REALISATION : Terrence Malick
PRODUCTION : Phoenix Pictures, Twentieth Century Fox
AVEC : Jim Caviezel, Ben Chaplin, Sean Penn, Elias Koteas, Nick Nolte, Dash Mihok, John Cusack, Adrien Brody, John C. Reilly, Miranda Otto, Woody Harrelson, Jared Leto, Nick Stahl, John Travolta, George Clooney
SCENARIO : Terrence Malick
PHOTOGRAPHIE : John Toll
MONTAGE : Leslie Jones, Saar Klein, Billy Weber
BANDE ORIGINALE : Hans Zimmer
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : The Thin Red Line
GENRE : Drame, Guerre
DATE DE SORTIE : 24 février 1999
DUREE : 2h50
BANDE-ANNONCE
Synopsis : 1942. Sur l’île de Guadalcanal, tout n’est qu’ordre, calme, luxe et volupté. Le soldat Witt évolue en toute quiétude dans ce décor paradisiaque, où sérénité et harmonie ventilent la chaude atmosphère de ce coin de Mélanésie. Mais l’éden se transforme soudainement en enfer lorsque s’engage la bataille qui oppose les Américains aux Japonais. Witt découvre alors un tout autre monde, celui de la guerre totale. Son bataillon, chargé de donner l’assaut, se heurte violemment à la résistance nippone. Au milieu de ses camarades agonisants, Witt décide de ne plus se soumettre aux ordres de son supérieur, un fou de guerre que rien ne semble pouvoir arrêter…
« J’irai au paradis car l’enfer est ici », pouvait-on lire comme titre d’un film de Xavier Durringer sorti en 1997. Trop nombreux sont ceux à crever d’envie de faire passer cette phrase pour un euphémisme. Moins nombreux sont ceux qui, en dépit des évidences, persistent à refuser de croire au pire, à ne pas se résigner, à toujours voir au-delà des apparences pour y dénicher l’espérance. Dans ce vaste cosmos que constitue le 7ème Art, les cinéastes ayant bâti leur art sur cette croyance se comptent sur les doigts d’une main : Hayao Miyazaki, George Miller, voire même Claude Lelouch, peuvent prétendre voir leurs noms inscrits sur cette précieuse liste. Une liste au sommet de laquelle trône Terrence Malick, sans concurrence ni contestation possible. Le plus inaccessible des cinéastes l’aura sans cesse prouvé : quelle que soit la quête d’absolu à entreprendre, la grâce perdurera tant qu’il y aura de la terre, de la mer, du ciel, des plantes, des animaux, du sang, de l’amour, des hommes et des femmes. De ce chaos, de cette dichotomie entre beauté et horreur, peut surgir un tout qui peut ensuite devenir le sujet d’un hymne. De ce fait, La Ligne rouge n’a rien d’un énième film de guerre, quand bien même sa sortie en salles en février 1999 l’aura calé pile poil dans la foulée de celle d’Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg, ce qui lui aura fatalement valu de souffrir de la comparaison avec ce dernier sur la question polémique de la représentation hyperréaliste du conflit guerrier sur grand écran. Ce débat, on ne va pas se contenter de le contourner. On va tout simplement le vomir. Car là où d’aucuns – sans doute un bataillon de bobos donneurs de leçons – n’auront eu de cesse que de guetter dans chaque scène du film le vecteur d’une indignation factice contre l’absurdité de la guerre (qui donne encore du crédit à ce genre de pléonasme ?), Malick aura surpris la planète entière et contré toutes les attentes par un regard et une pureté de Créateur (osons la majuscule !) tout en effectuant le plus divin des retours en grâce. Chaque nouvelle vision de ce chef-d’œuvre absolu ne cesse de nous le rappeler : que ce soit avant ou après lui, jamais quelqu’un n’avait filmé la guerre de cette façon.
