La qualité admirable des films muets tient souvent à leur caractère de pionnier. Manipulant une technologie récente qui ne commencera à être considérée comme un art qu’au cours des années 20, les réalisateurs de l’époque tentaient alors d’en explorer les possibilités. Pendant que certains l’utilisaient simplement pour séduire les foules comme on le fait avec un tour de magie, d’autres réfléchissaient pleinement à ce qu’impliquait le procédé et ce qu’il tendait à pouvoir dire au public. En soit, certains films qui permettront de donner forme au cinéma tel que nous le connaissons n’ont pas forcément bien traverser les âges. Ils ne suscitent plus aujourd’hui qu’une curiosité liée à leurs aspects historiques. On pourrait classer dans cette catégorie Naissance D’Une Nation de David Wark Griffith, premier blockbuster du septième art (certes, beaucoup d’autres revendiquent ce titre) qui posa les bases de la grammaire cinématographique. Au-delà d’un propos daté offrant toujours matière à polémique, ce long et lourd ouvrage n’est guère passionnant si on met à l’écart son intérêt purement cinéphilique. D’autres films ont par contre admirablement traversé les décennies. C’est le cas de L’Inconnu par Tod Browning. Ayant fait ses armes chez Griffith (il sera notamment son assistant sur le colossal Intolérance), Browning est un cinéaste dont les thématiques conviennent à merveille au cinéma. Chez lui, on questionne à longueur de pellicules l’apparence, la duperie et le mensonge. Ces thèmes sont parfaits pour le cinéma qui fonctionne après tout sur un principe d’illusion d’optique reproduisant un semblant de réalité. Ce propos le hantera jusque dans ces derniers films avec Miracles A Vendre, sur le monde des magiciens, ou La Marque Du Vampire dont le brillant twist final remet en cause la teneur horrifique du spectacle proposé (on y verra d’ailleurs une subtile ironie de la part du cinéaste qui aura porté à l’écran Dracula peu de temps auparavant). Son film le plus célèbre, Freaks, La Monstrueuse Parade manipule également parfaitement ces notions puisque c’est par le bais de l’image qu’il dévoile l’humanité des phénomènes de foire dans tout ce que cela peut avoir de bon ou de mauvais.
C’est d’ailleurs dans l’univers du cirque que commence L’Inconnu. Browning connaît et affectionne ce milieu pour l’avoir côtoyé pendant plusieurs années. On peut soupçonner que c’est là qu’il a pris goût au spectacle et au concept de manipulation des masses. C’est là également qu’il a dû prendre connaissance de la frontière ténue entre le mensonge (les trucs et astuces pour rendre extraordinaires des choses qui ne le sont pas) et la réalité (la préparation nécessaire et le travail de perfectionniste pour que l’illusion fonctionne). L’Inconnu présente donc ce thème tenant cher à Browning. Il nous introduit Alonzo, un lanceur de couteaux qui a la particularité de ne pas avoir de bras et exécutant tous ses gestes grâce à ses pieds. Enfin, c’est que nous croyons au départ. En réalité, Alonzo est un criminel qui a trouvé refuge dans le cirque. En raison d’une difformité au pouce le rendant identifiable par les autorités, il choisit de faire croire qu’il n’a pas de bras. La stratégie le met au-dessus de tout soupçon. Mieux, cela lui permet d’entretenir une relation privilégiée avec Nanon, la fille du patron. Cette dernière a une phobie des mains et refuse de se laisser toucher. Etant donné son état apparent, Alonzo apparaît comme le partenaire idéal. Mais l’amour qu’il porte à Nanon va se retourner contre lui. Par jalousie, il va donner de faux conseils à Malabar, l’Hercule de la troupe, afin que Nanon rejette ce soupirant trop entreprenant. Après avoir été démasqué par le père de sa bien-aimée, il va le tuer pour qu’elle n’apprenne pas la vérité. Dans ces circonstances, Alonzo peut se rapprocher de Nanon mais cette proximité devient problématique. Ayant peur que Nanon la rejette en découvrant la vérité, Alonzo décide de faire du mensonge une réalité et se fait amputer des deux bras. Malheureusement, durant sa convalescence, Nanon aura trop bien suivi ses conseils et aura surmonté sa phobie des mains pour finalement s’unir avec Malabar. Devenu complètement fou lorsqu’il l’apprend, Alonzo monte un ultime stratagème pour liquider son concurrent et celui-ci le mènera à sa perte.
