REALISATION : Jean-Jacques Annaud
PRODUCTION : Films A2, Grai Phang Film Studio, Renn Productions, Burrill Productions
AVEC : Jane March, Tony Leung Ka-fai, Frédérique Meininger, Arnaud Giovaninetti, Melvil Poupaud, Lisa Faulkner, Philippe Le Dem, Xiem Mang, Tania Torrens, Jeanne Moreau
SCENARIO : Jean-Jacques Annaud, Gérard Brach
PHOTOGRAPHIE : Robert Fraisse
MONTAGE : Noëlle Boisson
BANDE ORIGINALE : Gabriel Yared
ORIGINE : France, Royaume-Uni, Vietnam
GENRE : Drame, Erotique, Romance
DATE DE SORTIE : 22 janvier 1992
DUREE : 1h52
BANDE-ANNONCE
Synopsis : L’Indochine, dans les années 1930. Une Française de 15 ans et demi vit avec sa mère, une institutrice besogneuse, et ses deux frères pour lesquels elle éprouve un étrange mélange de tendresse et de mépris. Sur le bac qui la conduit vers Saigon et son pensionnat, elle fait la connaissance d’un élégant Chinois au physique de jeune premier. L’homme a l’air sensible à son charme et le lui fait courtoisement savoir. Elle accepte de le revoir régulièrement…
C’est laisser le mot venir quand il vient, l’attraper comme il vient, à sa place de départ, ou ailleurs, quand il passe. Et vite, vite écrire, qu’on n’oublie pas comment c’est arrivé vers soi. J’ai appelé ça « littérature d’urgence ». Je continue à avancer, je ne trahis pas l’ordre naturel de la phrase. C’est peut-être ça le plus difficile, de se laisser faire, laisser souffler le vent du livre…
Marguerite Duras, entretien dans Le Magazine Littéraire
Dans cet entretien datant de 1990, la romancière Aliette Armel n’obtint que cette réponse à la question « C’est quoi, du Duras ? ». Bien malin celui ou celle qui prendra la peine d’y déceler, tapi et chuchoté entre les mots de la phrase, ce tempérament de girouette qui tend désormais à lézarder l’image de celle sur laquelle on s’est peut-être longtemps trompé. Qui était vraiment Marguerite Duras ? Une intellectuelle éprise de liberté et de revendications ? Une opportuniste qui avait surtout l’enjeu pécuniaire et l’influence médiatique comme principaux bagages ? Laissons les laudateurs et les détracteurs se faire leur opinion. Toujours est-il qu’en s’intéressant à ce roman qu’est L’Amant, on touche à un point sensible de l’œuvre de Duras. Il y a d’abord cette époque décisive de son adolescence où, si l’on en croit ses mots, un talent d’artiste s’est forgé : « Je crois parfois que toute mon écriture naît là, entre les rizières, les forêts, la solitude. De cette enfant émaciée et égarée que j’étais, petite Blanche de passage […], habituée à regarder le long crépuscule sur le fleuve ». Le réalisateur Jean-Jacques Annaud saura d’ailleurs s’en souvenir en choisissant d’envoyer le générique final de son film sur cette image mélancolique d’un soleil couchant sur les eaux calmes du Mékong. Mais il y a aussi ce moment précis de l’année 1984 où un succès littéraire maousse – auréolé d’un prix Goncourt – va tout à coup enfermer Duras dans un rôle qui lui vaut encore aujourd’hui tant de reproches. À savoir celui d’une sorte d’oracle surmédiatisée, narcissique et un peu timbrée, de temps en temps sollicitée pour donner son avis sur tout et n’importe quoi sans peur de ce que cela implique. À titre d’exemple, il suffit de se souvenir à quel point son regard déplacé sur l’affaire Grégory pesa très lourd sur la dégradation de l’image de Christine Villemin, au point de créer une sacrée polémique. Duras est ainsi faite : une artiste contradictoire qui saisit la « vérité » comme elle semble lui venir, quand elle passe, en se laissant porter par elle. Et le film dont il va être question ici aura eu un immense mérite : la célébrer tout en lui résistant. Faire fi de ses propres critiques pour au contraire lui imposer la plus salutaire des autocritiques.