LE FIL D’ARIANE
La création de ce film hors normes s’avère si exténuante de rebondissements et de connexions insoupçonnées qu’il faudrait bien plus que cette analyse pour toutes les englober. En guise de porte d’entrée, et même si le détail vaut ce qu’il vaut, il convient de rappeler qu’il s’agit de la première fois – et encore à ce jour la seule – que Terrence Malick adapte un roman. En l’occurrence celui de James Jones, ancien soldat-écrivain dont le travail littéraire aura permis d’accoucher de quelques fleurons filmiques des années 50 tels que Comme un torrent de Vincente Minnelli, Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann ou L’attaque dura sept jours d’Andrew Marton. C’est à ces deux derniers films qu’il convient de rattacher La Ligne rouge : non seulement il partage avec le film de Zinnemann une trinité de personnages (mais avec des noms modifiés !) et le goût d’une vision comportementaliste du soldat hanté par l’imminence de la guerre en arrière-plan, mais il arrive surtout longtemps après le film de Marton, lequel était déjà une adaptation du roman The Thin Red Line. Un roman bien plus cruel qu’il n’en a l’air, basé sur l’expérience de Jones dans plusieurs phases de la bataille de Guadalcanal entre août 1942 et février 1943. L’écrivain y sondait le paradoxe suprême du soldat, lâché en solitaire dans un contexte guerrier qui le poussait émotionnellement à enchaîner des actes abominables par instinct ou par réaction naturelle. Il est donc assez facile de déceler ce qui a pu intéresser Terrence Malick là-dedans : peu focalisée sur les données contingentes et historiques de ce conflit opposant les Américains aux Japonais, toute son âme d’artiste visait moins à visualiser l’horreur de la guerre qu’à rendre compte de l’expérience individuelle et personnelle de ceux qui l’ont vécue. Un choix stratégique qui, forcément, ne pouvait se révéler le bon qu’au travers d’un choix narratif on ne peut plus radical.
Ce choix narratif, devenu depuis plusieurs films une partie intégrante de la signature Malick, est l’usage de cette « narration décentrée » où l’art classique du dialogue se voit remplacé par une série de monologues en voix off. Une nouvelle façon de laisser parler l’âme par-dessus la parole audible de l’individu ? Il y a de cela, bien sûr, mais avant tout le désir de rendre compte d’un ensemble. Comme si sa longue pause de vingt ans (on le croyait disparu depuis Les Moissons du ciel en 1978 !) lui avait permis d’emmagasiner un savoir quasi tentaculaire sur le monde et l’être humain, Malick s’aventure à partir de La Ligne rouge dans un cinéma qui absorbe les individus et les personnages dans un grand bain où la voix off devient le langage commun – celui de l’âme autant que celui d’une seule et même entité invisible. Une phrase-clé du film se veut limpide là-dessus : « Peut-être que tous les hommes font partie d’une seule âme, gigantesque, reflétant le même homme ». L’homme y (re)devient une créature plus vierge de ses croyances que familière de son environnement, réduite à capter les choses sans pouvoir les assimiler – d’où la naissance d’un doute profond – et à questionner sa propre nature au gré de son expérience. Il n’y a pas de « héros » tout au long de La Ligne rouge, mais juste des silhouettes qui peuvent apparaître de manière criante ou furtive avant de mourir ou de disparaître aussi vite qu’elles sont apparues. Attention, toutefois, à ne pas étendre la logique de ce parti pris à celle qui aura découlé d’épineuses difficultés de montage en amont de la sortie du film – il s’agit là d’un pur et heureux hasard. En effet, d’un montage initial approchant les six heures, Malick aura dû faire le choix de supprimer bon nombre de séquences, conférant ainsi à certaines stars un statut de quasi-figurant (on relève deux répliques pour Adrien Brody et une seule scène pour George Clooney !) et éjectant bon nombre d’acteurs du montage final (adieu les scènes avec Bill Pullman, Mickey Rourke et Gary Oldman !).
