L’Année dernière à Marienbad

REALISATION : Alain Resnais
PRODUCTION : Argos Films, Cinétel, Cineriz, Les Films Tamara, StudioCanal
AVEC : Delphine Seyrig, Giorgio Albertazzi, Sacha Pitoëff, Françoise Bertin, Luce Garcia-Ville, Héléna Kornel, Karin Toche-Mittler, Françoise Spira, Pierre Barbaud, Jean Lanier, Gérard Lorin, Gilles Quéant
SCENARIO : Alain Robbe-Grillet
PHOTOGRAPHIE : Sacha Vierny
MONTAGE : Jasmine Chasney, Henri Colpi
BANDE ORIGINALE : Francis Seyrig
ORIGINE : France, Italie
GENRE : Drame, Fantastique, Romance
DATE DE SORTIE : 25 juin 1961
DUREE : 1h34
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans un grand hôtel fastueux, un homme tente de convaincre une femme qu’ils ont eu une liaison l’année dernière à Marienbad…

« Des salles silencieuses où les pas de celui qui s’avance sont absorbés par des tapis si beaux, si épais, qu’aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille, comme si l’oreille, elle-même, de celui qui s’avance, une fois de plus, le long de ce couloir, à travers ces salons, ces galeries, dans cette construction d’un autre siècle, cet hôtel immense, luxueux, baroque, lugubre où des couloirs interminables se succèdent aux couloirs, silencieux, déserts, surchargés par des corps sombres froids des boiseries, de stucs, des panneaux moulurés, marbres, glaces noires, tableaux aux teintes noires, colonnes, encadrements sculptés des portes, enfilades de portes, de galeries, de couloirs transversaux qui débouchent à leur tour sur des salons déserts, des salons surchargés d’une ornementation d’un autre siècle. Des salles silencieuses où les pas de celui qui s’avance… »

Phrase-leitmotiv qui ouvre L’Année dernière à Marienbad

Lorsqu’Alain Resnais présente L’Année dernière à Marienbad à la Mostra de Venise un soir d’août 1961, il ne sait pas encore ce qui l’attend. Un sentiment terrible l’envahit : cette projection va-t-elle marquer la fin de sa carrière de metteur en scène ? Il faut dire que la réaction du public n’était pas du tout prévisible. Durant une bonne moitié du film, les réactions des festivaliers furent partagées entre l’irritation et le rire nerveux, ce qui poussa un Resnais dépité à demander au projectionniste d’interrompre le film. Or, après un certain temps, captivé par l’ambiance du film et la construction de ses images, le public aura fini par adopter un silence respectueux, réservant même une standing-ovation en fin de projection. L’obtention du Lion d’Or qui s’en suivra sera pour Resnais une délivrance de plus : jusqu’ici relégué à une carrière clandestine par ses propres distributeurs (trop décontenancés par le résultat), son film va enfin pouvoir trouver le chemin des salles. Chef-d’œuvre moderniste pour certains, gâchis de pellicule intellectuel et prétentieux pour d’autres, le film se transforme alors en objet de mode, si incontournable qu’il faut l’avoir vu et en tirer sa propre opinion. Les réactions extrêmes se bousculent, aussi bien dans la sphère critique que parmi les personnalités influentes, en particulier l’écrivain André Breton qui, à la surprise de Resnais, déteste ce film qui devait lui être initialement dédié. La polémique sera si forte qu’elle poussera même le journal Le Monde à soumettre un questionnaire sur le film à ses lecteurs et à en publier les résultats sous forme d’un épais dossier. Peine perdue, puisque le mystère n’a jamais été éventé. Encore aujourd’hui, on reste face à un film sans équivalent, et dont le langage ne s’est ni banalisé ni démodé ni intégré dans un paysage ordonné. Lorsqu’Alain Resnais réalisait L’Année dernière à Marienbad, le 7ème Art lui-même ne savait pas encore ce qui l’attendait.