LE « NON » DE LA ROSE
On a beau ne plus avoir besoin de comprendre en quoi la trahison constitue le plus beau des respects lorsqu’il est question d’adapter une œuvre (c’est en tout cas ce qui résulte de la différence entre « adaptation » et « transposition »), le cas est cette fois-ci un peu plus difficile à manipuler. Et la vérité qu’il faudrait essayer d’en extraire n’est pas forcément celle que l’on pourrait croire. Pour être clair, même en étant au courant du contenu autobiographique du livre de Duras et du contexte sociohistorique dans lequel il prend racine, il reste difficile de comprendre ce regard négatif que Marguerite Duras – selon la légende – portait en 1991 sur son adaptation cinématographique, conchiant sans ménagement le film de Jean-Jacques Annaud au point de se lancer dans la réécriture modifiée de son propre roman (ce qui aboutira peu après à un autre livre intitulé L’Amant de la Chine du Nord). On déniche là une vraie contradiction : à quoi bon une telle réécriture si le problème venait selon elle d’une trahison de la part d’Annaud ? À moins que son roman jouait avec la réalité de son propre parcours et qu’une éventuelle confusion relayée par les médias lui faisait peur ? Il y a sans doute du vrai là-dedans, mais cela tient au fait que L’Amant était une pure autofiction. Duras y évoquait son adolescence en Indochine française dans le but de tenter un essai sur sa propre personne, une analyse d’elle-même. Les éléments narrés dans le récit, de sa traversée du Mékong vers Saigon jusqu’à sa relation amoureuse avec un riche Chinois en passant par ses relations difficiles avec sa propre famille, avait pour but d’élargir le champ des possibles par le biais de l’inconscient. La réalité historique des noms et des lieux était mise de côté, seule comptait la relecture mémorielle des souvenirs afin de bâtir un véritable récit de formation. Face à la jeune héroïne, les obstacles se regroupaient dans un seul et même mot : l’interdit. Deux familles nourries aux préjugés coloniaux, une société injuste alimentant le clivage Occident/Orient, et bien sûr le premier rapport sexuel comme épreuve physique. Avec, en bout de course, une libération par la transformation en écriture de cette quête de soi.
Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un cinéaste comme Jean-Jacques Annaud – dont on sait désormais la familiarité avec la notion de « voyage initiatique » – ait pu trouver chaussure à son pied en découvrant le livre de Duras. D’autant que, si l’on prend soin de revenir en 1976, son premier film La Victoire en chantant avait déjà pris soin de retranscrire l’exotisme d’un continent lointain (en l’occurrence l’Afrique) et d’aborder la France coloniale sous un angle autant décalé que critique. Et ne parlons pas de ses autres « voyages cinématographiques » comme La Guerre du feu, Le Nom de la Rose ou L’Ours, qui avaient tous en commun un système narratif basé sur l’imprégnation d’un environnement inédit et détaché des fibres du contemporain – cela explique sans doute pourquoi ses détracteurs se sont tous arrêtés à son brillant Coup de tête avec Patrick Dewaere. Le goût de l’épique et de l’aventure chez ce cinéaste ô combien précieux est à ce prix : voir un film d’Annaud, c’est faire un voyage riche de sens et enrichissant pour l’esprit. Mais aussi un voyage qui compte autant, sinon plus, que la destination. On en revient donc fatalement à cette notion d’adaptation qui continue de faire couler tant d’encre chez les uns et les autres, et qui, de par tout ce qu’elle implique comme route à tracer et comme chemins de traverse à envisager, nécessite du même coup une piqûre de rappel.
En 1986, Annaud trouva en la personne d’Umberto Eco le plus rêvé des soutiens pour sa difficile adaptation cinématographique du Nom de la Rose : en effet, l’auteur italien lui ayant dit comme seul gage de confiance « Il y a mon livre, il y aura ton film », le réalisateur s’était permis de faire quelques entorses au roman d’Eco pour y intégrer – entre autres – sa sensibilité humaniste et sa fascination pour les jeunes corps en émoi. D’où quelques instants absents du livre qui révélaient, au travers d’une saisissante étreinte sexuelle et d’une ultime rencontre avec une sauvageonne, la cristallisation du désir amoureux et du rapport physique chez un jeune moine incarné par Christian Slater. Des moments qui, on n’en doute pas, préfiguraient déjà les futures scènes charnelles de L’Amant. Mais aussi, et surtout, des « écarts » revendiqués par un réalisateur qui perçoit dans un matériau littéraire un point de vue à développer, tout en s’efforçant de le faire correspondre aux conventions du langage du 7ème Art – une donnée acquise que Duras ne semblait ni admettre ni comprendre. Et après tant de rumeurs d’un côté comme de l’autre, on aurait sacrément du mal à ne pas croire Annaud lorsqu’il s’efforça, lors d’une masterclass mémorable au Forum des Images en 2012, de raconter sa collaboration tumultueuse avec Duras, allant même jusqu’à nous révéler au passage ses surprenants talents d’imitateur ! De là à s’imaginer que le costume d’intellectuelle était taillé trop grand pour Duras et que seule comptait son envie de manipuler son univers autofictionnel jusqu’à l’usure (quitte à broyer ceux qui tentaient de s’en approcher de trop près), il n’y a qu’un pas diffamatoire que l’on franchit sans hésiter. Annaud, lui, n’a jamais adhéré à cette logique voulant que l’on détruise toujours ce que l’on aime. Pour lui, trahir, c’est s’approprier pour mieux magnifier. Et son film, quoi qu’on puisse en dire, est magnifique.