Histoire de tracer une ligne narrative solide en dépit de l’absence d’un « rôle principal », Malick se focalise ici en grande partie sur deux soldats, dont les arcs narratifs respectifs servent de fils d’Ariane. D’un côté, le soldat Bell (Ben Chaplin), perpétuellement relié à l’image de sa femme Marty (Miranda Otto) qui attend son retour et dont les réminiscences de leur amour absolu restent pour lui le plus lumineux des repères en pleine guerre. De l’autre, le soldat Witt (Jim Caviezel), jeune déserteur idéaliste sur lequel Malick semble effectuer un transfert de sa propre philosophie. Tout est déjà là dans le prologue idyllique, filmant l’île de Guadalcanal comme un jardin d’Eden où les autochtones, loin de l’affrontement guerrier, vivent en harmonie avec le monde. Un monde d’avant la chute, baignant le film dans la lumière d’un matin des origines, où les feuillages d’arbres imposants filtrent les rayons du soleil, où des enfants jouent tandis que des adultes pêchent, où la lenteur contemplative des plans vise à témoigner sereinement de la beauté de cet îlot mélanésien sans jamais tenter d’en livrer une vision faussée ou artificielle. En quoi ce premier quart d’heure nous donne-t-il l’impression d’assister à la naissance du monde, pour ne pas dire du cinéma lui-même ? Comment se fait-il qu’on se sente enfin capable de « voir » la vie telle qu’on ne l’a jamais vue et telle qu’elle n’a jamais été montrée ? Tout simplement parce que le chant de célébration chuchoté par la mise en scène de Malick prend tout son temps, choisit de s’imprégner de tout ce que les autres ont tendance à esquiver, enregistre une sorte de « paradis perdu » qui se transfigure lui-même de par tout ce qu’il peut révéler de « quotidien » et d’« habituel ». Le cinéma redevient alors ce paradis que tant d’artistes ont cru perdu à jamais, et que certains poètes, en particulier un William Blake adepte de la prophétie d’un « cosmos recréé », ont cru capable de renaître par la pratique de certains arts tels que la poésie ou la musique. Cet effet de communion avec la nature a toujours été le mantra de Malick : agitant les fugueurs romantiques de La Balade sauvage et s’immisçant au sein du triangle amoureux des Moissons du ciel, il investit cette fois-ci un soldat désireux de transcender son statut de chair à canon.
LUMIERE SILENCIEUSE
Il ne faudra pas attendre le moment où Witt rejoint contre son gré la troupe de soldats yankees chargés de reprendre l’île de Guadalcanal à l’ennemi japonais pour comprendre que le film de guerre vendu ici et là n’est qu’une vue de l’esprit. Le vif du sujet ne se résume ni à un désir de jouer la carte du grand spectacle guerrier à tout prix (là-dessus, Malick se met stratégiquement en retrait) ni même à l’envie de dupliquer cette imagerie guerrière et politisée qu’Hollywood aura rendue plus lassante qu’autre chose depuis le milieu des années 60. Sur la guerre en tant que telle, Malick ne se fait l’avocat de rien ni personne, bannissant aussi bien l’éloge de la bannière étoilée que l’apologie du sacrifice christique, et préférant au contraire poser les bonnes questions au lieu de donner les plus simplistes des réponses. Film centré avant tout sur l’acceptation de soi en tant que « création » égale aux autres, La Ligne rouge se veut le tableau polyphonique d’un chaos à ciel ouvert, où l’action de guerre, enfin détachée de tout héroïsme et de toute velléité politique, devient la face opposée – et pourtant complémentaire – de la beauté, cristallisant de ce fait une dichotomie que Malick assume autant qu’il la renforce. Mais le film tient également sur son propre titre pour mieux clarifier son angle d’attaque : cette « mince ligne rouge » n’est pas seulement celle du front, mais aussi et surtout cette espèce de « lumière intérieure », cette petite étincelle qui brûle en chaque être humain, cette lueur qui le fait douter et l’informe constamment de sa propre fragilité. Tous, ici, sont avant tout en conflit avec eux-mêmes. Et là encore, tout part de Witt : fidèle à sa quête mystique, ce dernier fait son entrée dans le film en état d’interrogation sur l’absence de sérénité de sa grand-mère au moment de sa mort, et le mélange de peur et d’espoir qui accompagne son doute se veut une première ébauche de tout ce qui va habiter les autres personnages.