LE NOUVEAU ROMAN

Même pour un film qui laisse tout début et toute fin à l’état d’une interprétation subjective, il est nécessaire de revenir d’abord à l’origine. Nous sommes dans les années 50, et à cette époque, un nouveau mouvement littéraire, intitulé le « Nouveau Roman », fait soudain son apparition. Marqué par des auteurs comme Nathalie Sarraute, Claude Simon, Michel Butor et surtout Alain Robbe-Grillet, les représentants de ce mouvement n’ont qu’une idée en tête : tout réinventer. Remise en cause de la narration, de l’intrigue et de la psychologie des personnages au profit d’une réflexion sur la structure du récit, le style poétique et l’ordonnancement des mots, le Nouveau Roman fait passer la forme littéraire de l’état de ciment à celui de pâte à modeler, la mise en valeur des « sens » primant de ce fait sur l’envie de « faire sens » à tout prix. Et si l’écrivain Alain Robbe-Grillet s’est imposé comme le chef de file de ce mouvement, ce n’est pas pour rien : chez lui, il est souvent question de personnages à moitié éveillés qui déambulent dans des univers indistincts et des mondes troubles, tous deux décrits comme des labyrinthes sans fin. Cela est particulièrement tangible dans La Jalousie, où la délimitation géométrique du monde se mêle à une absence de lien narratif entre ce monde et l’individu. De même que son écriture très spéciale invite le lecteur à se perdre dans un dédale de mots, sans espoir garanti de trouver une sortie clairvoyante.

Au même moment, le cinéma européen vit une transformation similaire : sous l’impulsion de cinéastes comme Jean-Luc Godard, Chris Marker, Ingmar Bergman ou Michelangelo Antonioni, une certaine modernité surgit alors en réaction à un cinéma jugé « traditionnel ». Tout est alors sujet à briser les règles, de la conception traditionnelle du montage jusqu’à la structure même du scénario en passant par les repères temporels et l’utilisation de la bande sonore. Un autre cinéaste français glisse lui aussi sur cette nouvelle vague : Alain Resnais, en particulier grâce à un premier film long-métrage coécrit en 1959 avec Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, qui inventait déjà une nouvelle forme de narration basée sur la répétition mentale et la collusion temporelle. Cela semble suffire à laisser penser que la fusion Resnais/Robbe-Grillet allait faire figure d’apothéose deux ans plus tard. Sauf que les nombreux courts et moyens-métrages du cinéaste tissaient déjà des passerelles très claires avec la sensibilité de l’écrivain. Dans Le Chant du styrène en 1958, Resnais décrivait la chaîne de fabrication des objets plastiques sous un angle plus spectaculaire qu’explicatif, en se concentrant sur des formes, des couleurs, des lignes de fuite et des formes géométriques. Mieux encore : deux ans plus tôt, avec Toute la mémoire du monde, le cinéaste dévoilait les coulisses de la Bibliothèque Nationale de façon inédite, usant de lents travellings dans de longs couloirs surchargés de livres pour dessiner un pur espace mental, représentatif d’une boîte crânienne labyrinthique et encombrée. Et il en fut de même pour le poignant Nuit et Brouillard qui, en 1955, décrivait avec poésie (celle du verbe) et froideur (celle de l’image) une horrible mécanique de la déshumanisation.

Ces trois petits films majeurs présentent ainsi un double mouvement commun d’anthropomorphisme et de déshumanisation, lequel formera en 1961 la base du scénario cryptique de L’Année dernière à Marienbad. Là encore, les humains auront l’air étrangement absents, déphasés, en sursis, peut-être morts, mais en tout cas robotisés et au service d’une étrange mécanique qui fera se confondre leur chair organique avec celle d’une machine. Avec une différence très forte, cela dit : là où les trois films précités avaient en commun de filmer un réel soumis à une érosion progressive, Resnais porte ici à son stade terminal l’effritement du réel, de la mémoire et de l’Histoire. Dans Hiroshima mon amour, la présence de la tragédie d’Hiroshima se faisait volontairement discrète, réduite à une toile de fond mémorielle qui servait à rythmer une histoire d’adultère. Mais là, Resnais enfonce le clou : tout contexte spatiotemporel est banni de l’équation, tandis que l’Histoire en elle-même s’est purement et simplement évaporée. Être surpris de cela reviendrait à oublier que Resnais, loin de cette image réductrice d’« intellectuel de la rive gauche » qui lui aura longtemps collé à la peau, fut toujours fasciné par les différentes formes d’art (on insiste sur le mot « forme » !), selon lui capables de sonder les mécanismes du cerveau et les incarnations fantomatiques au sens large, et ce par le biais d’un divertissement à (dé)structurer ou d’un défi à relever. Pour Resnais, l’ennui est l’ennemi tandis que la stimulation est l’allié. Et le réel, trop ancré dans un quotidien figé et bétonné, se doit d’être réinventé.

