un pur film de fantômes, pour ne pas dire une sorte d’errance dans un microcosme en perdition, qui se définit autant par les zombies qui le peuplent que par les paysages fantasmagoriques qui le composent. De cette manière, le réalisateur trouve le moyen idéal de jongler entre les deux extrêmes qui ont façonné sa personnalité d’acteur durant ces cinq dernières années. Entre l’ancrage dans le réel propre au cinéma de Derek Cianfrance et la stylisation hypnotique chère à Nicolas Winding Refn, il peut donc exister une passerelle. Et pas n’importe laquelle : le conte. Un genre qui se sert avant tout de l’imaginaire pour mieux faire revivre les spectres du réel sous forme d’entités monstrueuses et/ou fantaisistes. D’où ce décor fascinant auquel Gosling donne le double rôle principal de son film : cette ville nommée « Lost River » est un territoire maudit, fantomatique, hanté par le souvenir d’une autre ville engloutie sous le lac artificiel qui la jouxte. Et tandis que certains choisissent la fuite pour survivre, deux ados, malmenés par le chaos dans lequel ils ont grandi, s’accrochent alors à l’idée que toute malédiction peut être levée…
Reste que la logique symbolique du conte – qui coule en général de source dans le cadre d’un roman ou d’une nouvelle – réclame du cinéaste un sacré doigté pour ne pas offrir au film un niveau de lecture trop appuyé, donc potentiellement grotesque. C’est ce que l’on avait pu constater il y a quatre ans dans l’intéressant mais inégal Hanna de Joe Wright (où la douce Saoirse Ronan jouait d’ailleurs le rôle principal) : en effet, pour relier le parcours de sa Nikita rajeunie à une relecture moderne d’un conte des frères Grimm, le réalisateur commettait la gaffe de finir son récit dans les vestiges délabrés du Spreepark de Berlin, où Hanna allait jusqu’à rentrer dans une reconstitution géante de la gueule du Grand Méchant Loup pour affronter la vilaine « sorcière » qui la pourchasse – une mécène de la CIA jouée par Cate Blanchett. Dans la catégorie « symbolisme gros comme une maison », le film de Joe Wright se posait là. Fort heureusement, Ryan Gosling ne commet jamais la même erreur sur Lost River. Chez lui, le symbolisme est affaire de bribes et de ressentis, et en aucun cas un quelconque outil à mouliner de la matérialisation explicite et instantanée.
Les figures du conte se mettent donc ici en activité sans que le scénario n’ait besoin de le souligner : le brave héros est un voleur de cuivre (Iain de Caestecker, presque un clone ado de Ryan Gosling) qui veut sauver sa famille, la belle princesse à délivrer est une jeune fille (Saoirse Ronan) obsédée par les malédictions environnantes, le danger qui les guette se présente sous la forme d’un voyou dégénéré (Matt Smith, alias Doctor Who n°11) qui hurle son nihilisme au crépuscule comme dans un film de Philippe Grandrieux, les ogres s’incarnent par ces promoteurs immobiliers brûlant les maisons de ceux qui n’arrivent pas à honorer leurs dettes, le palais maléfique est ici un night-club morbide dont l’entrée est une bouche rappelant le « Moloch » de Metropolis et dans lequel une pauvre mère (Christina Hendricks, décidément la plus belle rousse du système solaire) doit risquer sa vie pour pouvoir nourrir ses deux enfants, le preux chevalier devient un chauffeur de taxi (Reda Kateb) qui veut protéger et libérer cette famille du chaos extérieur, la mère-grand est une marâtre gothique et mutique (Barbara Steele) qui s’isole dans une maison sombre, etc… Ainsi donc, Lost River condense et redéfinit à sa façon les archétypes d’un conte cruel, connecté de toutes parts au thème de la perte d’innocence – un classique – et stylisé à l’extrême dans un décor à la dérive, reflet fantasmatique d’un réel écrasé sous les agissements pervers et/ou capitalistes des puissants (« Ici, on aime les maisons qui brûlent. C’est comme un jeu », évoque avec ironie le chauffeur de taxi).
