Etrangement, on décompte peu de films d’animation américains désireux de se séparer du public enfantin. Les exemples sont rares comparés à l’Europe et surtout l’Asie élaborant plus régulièrement des projets spécifiquement destinés aux adolescents ou aux adultes. L’imposante ombre de Walt Disney doit peser de tout son poids sur l’industrie du pays de l’oncle de Sam. Le studio qui aura réussi à imposer l’animation comme un digne moyen d’expression cinématographique semble avoir généré un blocage plus ou moins conscient sur son utilisation. C’est assez étrange puisque bien que leur apparence sollicite avant tout l’attention des enfants, les productions Disney ne reniaient pas vouloir faire naître des émotions chez un public plus mature. « Réveiller la part d’innocence qui sommeillent en chacun de nous » pour reprendre la formule de tonton Walt. Le réalisateur Ralph Bakshi tient lui en horreur cette citation. Il s’insurge contre une telle orientation qu’il juge naïve et puéril au vu des réalités de la vie. Formé par l’industrie télévisuelle, Bakshi marquera le domaine de l’animation pour son côté provocateur qui lui causera bien des soucis. Fritz Le Chat, son premier long-métrage adapté d’une bande dessiné de Robert Crumb, sera le premier dessin animé classé X. Il pouvait difficilement en être autrement de cette histoire de chat anarchiste, fumeur de joint et très porté sur la gente féminine. Des excès qui se poursuivront sur Flipper City et Coonskin dont le côté blaxploitation lui vaudra d’être taxé de raciste. Suite à ce scandale qui entraînera le retrait rapide du film des écrans, Bakshi tente de changer son fusil d’épaule. Il imagine alors un film d’heroic fantasy classé PG (tout public) et en direction des enfants mais sans le caractère « mensonger » d’un Disney. Il convint la Twentieth Century Fox d’investir un peu plus d’un million de dollars dans son entreprise. Ainsi naît Les Sorciers De La Guerre, une formidable expérience d’animation mais qui, malgré les intentions de son réalisateur, pourra difficilement être mis à portée de main des enfants.
Communément, le film est résumé comme une sorte de Disney sous LSD. L’affirmation est on ne peut plus véritable tant le visuel de l’œuvre donne l’impression d’avoir ingurgité quelque drogues soupçonneuses. Du fait de sa formation à la télévision, Bakshi a développé de véritables connaissances dans l’élaboration d’une animation viable mais économique. Il les met toutes à contribution ici pour un rendu technique perfectible mais trouvant sa force par son foisonnant visuel. Dans l’interview qu’il accordera pour la sortie en DVD de son bébé, Bakshi livre une anecdote fort amusante et révélatrice. Un jour, une jeune femme débarque dans son bureau avec un sac à dos sur les épaules. Elle lui dira qu’elle aime ses films et qu’elle a quitté sa ville natale pour venir animer. Bakshi est surpris par sa démarche et lui demande quelle est son expérience en ce domaine. Elle répondra juste qu’elle n’en a aucune mais qu’elle veut animer. Bakshi la mettra à l’essai en lui confiant différents monstres bizarres et se montrera satisfait par un résultat qu’il juge taré. Cela résume assez bien l’impression que laisse Les Sorciers De La Guerre. L’animation est loin d’être parfaite. Il y a un côté saccadé avec des personnages dont les dimensions sont triturées à chaque image et s’intégrant tant bien que mal dans les décors peints.
Si Bakshi rejette le message des films Disney, il en rejette la forme même. Désespéré par le principe du trait parfait, Bakshi veut au contraire changer constamment de style au gré des scènes. Certaines images deviennent des gigantesques collages où l’arrêt sur image est indispensable pour en saisir tous les détails. Des personnages prennent des postures cartoonesques pendant que d’autres conservent un semblant de solennité. Certains éléments de la narration sont relatés par des tableaux fixes. L’animation proprement dite se met à côtoyer des images live passées à la rotoscopie quant elles ne sont pas intégrées telles quelles (Bakshi piquera des plans à Zoulou de Cy Endfield, Le Cid d’Anthony Mann et d’autres par manque de moyen). En somme, l’ensemble est foutraque et part dans tous les sens. L’illogisme du visuel et les limites de l’animation alliées à un esthétisme très recherché donnent l’impression d’assister à des hallucinations émanant du plus profond de notre inconscient. En résulte une expérience sensitive très forte faite de perte de repères, de perception brouillée de la réalité et appelant à nos sentiments les plus profonds. Par exemple, une séquence met en scène un personnage affrontant un ennemi invisible au fond d’une grotte. Graphiquement, la scène est la plus dépouillée possible avec un personnage s’animant sur un fond noir. Toutefois, cette économie de moyens nous fait ressentir le côté désemparé et limite paranoïaque du combat. On touche à quelque chose d’abstrait et d’absolument puissant.
En ce sens, mettre un enfant devant Les Sorciers De La Guerre n’est peut-être pas une bonne idée. On peut douter de sa capacité à appréhender un film rejetant si violemment le conformisme esthétique douillet d’un Disney, surtout qu’il aura probablement du mal à se plonger dans l’histoire. Bakshi avouera lui-même que le film n’est qu’un aperçu sur un plus vaste monde. Celui-ci prend place dans un univers post-apocalyptique. La terre a été détruite par la technologie. Des ruines de la civilisation émergent des armées de mutants. Toutefois, l’annihilation de l’humanité à également permis la réapparition du monde de la magie. Mélangeant les ambiances du steampunk et de l’heroic fantasy, le film se veut simple dans son intrigue. Il s’agit de la lutte entre deux frères, le grand magicien Avatar et le maître de la technologie Blackwolf. Le film conte le parcours d’Avatar à travers un pays fantasmagorique pour mettre fin aux agissements de son frère. Celui-ci a en effet découvert une arme absolue capable de réduire à néant le monde de la magie. Sur le papier, l’histoire est donc simple et aisément assimilable. À l’écran, ça l’est beaucoup moins. Passons sur la frustration de ne pas voir en profondeur un univers avec sa faune et sa flore. Le film fait moins de quatre-vingts minutes et n’a pas trop le temps de tout dévoiler malgré une structure n’hésitant pas à faire de la digression. C’est probablement ce qui pourra parfois décontenancer les plus jeunes qui ne comprendront pas toujours où on va avec un enjeu principal parfois mis en suspens (la longue halte dans la forêt des fées) et une tension qui n’est pas foncièrement entretenue (les personnages ne semblent pas très pressés d’aller exterminer Blackwolf).