Le scénario de L’Année dernière à Marienbad se joue donc lui aussi du réel, et c’est peu dire : Robbe-Grillet n’a jamais caché avoir décrit un film plus qu’il n’a proposé un scénario au sens strict, et son texte, publié en tant que « ciné-roman », intégrait déjà tous les effets de montage et toutes les descriptions de scènes qui feront le sel du film. En cela, L’Année dernière à Marienbad existe donc sous deux formes : un livre dans lequel un film rêvé se retrouve décrit avec des mots, et un film bien réel qui transpose fidèlement le livre tout en étant malgré tout une interprétation très personnelle de Resnais. Les rôles du cinéaste et du scénariste ne sont plus seulement complémentaires, mais confondus. Ce que l’un a su filmer découle de ce que l’autre a su rêver – à moins que ce ne soit l’inverse. L’acte de création de ce film unique en son genre en vient donc à offrir lui-même la clé du labyrinthe : celle-ci permet d’ouvrir une porte à défaut de pouvoir la refermer, et le spectateur, s’il accepte de rentrer dans un dédale certes intimidant mais tout de même très accueillant, devra assimiler que sa quête d’une sortie est désormais confondue avec la perte de tous ses repères, l’une dépendant de l’autre.

LE NOUVEAU CINEMA

Demander à un cinéphile de résumer en deux ou trois phrases l’intrigue de L’Année dernière à Marienbad relève du piège à quizz. Ça a l’air très simple, et en même temps, c’est mission impossible. On pourrait tenter le coup en une phrase : un homme surnommé X (Giorgio Albertazzi) tente de convaincre une femme surnommée A (Delphine Seyrig) qu’ils se sont aimés dans un temps passé – peut-être l’année dernière – et dans une ville indéterminée – peut-être Marienbad –, mais la femme ne se souvient pas de cette rencontre, qu’elle nie obstinément, le tout sous le regard d’un individu nommé M (Sacha Pitoëff) dont le statut et les intentions restent profondément ambiguës. Aussi simple que ça ? On pourrait répondre par l’affirmative si chaque composante du film était en lien direct avec ce que vivent et ce que ressentent les personnages. Ceux-ci adoptant ici le comportement robotisé que l’on évoquait plus haut, l’hypothèse prend l’eau. Ce à quoi l’on assiste est un peu l’équivalent d’un ruban de Möbius, mais revu et corrigé à l’échelle d’un film tout entier. Ce qui est simple à comprendre ici n’est autre que le principe du film : une subjectivité absolue, sans hiérarchie ni mode d’emploi. De par leur construction quasi cubiste, l’image et le montage reflètent une perception subjective du passé : rien ne garantit que ce que l’on voit est (ou a été) vrai, puisque l’image remet tout en question, à commencer par elle-même. En définitive, l’intrigue du film trouve ici une nouvelle définition qui semble revenir à sa propre étymologie : il ne s’agit pas de raconter ou de clarifier, mais d’intriguer.

Rien n’est simple dans L’Année dernière à Marienbad, parce qu’il n’y a ni règles ni repères. Tout ce qui devrait être « établi » est détaché fissa de son socle. Aucune intrigue linéaire, tant et si bien qu’on ne saura jamais si X et A se sont bien rencontrés avant à Marienbad ou ailleurs. Aucun point de vue immuable, et surtout pas celui d’un narrateur – souvent X lui-même ! – qui ne semble pas obéir à son statut de guide à force de brouiller les repères, les points de vue narratifs et l’identification à tel ou tel personnage (lesquels ne sont ici que des silhouettes avec des lettres symboliques en guise de noms). Aucune certitude sur le statut de ces derniers : sont-ils des morts ou des fantômes qui hanteraient un hôtel luxueux aux allures de paradis perdu ou de purgatoire ? Aucune repère chronologique, comme en témoignent ces splendides et intemporels costumes de soirée signés Coco Chanel. Aucun point de géographie vu que le film, pourtant tourné dans de vrais châteaux bavarois (dont celui de Nymphembourg), ne présente que des décors détachés de tout lieu concret. Aucune place accordée au naturalisme : non seulement les décors sont d’un baroque absolu, non seulement le film assume son artificialité théâtrale au point de s’ouvrir sur des personnages figés qui assistent à une pièce de théâtre (laquelle est d’ailleurs un reflet de ce qui se passe dans le film), mais surtout, le jeu des acteurs n’a rien de « naturel » (il suffit de voir comment Delphine Seyrig rit de façon appuyée et regarde constamment dans le vide).