ONIRISME NEON
Pouvait-on imaginer meilleur chef opérateur que le génial Benoît Debie pour cristalliser cet univers à cheval entre le réel et l’onirisme ? Sans doute pas. Au vu d’un talent exceptionnel pour multiplier les éclairages au néon et les cadrages contemplatifs sous acide, quitte à se faire le vecteur d’une violente transe sensorielle dans des films comme Enter the void ou Spring Breakers, il était évident que Gosling et lui étaient faits pour s’entendre. Debie s’en donne une fois de plus à cœur joie pour jouer sur les variations d’éclairage et expérimenter à loisir, mais met surtout en valeur une atmosphère très sombre, nocturne à 90%, où tout spectre de lumière qui surgit dans le cadre acquiert une double fonction : susciter l’espoir chez les âmes en détresse ou alerter sur le devenir morbide du décor. Ainsi donc, sous couvert d’un redoutable travail esthétique, ce sont avant tout des signes que la photographie de Lost River s’acharne à rendre aussi perceptibles que possible. L’un des plus beaux exemples renoue d’ailleurs avec la lecture symbolique du conte : lorsque Rat chantonne un air mélancolique dans sa chambre une fois la nuit tombée, l’éclairage rose fluo de la pièce et le son envoûtant de la chanson transpercent la nuit jusqu’à atteindre les yeux et les oreilles de Bones – jolie façon de rejouer le coup de la princesse qui appelle son prétendant du haut de son balcon !
Pour le reste, entre des éclairages contrastés, voire quasi expressionnistes, et des jeux de lumières héritiers des grands maîtres formalistes (de Bava à Argento en passant par Lynch), le film impose une relecture purement plastique d’un certain cinéma de genre, animé par la recherche permanente de la beauté dans le macabre. Et ici, ça ne manque pas : des plans fixes cadrent au ralenti l’incendie qui consume et fait s’effondrer les maisons de Lost River, les visions horrifiques d’une Billy défigurée ou tâchée de sang sous le regard grimaçant de clients cadrés en courte focale, ou encore les divers néons qui aveuglent le chauffeur de taxi durant ses rondes dans la ville (clin d’œil aux génériques de début et de fin de Taxi Driver ?). De par leur complémentarité parfaite sur la fabrication d’un cinéma (expéri)mental, Ryan Gosling et Benoît Debie jouent donc sur un terrain délicat, celui de la pure sidération formelle, qui pourrait passer pour un simple exercice de style si chaque élément narratif sublimé par la photo n’était pas en lien avec la fibre intimiste de son jeune cinéaste. Parce que Gosling, fasciné par le romantisme teen comme par la lutte entre le Bien et le Mal, compte avant tout sur la forme pour mieux laisser le fond s’embraser de mille feux.
A priori, la mise en scène de Ryan Gosling tient bel et bien compte de la virtuosité dont ses idoles ont su faire preuve : usage parcimonieux de la caméra à l’épaule dans les scènes de tension, mise en valeur des décors explorés par l’ajout de panoramiques horizontaux et verticaux (Gosling en fait une parfaite démonstration dans les premières scènes où Bones recherche du cuivre dans les ruines), décadrages en cascade lorsque les illusions des personnages s’effondrent d’un coup sec, montage fluide et précis qui installe une atmosphère envoûtante d’un bout à l’autre, etc… On sent bien que l’élève a digéré les leçons de ses maîtres, histoire de s’en montrer digne à défaut de les égaler. Mais de façon plus globale, Gosling joue surtout la carte – payante – de la modestie. Dès le générique de début, qui fait défiler les crédits du film sur des décors déserts et délabrés de Lost River (avec un morceau de folk en fond sonore), on sent un regard discret et objectif qui s’épargne ainsi de balancer une virtuosité clinquante – chaque plan fixe évoque presque des photos-témoignages d’un désastre passé ou futur. Dans ces moments-là, bien plus nombreux qu’on pourrait le croire, on sent le jeune cinéaste embarqué sur une voie très personnelle, mais habilement caché derrière le versant formaliste. Même sa bande-son, pour le moins éclectique, voire anachronique, en arrive ici à dessiner son propre autoportrait par le biais de la musique, qu’elle soit électrique ou mélancolique. En cela, Lost River n’est pas juste le premier film de Ryan Gosling. Il « est » Ryan Gosling.