LES GRANDES AILES DU COURAGE
La petite histoire dans la grande, donc. La libération du tabou dans un contexte qui semble prôner l’interdiction à chaque recoin sociétal. La légitimité révélée du désir d’amour physique qui accompagne le désir de liberté et d’indépendance chez une jeune fille. Et surtout, un film qui, à l’image du livre qu’il adapte, cherche moins à faire hurler la grande symphonie de l’Amour – on n’est pas chez Lelouch ici – qu’à se lover tout en douceur et en subtilité dans la sonate des sentiments. Ainsi donc, dans L’Amant, l’Asie coloniale ne sera pas prétexte à un commentaire critique ou politique, et ce même si le réalisateur ne cache rien de la misère inhérente au contexte. Nul doute qu’un cinéaste tel que Michael Cimino – initialement attaché au projet avant de déclarer forfait – n’aurait pas manqué de se focaliser en grande partie sur cet aspect-là, fidèle en cela à sa glorieuse tradition d’un cinéma ample et opératique où le sens du grand spectacle sert avant tout à traduire les tourments d’une nation chaotique. En s’appropriant le projet, Annaud adopte une attitude totalement inversée : son film choisit au contraire d’investir le territoire colonial et de s’en imprégner pour en faire avant tout une sorte de toile de fond symphonique, vouée à appuyer la beauté des sentiments jusqu’à les rendre plus irradiants. Parce que sa sensibilité d’artiste n’est concentrée que sur un point : investir pour la première fois un monde inconnu pour lui – à savoir le désir féminin – afin d’y capturer l’éveil à la sexualité d’une très jeune femme. L’intimité dans le grand spectacle, et vice versa, mais en aucun cas l’un au détriment de l’autre. Et aucune utilité, en fin de compte, à dénicher toute trace de fidélité ou de trahison vis-à-vis du roman, tant ces deux notions sont consubstantielles.
La narration se permet néanmoins quelques écarts avec le matériau littéraire. Dans le livre, tout tenait sur une voix – celle de Duras – qui glissait d’une temporalité à l’autre en se servant de la relation avec le Chinois comme d’un fil conducteur. Dans le film, c’est l’inverse : cette dernière ordonne la narration linéaire du film, tout en prenant soin de laisser filtrer un arrière-plan familial tout à fait prégnant (déjà exploré par Duras dans son roman Un barrage contre le Pacifique) et de garder la dernière scène du livre – celle qui fut à l’origine du clash définitif entre Duras et Annaud – en guise de retour au présent. La présence de Jeanne Moreau dans le rôle de la narratrice coche d’ailleurs toutes les cases de l’idée culottée : déjà dotée d’un timbre de voix grave et quasi identique, l’actrice de La Mariée était en noir accepta surtout de réciter le texte de son ex-amie Marguerite Duras dans le seul et unique but de la faire enrager (véridique !). N’en déplaise à la Marguerite sans pétales qui n’aura sans doute pas manqué de se sentir piétinée par un tel choix auditif, c’est bel et bien à la délicieuse voix de Moreau que l’on doit cette impression d’un récit qui coule tout seul, qui se laisse porter par les souvenirs et les détails. D’autant que tout démarre ici par un envoûtant générique de début qui fait se confondre la texture du papier à écriture avec celle d’une peau féminine, avec une plume qui racle le papier comme une main viendrait laisser son empreinte sur la peau. L’intention d’Annaud est instantanément claire : tout part d’un livre, d’une fiction, avec ce qu’elle comporte de libertés, d’authenticités et de travestissements mémoriels, et tout va se prolonger par des images, des sons et des sensations.