Le philosophe Gilles Deleuze aimait à définir L’Année dernière à Marienbad comme « l’incarnation de l’image-temps », dans le sens où l’image elle-même incarne la notion de temps à l’opposé de « l’image-mouvement ». Sans doute malgré eux, Resnais et Robbe-Grillet ont validé cette lecture en indiquant que le film peut très bien se dérouler sur cinq minutes ou sur une semaine. Message reçu : vu que le temps reste indéfini, ce que l’on voit est donc une sorte de « présent ». Et comme les thèmes favoris de Resnais ont toujours penché du côté du lien mutant entre temps et mémoire (la peur de l’oubli, le temps qui s’immobilise, la pensée qui devient réalité), il n’est pas étonnant d’y déceler un jeu abstrait sur l’interpénétration de ces deux notions. Le premier repère est à chercher dans le montage, qui paraît ici bâti selon un système d’échos. On peut souvent voir deux actions similaires – mais au contexte spatiotemporel opposé – qui se retrouvent montées en parallèle comme si l’une était la continuité de l’autre (ou la réponse à l’autre ?), à l’image de ce plan d’un serveur qui ramasse les restes d’un verre cassé, vite suivi du plan d’un joueur qui dispose des cartes sur une table (opposition visible : ramasser/disposer). On peut aussi déceler par-ci par-là des effets de mise en abyme totale, avec des images-miroirs qui s’interpellent et se renvoient les unes les autres. On peut enfin déceler une vraie logique mentale derrière des effets de montage : par exemple, ces quatre plans successifs de Delphine Seyrig qui s’allonge sur un lit – tantôt par la gauche tantôt par la droite – sont suivis d’une voix off hésitante (« Non… non, ce n’était peut-être pas ça… »), ce qui donne tout son sens à la scène (un souvenir qui se répète) et au montage (une mémoire qui hésite). David Lynch n’aurait sans doute pas fait mieux pour incarner l’effet de disjonction.

LA NOUVELLE DIMENSION

Tout ça, c’est bien joli, mais encore ? Si l’action visualisée appartient au présent, comment interpréter ces effets de résurgence d’un passé réel ou supposé ? La réponse tient bien sûr dans ce qui anime chaque photogramme du film, à savoir une propension à l’onirisme. C’est moins le passé que le rêve qui est au cœur des scènes, et le rêve s’incarne ici dans un amas de motifs narratifs : répétitions, incantations, déplacements, condensations. A ce titre, les plans d’ouverture du film sont particulièrement évocateurs : de lents et longs travellings sur des plafonds cadrés en contre-plongée, marqués par l’accumulation de motifs sombres et abstraits sur une surface claire et limpide. Le rythme très caressant du travelling évoque celui d’une rivière sur laquelle traîneraient alors les restes indiscernables d’un événement passé ou fantasmé, avec une voix off qui répète en boucle le même texte entêtant pour appuyer l’effet de réminiscence. Le lieu visité – un hôtel décrit comme un labyrinthe – n’est ici qu’une enfilade de portes, de couloirs et de reflets, où tout devient dédale et effet de boucle : musique tour à tour classique et moderne, enfilade de plans déconnectés, répétition poétique en fond sonore. Le temps et l’espace, désormais à repenser, se repoussent comme deux aimants identiques. Quant aux décors extérieurs, ils ne sont que des déclinaisons de tableaux accrochés aux murs, lesquels représentent aussi des labyrinthes ou des trompe-l’œil.