On sera aussi décontenancé par la tournure de certains personnages avec en première ligne, le héros Avatar. D’un héros, on attend une stature et un certain pouvoir d’identification. Or Avatar est un magicien au nez proéminent (dont la couleur rougeâtre atteste certains penchants éthyliques) se comportant comme un personnage de Tex Avery. L’image du héros est donc assez perturbante, d’autant plus lorsque ce personnage à l’âge avancé se met à faire des avances à sa jeune apprentie. D’ailleurs, malgré son envie de s’adresser aux enfants, Bakshi balance quelques touches de sexualité assez osées que ce soit la dite apprentie simplement vêtue d’un bout de tissu ou les fées-prostitués qui tapinent dans la cité de Blackwolf. Cela s’apparente à une des innombrables ruptures de ton qui parsèment le film aux côtés de surprenantes émergences de violence (les batailles ne pas exemptes d’effets gore) et d’incursions dans la comédie absurde (They’ve Killed Fritz !). A tout ceci, se rajoute plusieurs entorses au principe de l’intrigue manichéenne. Si cette lutte entre le bien et le mal est clairement définie, Bakshi insuffle régulièrement des ambiguïtés dans les agissements des personnages. Il crée ainsi un malaise nous empêchant de cerner complètement certaines ficelles du scénario. Le plus édifiant en ce sens sera le combat final entre Avatar et Blackwolf. Alors que le premier devrait utiliser tout le pouvoir de la magie pour détruire la technologie du second, il aura au bout du compte recours à un pistolet ! Les barrières entre le bien et le mal sont entamées sans que le film ne donne d’explications plausibles (la trahison éphémère de la princesse), ce qui le rend difficilement compréhensible au final.
En soit, Bakshi se montre finalement à l’opposé d’une autre production Fox conçue en parallèle et qui sortira au même moment : Star Wars. Il est d’ailleurs amusant de voir que la démarche de Bakshi est assez similaire à celle de George Lucas. Connus pour leurs films d’arts et d’essai, les deux désirent montrer leurs capacités de toucher une plus large audience avec un spectacle familial. Bakshi et Lucas seront d’ailleurs souvent en contact (Lucas demandera à Bakshi de changer le titre original War Wizards pour éviter toute confusion entre les deux films) et connaîtront les mêmes galères (ils demanderont en vain des rallonges budgétaires au président Alan Ladd Jr.). Sauf qu’en rendant hommage au serial et au monomythe de Joseph Campbell, Star Wars bénéficie d’une solidité d’écriture au combien plus abordable et assimilable. Cela n’empêchera pas Les Sorciers De La Guerre d’être un grand succès à sa sortie, récupérant sa mise en une seule semaine d’exploitation. Malheureusement, le raz-de-marée Star Wars arrive peu de temps après. Les multiplexes ne fleurissant pas à l’époque, il faut libérer le plus de salles possibles pour profiter de cet engouement. Les Sorciers De La Guerre est retiré manu militari des écrans et sombrera tristement dans l’oubli.
Comme souvent, ça sera l’acharnement de quelques-uns qui permettront de voir le titre réapparaître en DVD. Aujourd’hui, on peut savourer pleinement le film et son énergie créative. Car certes, il y a moultes imperfections et le scénario est souvent problématique mais Les Sorciers de La Guerre est avant tout un film sur la puissance des images. On est habité par cette imagerie complètement ahurissante où les comics de Vaughn Bodé se cognent à l’univers de Tolkien. Ça n’est pas pour rien si Bakshi a fait des films de propagandes nazies l’arme absolue de Blackwolf. Ces bobines sont le testament d’une époque cruelle et suffisent à tétaniser les personnages enchantés du monde de la magie. Le film n’a aucune limite dans sa folie et expérimente tout dans un maelstrom captivant. C’est cet investissement complet et passionné qui évite de rendre exaspérant les défauts du film et mieux, de les transformer en qualité. On n’en dira pas autant des films suivants de Bakshi que ce soit sa catastrophique adaptation du Seigneur Des Anneaux (c’est le succès des Sorciers De La Guerre qui lui permettra concrétiser ce projet lui tenant à cœur) ou Tygra : la Glace Et Le Feu (hommage un brin barbant à Frank Frazetta). On y retrouve exactement les mêmes défauts, sauf que ces films abandonnent la folie des Sorciers De La Guerre au profit d’une approche plus classique. Cela rend d’autant plus condamnables ces échecs. Les Sorciers De La Guerre a probablement raté son objectif initial mais l’a fait avec un génie admirable. Car en réalisant un film pour enfants qui ne leur est finalement pas destiné, Bakshi a accouché d’une œuvre constamment surprenante où absolument tout semble possible.
Réalisation : Ralph Bakshi
Scénario : Ralph Bakshi
Production : Twentieth Century Fox
Bande originale : Andrew Belling
Origine : USA
Titre original : Wizards
Année de production : 1977