Toujours aussi fidèle à son goût de l’exactitude des territoires dépeints et au perfectionnisme insensé qui le caractérise (on vous conseille de jeter un coup d’œil à sa longue interview de deux heures sur le DVD du Nom de la Rose), Annaud met ici un point d’honneur à offrir une reconstitution irréprochable de l’Indochine coloniale, dont seul le film éponyme et lyrique de Régis Wargnier – sorti la même année – peut faire figure d’équivalent digne de ce nom. Chaque plan regorge ainsi d’une composition quasi maniaque des décors et des ambiances, avec un fabuleux travail du chef opérateur Robert Fraisse qui s’autorise pas mal de variations chromatiques promptes à séduire l’œil. Tout y passe avec un sens aigu de la tangibilité des matières et des jeux de lumière : dortoirs de pensionnat pour filles, restaurants à étage gorgés de clients en sueur, maison coloniale aux murs tapissés d’humidité, rizières bercées par le soleil, panneau de Saigon aspergé de boue par les roues d’un bus crasseux, carcasse de buffle dérivant dans un Mékong à la couleur boueuse, etc… C’est donc l’eau qui tient ici le premier des seconds rôles, en quelque sorte. La bande-son la transforme en leitmotiv en mettant en avant chacune de ses apparitions, étant elle-même bercée par le fleuve, la pluie, les larmes, la sueur et, bien sûr, la moiteur. Et si cette moiteur se fait ici reine jusqu’au bout, c’est parce qu’elle est la condition sine qua non pour favoriser le contact des épidermes.
On a donc déjà la vue, l’ouïe et le toucher qui sont mis à contribution par la mise en scène. Il ne manquait donc plus que l’odorat pour obtenir un carré parfait, et c’est peu dire que les senteurs pullulent d’un plan à l’autre avec le même brio descriptif – mais cette fois-ci visuel et non littéraire – qu’un Patrick Süskind. On se matérialise des odeurs de jasmin et d’encens évoquées par la voix off au détour d’une ballade dans le quartier de Cholon, on se surprend à subodorer le parfum d’une bougie zen lorsque la main de l’héroïne arrose très délicatement un bonsaï, et on fait mine de s’enivrer des fumées d’opium lorsque le désir paraît éteint. Plus qu’un film qui se regarde, on a affaire à un film qui « sent », qui se ressent. Et même le goût s’invite discrètement à la danse, autant par des détails culinaires bien sentis (les plats dégustés sont ici mis en valeur par la qualité de la photo) que par le souvenir de certains passages assez osés du roman. Par exemple, le film ne cache rien de l’attirance physique de l’héroïne pour une autre jeune fille du pensionnant, Hélène Lagonelle (Lisa Faulkner), cette camarade aux « seins à la forme de fleur de farine que l’on a envie de pétrir avec les mains et de manger avec la bouche ». Tout ceci, c’est déjà de l’érotisme pur, lequel va ensuite tout mixer et tout embraser dans des scènes sexuelles qui font encore aujourd’hui figure de zénith dans la représentation de l’amour physique au cinéma.
LA GUERRE DU FEU ET DE L’EAU
Pour une histoire d’amour, il faut déjà une rencontre, et celle qui fait démarrer L’Amant de façon éblouissante est une image sur laquelle dix paragraphes seraient à écrire. Une jeune fille (Jane March), teint de pêche, rouge à lèvres brouillon, robe au vent et talons hauts en lamé, est accoudée à la passerelle d’un bateau. Sa simple posture entre innocence et sensualité suffit à déguiser une ébauche de dualité en une promesse dans tous les sens du terme, amorçant ainsi la mue progressive d’une jeune chrysalide vers le papillon de féminité qu’elle aspire à devenir. Avec, en guise de piment provocateur, un chapeau d’homme et des paillettes sur ses chaussures. Face à cette nymphe sensuelle observée de loin, il y a une silhouette d’homme, celle du Chinois (Tony Leung Ka-fai), tapi immobile derrière un pare-brise de voiture luxueuse, donc protégé de la moiteur et de la crasse environnante (on le découvre d’abord par la brillance de ses chaussures de luxe). En faisant le choix de sortir de la voiture pour aller à la rencontre de cette jeune fille occidentale, il brise déjà son cocon protecteur. Il franchit un interdit sous l’impulsion d’un être inexpérimenté dont le désir de séduction reste de l’ordre du mystère – tout juste peut-on déceler chez la jeune fille l’envie d’utiliser sa relation d’amour avec le Chinois comme défi lancé à cette aristocratie coloniale qui la répugne. Lors du trajet commun en voiture, le véhicule acquiert un double relief symbolique : lorsqu’il ne se passe rien à son bord, on a droit à un plan fixe où on la voit rouler d’un coin à l’autre de l’écran, et à l’inverse, lorsque l’amour et le vertige des sens s’invite à l’intérieur (grand moment des mains qui se rapprochent, se frôlent et se caressent doigt par doigt), Annaud la cadre de loin dans un plan où elle parait immobile alors que le décor naturel défile à toute vitesse. Tout est dit dans cette logique de plans inversés. Et par extension, la voiture du Chinois sera exactement comme cette garçonnière sombre du quartier de Cholon où les deux amants installeront le théâtre de leurs étreintes : un cocon isolé du son et de la moiteur du monde extérieur, mais qui exhale une autre moiteur (celle des corps) et qui produit un autre son (celui de « la jouissance qui fait crier »).