Le choix d’un noir et blanc parfaitement contrasté aide lui aussi à accentuer le trouble sur les décors visités : ceux-ci, réduits à des perspectives géométriques binaires, n’en deviennent que plus cubistes et déformés selon les choix d’angle et de cadre. Et que dire du plan le plus célèbre du film, ubuesque et surréaliste au possible, qui voit la caméra opérer un court travelling depuis le balcon de l’hôtel en direction du grand jardin, révélant alors des silhouettes figées qui se tiennent au milieu du parc et jettent de grandes ombres, alors que les statues et les arbustes qui les entourent n’ont pas d’ombres ! Ce plan sidérant suffit en soi à amplifier le sentiment de plongée dans un rêve qui nous échappe, voire même dans un cauchemar dont la peur naîtrait autant du vide cartésien que de la non-familiarité. Pour autant, ce plan suggère une idée : si les ombres viennent des silhouettes, ce sont ces dernières qui doivent nous servir de repère. Les décrire est assez simple : rigides, manifestement sans vie, dépourvues d’énergie interne (on ne les voit ni boire ni manger ni dormir), et marquées par un degré zéro d’émotion et de psychologie. Les définir comme des morts(-vivants) est certes assez pratique, mais les voir soudain passer de l’autonomie à l’immobilité – et vice versa – à des instants quasi mélodiques en font plus des pantins somnambules, des automates prisonniers d’un hôtel aux allures de boîte à musique omnisciente. Cela explique l’absence d’imagination qui les caractérise : tous ne sont que des copies qui copient eux-mêmes des histoires préexistantes (celles de leurs modèles endormis dans une autre dimension invisible et interdite ?), des robots qui répètent des discussions vides de sens, des pions piégés dans un jeu truqué par le trompe-l’œil et le simulacre, des silhouettes fixées à un processus d’éternel recommencement, hors de l’espace et du temps. Bienvenue dans la Matrice. La vraie.

Une question fascinante a un jour été posée par le critique Luc Lagier : Shining serait-il un remake inavoué de L’Année dernière à Marienbad ? Il faut bien avouer que les points de concordance crèvent l’écran : l’hôtel, les fantômes, les couloirs labyrinthiques, les longs travellings, les images mentales, mais aussi l’être humain défini comme un automate manipulé par une force omnisciente. Tourné pile poil vingt ans plus tard, le film de Stanley Kubrick était lui aussi marqué par cette idée d’un temps rebouclé sur lui-même. Un écrivain et sa famille venaient s’installer pendant l’hiver dans un hôtel vidé de sa clientèle et de ses employés, et dès lors, le spectre d’une tragédie passée lançait un terrifiant processus de contamination, condamnant sans tarder l’écrivain Jack Torrance – joué par Jack Nicholson – à revivre cette tragédie en boucle jusqu’à finir par embrasser le rôle d’un assassin fou furieux. De même que l’hôtel, tout en perspectives géométriques et abstraites, devenait un espace mental, reflet de l’inconscient dégénéré de Jack. Sauf que la contamination visait plus large : les visions cauchemardesques de Jack contaminaient de ce fait les perceptions de sa femme Wendy, tandis que son jeune fils Danny se retrouvait assailli par des images mentales, signes évidents d’une nouvelle réalité créée de toutes pièces par le pouvoir d’imagination de Jack. Au-delà des interprétations multiples qu’il peut susciter chez tout un chacun, Shining avait ainsi et surtout valeur de traité objectif sur la toute-puissance de l’image mentale et sur la façon dont elle peut circuler d’un individu à l’autre. Le labyrinthe, figure matricielle du film, n’était pas la réalité première (rappel : on ne le voit pas sur le plan d’ensemble de l’hôtel qui ouvre le film !) mais un dédale mental qui allait peu à peu prendre vie, menaçant à terme d’engloutir son créateur et/ou ses intrus.