A mesure que la première moitié du film se fait la description réaliste de la délicate prise par l’armée américaine d’une colline protégée par un bunker japonais, le film parait se détacher de l’assaut en lui-même pour au contraire décélérer son rythme (le montage se fait tantôt contemplatif tantôt énergique) et enclencher une longue série de voix off qui ne vont pas tarder à prendre le contrôle du film. Tant de personnages à suivre, certes, mais qu’ils soient incarnés par des pointures ou par des inconnus n’est en rien un critère justifiant leur prédominance dans les enjeux du récit. Au-delà d’une tenue de combat uniforme qui les fait tous se confondre parmi les épais feuillages de la colline, la voix off contribue surtout à les réunir en un seul et même monologue mélancolique où leurs voix finissent elles aussi par ne plus se distinguer. Cela crée deux effets : d’une part sous-entendre une autre perception de ce qui est vu, d’autre part participer à la naissance d’un nouveau régime d’idées sur ce qu’implique le contexte du film. Est-il étonnant qu’en dépit d’une action stratégique tenue d’une main de maître pour rendre l’action limpide de A à Z (on a ici une vue globale de la géographie de l’assaut, qui plus est avec un jeu très malin sur l’étirement de la durée), on se sente parfois égaré dans les choix des uns et les attitudes des autres ? Malick chercherait-il dans ce cas à révéler la contradiction entre le global et le particulier ? Bonne pioche, et pour cause : cela tient au fait que la vérité des personnages ne vient ni de leurs actes ni de leurs discours. Et que tout un chacun, plongé dans une telle situation, ne tarde jamais à se masquer lui-même.
On déniche ici et là de très beaux exemples. Déjà le sergent joué par Sean Penn, qui a bien du mal à cacher ses angoisses derrière une chape de cynisme blasé. Ensuite le capitaine-avocat magnifiquement incarné par Elias Koteas, qui place la survie de ses soldats (ses « enfants » comme il les appelle) au-dessus du respect de décisions hiérarchiques qu’il estime – peut-être à tort – absurdes. Et que dire de ce colonel joué par Nick Nolte, que l’on voit soudain passer du statut de brute vociférante à celui d’un homme asservi à la logique aveugle de la guerre ? Sa première apparition en compagnie d’un John Travolta tiré à quatre épingles en faisait déjà un être tourmenté en sourdine, telle une figure shakespearienne soudain cristallisée par ses quelques confessions intérieures en voix off. Et le regard pénétrant qu’il lâche lors de son ultime séquence, entouré de cadavres étiquetés et sentant le vent qui fait s’entrechoquer délicatement quelques morceaux de bambou, dit tout de son conflit intérieur. Des corps tourmentés qu’une voix cachée suffit à éclairer, bien sûr, mais aussi des visages sur lesquels tout peut être enregistré sans que la moindre intention ne soit surlignée. Et surtout des silhouettes qui, ballottées non-stop dans une guerre qui tourne à plusieurs vitesses et qui se tire à pile ou face, peuvent être aussi atroces dans la victoire que pathétiques dans la défaite. Ils sont à l’image de ces branchages et de ces herbes, les uns finissant aussi pliés et piétinés que les autres sous le poids de la guerre. Ils sont enfin une large dose de ressentiments que la caméra de Malick capture et concentre avec un souci d’égalité impartiale : par exemple, la tension qui parcourt les quartiers des soldats sur le bateau peu avant le débarquement prend aussi bien en considération un troufion qui taille un morceau de bois qu’un groupe de soldats qui hurlent contre une porte fermée. Le film tout entier est à cette échelle-là : sur trois heures de projection, les êtres humains de La Ligne rouge se succèdent équitablement dans l’axe de la caméra, à la fois pièces brillantes d’une mosaïque complexe et notes lumineuses d’une inoubliable symphonie.