Lorsque les ébats et les étreintes rentrent soudain au cœur de l’équation tracée par Annaud, c’est la déflagration pure et simple. L’appel du corps vers celui de l’Autre, la délicate sauvagerie de l’étreinte, la transpiration de la peau, la crainte de l’interdit face à la curiosité de le dépasser (bravo à la musique de Gabriel Yared qui reflète à merveille cette ambivalence), la force évocatrice d’une silhouette (masculine ou féminine) qui joue soudain de l’absolue souplesse de sa nudité : tout contribue à évoquer, dans l’ambiance feutrée de cette garçonnière garnie de stores et de rideaux, la présence de deux sortes de naufragés romantiques, bel et bien étrangers à leur propre milieu, mais enlacés avec tendresse et sauvagerie sur un radeau en huis-clos, lui-même cadenassé et protégé par le vacarme continu de la ville. Un peu plus tard, dans une autre scène de sexe encore plus solaire et brûlante, les gros plans de corps qui se jaugent et qui se pénètrent entament un étrange ballet de chairs mouvantes entre l’ombre et la lumière, offrant de ce fait une barrière graphique contre l’explicite tout en conférant au moindre râle de jouissance un impact émotionnel rare. Seule la chaleur humaine se filtre alors un chemin entre des gros plans humides, lesquels frisent la peinture abstraite à force de tout évoquer et de tout suggérer avec l’aide de deux acteurs dont on peine à croire qu’ils simulent l’acte. Et ce avant une troisième scène de sexe, la plus claire, où tout n’est que fusion absolue, harmonie corporelle, désir élevé à son plus haut niveau et abattement définitif de tous les tabous.
Nulle surcharge d’esthétisme pour papier glacé là-dedans, mais la volonté très pure et très simple de faire en sorte que la beauté de ce qui est vu et filmé aille dans le sens du désir et du sentiment – laissons les râleurs s’extasier sur des images moches et granuleuses si une telle recherche esthétique leur reste en travers de la gorge. D’autant que ces scènes érotiques, au-delà de l’émotion qu’elles ne cessent de dégager, se veulent en connexion directe avec la façon qu’à l’héroïne d’oublier la notion du temps au contact de la sensualité. En effet, on aura pris soin de remarquer que le temps s’écoule très lentement lorsque les corps se jaugent et s’étreignent, comme en témoigne d’ailleurs ce long plan fixe où des ébats s’improvisent en urgence sur le sol humide – la montée de désir de nos deux héros est alors si élevée que le lit semble trop éloigné pour étancher à temps leur soif de sexe. Et à l’inverse, tout autre échange avance bien plus rapidement, comme s’il ne s’agissait que d’une utilité narrative. D’où le choix d’Annaud – assez perturbant au départ – d’injecter un grand nombre d’ellipses dans son montage : à titre d’exemple, il suffit de voir comment on passe ici d’un joyeux ménage de printemps dans la maison coloniale à un dîner tendu avec le Chinois dans un grand restaurant.