Si la connexion avec le film de Kubrick s’avère si prégnante et si convaincante, c’est surtout parce que L’Année dernière à Marienbad obéit lui aussi à ce principe de contamination par le biais d’images mentales. Sans que l’on sache pourquoi, l’individu défini par la lettre X n’est pas comme les autres personnages de l’hôtel. Lorsque tous se mettent soudain à s’animer comme par enchantement, X a l’air différent, curieusement autonome, animé d’un point de vue et conscient de certaines choses, en particulier celle d’être dans un labyrinthe dont il lui faut s’échapper. On le sent conscient de devoir jouer contre le temps, conscient comme Cendrillon que son objectif doit être atteint avant l’instant fatal où il sera censé retrouver son statut initial d’automate. Et quel est cet objectif ? Un « jeu de persuasion » si l’on en croit Robbe-Grillet, mais avant tout une « inception » : rendre réelle une image mentale en l’installant chez l’Autre. Et quoi de mieux que le sentiment amoureux, sans doute LA chose primordiale que les habitants de cet univers déshumanisé et mécanique n’ont jamais connu ? Capable d’inventer et d’improviser, X fait donc face à A, toujours figée dans la même posture vénusienne, et décide de l’humaniser en lui inventant un passé. Le dérèglement est ainsi amorcé : leur valse n’a pas le même rythme que celle des autres, la créature sans vie découvre un temps différent du sien, les larmes coulent bientôt sur un visage de marbre, les mots oubliés peuvent enfin revenir, et au final, l’émotion, la vraie, dévaste tout, magnifiée et redécouverte, transformant ainsi la statue en être humain. Tout le film tendait ainsi vers cet instant magique : une réalité figée et répétitive, que le pouvoir de l’imaginaire parvient à contaminer et à transcender. Il n’y a plus qu’à s’évader avec elle, là-bas, ailleurs, vers d’autres labyrinthes encore inexplorés.

Cette lecture mentale du film peut aussi être contredite par d’autres lectures déjà explorées par le passé, en particulier celle, très pirandellienne dans l’âme (Robbe-Grillet a souvent cité Pirandello comme référence pour l’écriture du film), selon laquelle le personnage de X serait le prisonnier d’une fiction limitée et répétitive qui aurait banni toute émotion. De ce fait, conscient d’être acteur ou personnage de cinéma, X prendrait le contrôle du film et lui imposerait une histoire d’amour impossible pour mieux le faire dérailler. Il accèderait ainsi à deux statuts successifs. D’abord celui d’un metteur en scène à part entière, qui modèle une jeune femme jusqu’à la rendre crédible et à cristalliser une émotion qui réponde à ses désirs (cela rappelle beaucoup la position du personnage joué par James Stewart dans Vertigo d’Alfred Hitchcock), quitte à devoir parfois refaire des scènes ou rejeter celles qui ne lui conviennent pas (à un moment donné, on voit A se faire tuer, mais X dit dans le plan suivant « Cette fin n’est pas la bonne, c’est vous vivante qu’il me faut »). Son deuxième statut serait celui du démiurge : de par son aptitude à imposer une image mentale irradiante dans son propre film (le montage fait donc apparaître cette image de façon stroboscopique), il devient celui qui maîtrise l’image et le découpage, qui use du faux raccord et de la désynchronisation pour réagencer les plans à sa guise. Avec, comme point final de ce « film en train de se faire », la mise en scène de son propre fantasme : s’évader de la fiction aux bras d’une jeune femme, à l’abri de tous les regards, vers un « ailleurs » qui n’appartient qu’à lui-même.

On pourrait encore broder sur les autres interprétations qui ont pu être envisagées ici et là depuis la sortie du film en 1961, que ce soit l’hypothèse farfelue d’une fable en lien avec la peur du nucléaire (avec des personnages figés dans une sorte d’au-delà éternel), ou encore cette intéressante lecture qui mettrait soi-disant en lien l’effet de persuasion et le réveil d’un traumatisme lié à la sexualité (X veut-il faire revivre à A le traumatisme d’un viol qu’elle aurait autrefois subi et qu’elle aurait fini par refouler ?). Mais ce serait peine perdue, tant le simple constat de la richesse interprétative quasi infinie de cette œuvre unique en son genre se suffit amplement à lui-même. On le répète : sortir du dédale est dépendant du fait d’accepter de s’y perdre. Et de même que les personnages du film jouent souvent à des jeux qui reposent sur des structures assez spécifiques (le poker, les dominos, le backgammon, le jeu de Nim avec ses rangées de cartes…), le film est lui-même de l’ordre du jeu ou du casse-tête, répandant un plaisir de jouer qui a davantage de poids que l’envie de gagner. Ce qui sert au final de balise dans le dédale féérique de L’Année dernière à Marienbad est bel et bien cette chose qui, sur un écran de cinéma, a toujours été synonyme de frémissement, d’incarnation et de brûlure. L’amour, bien sûr : cet amour fou que l’on retient avant de le libérer, que l’on refuse avant de l’accepter. Et de ce fait, Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet ont tout simplement signé un film-manifeste de la fonction première du 7ème Art et de son Histoire : ouvrir grand la porte à tous les fantasmes.

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