AU CŒUR DES TENEBRES
Si la première vision du film imposait jusque-là une certaine méfiance à se perdre dans ces images hypnotiques (on pouvait y voir avant tout un grand film de chef-opérateur plus que de cinéaste), le revoir à tête reposée permet de prendre la pleine mesure du talent de Ryan Gosling pour construire un dédale dans lequel il est si fascinant de se perdre. On y verra deux jeunes amoureux danser dans des ruines striées de rayons de lumière, un caïd qui customise sa décapotable avec un « trône royal », un vélo d’enfant enflammé qui roule tout seul (menace n°1), des maisons marquées d’un « D » signifiant leur destruction prochaine (menace n°2), un théâtre du Grand-Guignol où la « Déesse du Gore » (Eva Mendes) éclabousse le public de son faux sang lors d’un numéro où elle se fait sauvagement poignarder, etc… Les visions oniriques de Gosling donnent ici à la narration un relief inédit, moins prétexte à tout compiler à la manière d’un fourre-tout que désir revendiqué de se perdre dans une vraie atmosphère de fin du monde. Parce qu’au cœur de ces ténèbres qui nous absorbent, il y a toujours un détail qui nous subjugue. Ou comment une certaine forme de poésie hallucinée se fait vectrice d’un onirisme immédiat, palpable, incandescent.
On insiste encore : tout, dans Lost River, est symbolique. Le réalisateur cherche moins à dérouter son audience qu’à relire le contemporain sous un angle décalé et déviant, quitte à pénétrer le genre horrifique de plein fouet lorsque le chaos du monde se met alors en marche. En témoignent les souterrains malsains de ce night-club dans lequel Billy se met alors à travailler : sous les spectacles macabres et sanglants qui excitent des spectateurs en transe, voilà que le film redouble d’inventivité dans le rituel sadomaso-morbide avec ces étranges sarcophages en plexiglas, dans lesquels s’enferment de jolies femmes en manque d’argent, ici abandonnées aux frustrations libérées et aux vices cachés des puissants. L’un d’eux, joué par Ben Mendelsohn (qui donnait déjà la réplique à Ryan Gosling dans The place beyond the pines), ne cache d’ailleurs rien du tout sur ce lieu malsain : « C’est un décor qui permet aux gens d’être sauvages la nuit. Rien à foutre d’être poli ». L’une des dernières scènes le montrera d’ailleurs face à une Billy terrorisée dans ce sarcophage : le voilà qui se met soudain à danser de façon surréaliste et inattendue, tel un serpent qui se rapprocherait de sa proie. Plus ou moins incongru, ce symbolisme est assumé tel quel. Il s’agit juste de l’apprivoiser selon son propre schéma analytique.
Pour autant, même en sachant que Lost River a subi un certain remontage suite à sa réception mitigée sur la Croisette en 2014 (il semblerait qu’une demi-heure de métrage ait sauté), Ryan Gosling n’accomplit pas un sans-faute. Quelques petites scories intègrent le film sans forcément le parasiter, relevant plus d’un léger manque de maturité que d’une réelle maladresse. A titre d’exemple, pas sûr qu’il faille se réjouir d’entendre Reda Kateb – qui joue le seul personnage étranger du film – en train de nous ressortir le traditionnel discours sur la vraie nature du « rêve américain » au détour d’un dialogue dans le taxi. En outre, le fait d’avoir à ce point sous-employé la grande Barbara Steele est assez impardonnable, d’autant que le rôle mutique qu’elle endosse n’en fait même pas une présence physique marquante – les apôtres du cinéma bis risquent fort de hurler au blasphème. Rien de bien grave, cependant, tant le final, à la fois mystique et poétique, réussit à littéralement emporter le film, laissant ses petits défauts se noyer dans le lac artificiel. Si l’on en croit Rat, « le seul moyen pour briser la malédiction, c’est de ramener quelque chose à la surface ». Ici, ce sera une tête de dinosaure, pêchée dans les ruines englouties d’un vieux parc à thème préhistorique. La famille et la ville sont-elles donc sauvées à la fin ? L’énigmatique regard de Christina Hendricks dans le rétroviseur du taxi qui les conduit vers une vie meilleure est en soi un indice. Libre à chacun d’y voir un espoir ou une résignation. Les flammes de cette « rivière perdue », elles, nous consument dès l’envoi du générique final…