Cette scène du restaurant, parlons-en justement. Le fait d’y voir une famille de colons déchus et nourris par un colonisé riche et élégant qui paie leur addition – idée très subversive en soi sur un schéma colonial qui semble tout à coup changer de camp – induit une autre piste en lien avec les scènes de sexe que l’on évoquait ci-dessus. Qui domine qui dans L’Amant ? Le conflit silencieux et le complexe de supériorité de l’un sur l’autre sont-ils ici à la base de toute relation, d’amour comme de haine ? La question a le mérite d’être indirectement soulevée par ce dîner inondé de tension, et ce peu avant que les deux amants, dans la scène suivante, ne voient leur relation soumise à ce doute : à ce moment-là, leur nouvelle étreinte se révèle brutale, le Chinois s’étant senti humilié de voir la jeune fille danser de façon un peu trop équivoque avec son frère (Melvil Poupaud dans l’un de ses premiers rôles). Le jeu de la séduction auquel se livre la jeune fille se nourrit lui aussi de cette dualité : tout ceci n’est-il qu’un simple jeu pour elle ? Osons dire que la célèbre scène du « baiser sur la vitre » contribue subtilement à ne pas donner de réponse claire et nette. Et surtout, qu’en est-il de ce rapport vénal et orgueilleux à l’argent, lequel singe les rapports humains en rapports de propriété ?
Il est clair que s’il s’était focalisé là-dessus, Annaud n’aurait pas manqué de faire preuve du même cynisme que Duras, cette dernière ayant toujours mis en avant ses considérations totalement pécuniaires durant la production du film. Mais ce n’est pas le cas ici : là encore, ce sont les scènes de sexe qui lui servent d’échappatoire, laissant ces préoccupations matérielles sur le bord de la route pour au contraire laisser au charnel le rôle du guide. D’où son envie de laisser au second plan le tableau d’une famille plongée dans la déchéance, qu’il s’agisse d’une relation fraternelle toxique (deux frères au comportement extrême, l’un dans la fragilité, l’autre dans la brutalité) ou d’une figure maternelle si désespérée que le bonheur de la vie ne semble plus capable de la sauver. Tout ceci est tangible dans le film, mais, on le répète, ce n’est qu’une toile de fond. C’est par la relation entre les deux amants et leur propre abandon face à la magnificence des éléments (dont l’eau, on insiste) que les choses peuvent soudain prendre chair. Ce n’est donc pas un hasard si un aveu sans cesse retardé – celui d’une ruine familiale que la jeune fille se garde bien de révéler – sera fait au Chinois face à la fameuse « barrière contre le Pacifique », devant un fleuve apaisé et un crépuscule qui se passent tous les deux du moindre commentaire.
Avec tout cela, on en oublierait presque de revenir sur les choix de casting. D’abord celui du flamboyant Tony Leung Ka-fai (à ne pas confondre avec l’acteur fétiche de Wong Kar-wai !), pilier du cinéma HK dont le reste de la filmo ne lui aura jamais offert une performance d’acteur digne de celle-ci, en équilibre parfait entre dureté apparente et fêlure intériorisée. Ensuite l’inoubliable révélation Jane March, jeune banlieusarde londonienne qui emporta le rôle grâce à une simple photo boudeuse dans un magazine, qui éclipsa de ce fait un bon millier de prétendantes (le making-of du film nous révèle que Milla Jovovich et Fairuza Balk avaient fait partie des jeunes filles auditionnées pour le rôle) et qui aura fini par disparaître des radars après s’être fourvoyée dans d’énormes nanars (transformer l’essai en allant taquiner la quéquette de Bruce Willis dans l’hilarant Color of Night n’était pas l’idée du siècle !). Son jeu espiègle et impénétrable, coincé dans une zone où l’innocence et la séduction entament un étrange tango, appuie la dimension fantasmatique d’un récit qui, dans le livre de Duras, puisait une large partie de sa sève dans l’ambiguïté sous-jacente du « souvenir » – intégrer ce dernier dans une narration implique de le trafiquer plus ou moins. Le film se conclura sur une vision identique à celle du début : une jeune fille accoudée à la passerelle d’un bateau qui l’emmène vers son destin, à la seule différence que son regard est cette fois-ci dirigé vers celui qu’elle devine présent sur le quai et qui compta pour beaucoup dans sa libération. Par elle et grâce à lui, sa quête de soi aura ainsi atteint son zénith. Et lorsque l’inoubliable thème musical de Gabriel Yared retentit sur ce crépuscule final aux couleurs sublimes, on sait que ce que l’on voit appartient autant au passé qu’au fantasme. Il y aura donc des larmes d’émotion qui vont couler, et pas seulement celles de l’héroïne. Le livre de Duras s’achevait ainsi : « Il lui avait dit qu’il l’aimait encore, qu’il ne pourrait jamais cesser de l’aimer, qu’il l’aimerait jusqu’à sa mort ». Ce film, encore et toujours, on lui répètera la même chose.