D’une durée de tout juste une heure, le film déverse ainsi une formidable mécanique dramaturgique aussi condensée que puissante. On sent bien sûr dans cette histoire une formidable ambiance de tension sexuelle. Il est d’ailleurs inutile de s’attarder sur ce que représente la phobie des mains pour l’héroïne. On préfèrera se concentrer sur la relation finalement innocente ente Alonzo et Nanon. L’introduction des deux personnages en donne un bon résumé. Alonzo est donc lanceur de couteau (un exercice rendu on ne peut plus excitant par son « handicap ») et Nanon l’assiste en jouant la cible. Le numéro est clairement présenté comme un jeu érotique entre les deux êtres, le premier tour consistant carrément à dévêtir la demoiselle en tirant sur les sangles de sa robe avant qu’Alonzo n’envoie ses couteaux vers ce corps complètement offert. Ce rapport à distance et presque infantile la rassure par rapport à la proximité d’une vraie relation. Par rapport à sa biographie, on pourrait dire que Browning injecte là son point de vue sur la question. Bien qu’il sera plusieurs fois marié, il n’aura jamais d’enfant. Ce choix pourrait s’expliquer par le traumatisme qu’il aura vécu adolescent. Rentrant chez lui un soir, il sera témoin d’une scène atroce : une mère noyant son enfant dans la baignoire de la salle de bain commune. Au même titre que son expérience du cirque, on peut spéculer que cet événement fut déterminant pour sa carrière artistique en contribuant à constituer son goût du macabre et surtout à sa remise en cause de l’image. Cette terrible scène marque la remise en question de la figure de la mère pour ne pas dire simplement sa mise à mort. Quelle vérité peut cacher ce meurtre pour transformer le symbole protecteur de l’enfance par excellence en son exterminateur ?
Au-delà de la lecture sexuelle, L’Inconnu peut ainsi surtout s’analyser comme une interrogation du pouvoir du mensonge et de l’image qu’il renvoie. Cela passe par la caractérisation et le parcours d’Alonzo. Ce dernier vit dans le mensonge et il en tire brillamment parti. Mais comme tout mensonge, il ne peut marcher que si il paraît être vérité. Or, Alonzo commet une erreur en voulant faire rejoindre la vérité et le mensonge. Les deux notions ne peuvent coexister sous peine de s’annuler. Par un montage parallèle, le film montre ainsi comment ses mensonges lui ont fait perdre son amour et l’ont conduit à endosser une vérité qui le détruit physiquement avant de l’atteindre psychologiquement. Alonzo incarne en quelque sorte l’illusion cinématographique. Il séduit l’audience, nous l’apprécions et nous vibrons avec. Mais c’est une expérience à distance et nous l’apprécions pour cela. Nous aurons beau garder en nous une part du film, on ne peut pas le considérer comme réalité. Alonzo est une illusion qui a voulu devenir une réalité. Cela n’étant pas dans l’ordre des choses, il devient un être déplacé dans la relation amoureuse désormais établie entre Nanon et Malabar. L’illusion du cinéma peut nous aider à comprendre le monde et notre rapport aux autres mais il ne peut en aucun cas être l’être à chérir jusqu’à la mort. Alonzo fait alors face à un destin tragique d’autodestruction. Il refuse une place en retrait et sa colère le pousse à tenter de revenir au premier plan. Cela ne fait que courroucer un destin qui le condamnera à retourner au néant. Dans ce jeu démoniaque, Lon Chaney est d’ailleurs absolument fabuleux. Dessinant sur son visage la joie et le désespoir du personnage avec une passion mordante, il triture son corps avec génie pour concrétiser les visions de Browning. Par ses exercices stupéfiant de contorsionniste, il devient lui-même un instrument d’illusion, un moyen d’atteindre les portes de l’inconnu.
Bien qu’il ne soit généralement distribué dans une version raccourcie (ce montage coupe notamment la folie d’Alonzo lorsqu’il décide d’éliminer les témoins de l’opération), L’Inconnu reste une œuvre merveilleuse portée une indéfectible passion dans son médium.
Réalisation : Tod Browning
Scénario : Waldemar Young et Tod Browning
Production : Metro-Goldwyn-Mayer
Photographie : Merritt B. Gerstad
Origine : USA
Titre original : The Unknown
Année de production : 1927
1 Comment
« Comme Jean-Luc Godard n’est plus à une absurdité près, on lui rappellera que le cinéma consiste avant tout en une recréation d’une vérité et donc en un mensonge. »
>> « Le cinéma n’a jamais fait partie de l’industrie du spectacle, mais de l’industrie des cosmétiques, de l’industrie des masques, succursale elle-même de l’industrie du mensonge. » – Jean-Luc Godard, Extrait du journal Le Monde, 15 décembre 1994.