METAPHYSIQUE DE LA NATURE
Durant cette première partie du film se détache aussi une idée symbolique en lien direct avec le principe même de la mission. En effet, utiliser les hautes herbes de la colline pour opérer une reconnaissance discrète afin de mieux prendre l’ennemi par surprise, c’est déjà une façon pour l’homme de se dissimuler et de se confondre avec son environnement. Cette lente partie de cache-cache – car il ne s’agit au fond que de cela – invite ainsi à revenir vers cette nature à double visage, paradis devenu menace au premier plan (la nature se transforme en piège dans lequel on avance à ses risques et périls), cosmos dévastateur qui relègue la bataille au second plan. Le film ne cache certes rien de l’horreur de la guerre, alignant ici et là des images de terres brûlées et de cadavres ensanglantés au travers de visions qui s’impriment sur le cortex – grande scène de Witt qui questionne intérieurement la vertu et l’attention de l’humain envers son prochain tandis qu’il contemple avec horreur un visage japonais enfoui en quasi-totalité dans la terre. Mais ce n’est pas l’enfer qui intéresse Malick, et encore moins la façon dont un être humain idéaliste ou utopiste voit sa propre noirceur remonter graduellement jusqu’à la folie. En cela, Malick avance a contrario d’une longue de tradition de cinéastes qui, de Francis Ford Coppola à Stanley Kubrick en passant par Michael Cimino et Oliver Stone, utilisaient le chaos guerrier comme vecteur d’un constat plus ou moins nihiliste sur la nature humaine. La « nature » telle que la conçoit Malick est différente : qu’elle soit humaine ou naturelle, intériorisée ou extériorisée, elle incarne ce qui habite le monde, ce qui le fait tourner pour le meilleur comme pour le pire. Et fort heureusement, le film ne vise pas à donner aux soldats humains le mauvais rôle de ceux qui « détruisent ce que la nature a créé », et évite même de donner du grain à moudre aux adeptes des théories de Rousseau sur la bonté originelle de l’homme.
Chaque élément humain ou naturel qui investit chaque plan de La Ligne rouge obéit au même schéma : ses défauts viennent de l’extermination de l’environnement dans lequel il évolue. D’une certaine façon, de par son obstination à faire de la beauté un concept à propager et à s’extasier devant tout ce que l’on oublie de regarder au quotidien (l’infiniment grand et l’infiniment petit sont ici logés à la même enseigne), le soldat Witt devient l’être humain rêvé, celui qui assume son appartenance à un tout et qui évite de se focaliser sur ce qui évolue à sa propre échelle. L’entendre dire « Qui es-tu pour vivre sous ces multiples formes ? » en observant les arbres et les rayons du soleil n’est d’ailleurs pas forcément un dialogue avec Dieu, mais davantage les prémices d’une prise de pouvoir de la métaphysique sur le physique. Autour de Witt, les autres s’enferment dans une logique guerrière en contradiction avec celle du cosmos : il suffit de voir comment, au début de leur marche silencieuse sur l’île, les soldats s’étonnent de croiser un Mélanésien presque nu qui avance dans le sens opposé sans même faire attention à leur présence. Et quand chacun entame son assimilation d’une culture guerrière qui souille autant le corps que l’esprit, Malick se détourne alors de la pure représentation de la guerre pour montrer autre chose. Un crocodile qui disparaît dans les eaux marécageuses, caché et prêt à surgir (on le reverra bien plus tard, enchaîné et capturé après la victoire). Des feuillages d’arbres tropicaux troués et traversés par les rayons du soleil lorsqu’un jeune soldat agonise sur le sol. Des troncs d’arbres aux formes brutes qui semblent étendre leur emprise sur une terre à visage multiple. Un oiseau touché par une balle qui peine à s’extraire de son terrier au fil de son agonie. Un soldat qui observe une petite fleur se recroqueviller lorsqu’il lui caresse la tige. La forme d’un nuage qui évoque celle d’une île dans un ciel gris qui ressemble à une mer calme (à moins que…). Des brumes humides qui cachent un sanglant massacre au corps-à-corps. Et, de façon plus globale, toute l’ambivalence de l’être humain traduite par des interrogations qui invitent à aller au-delà du visible.
D’aucune ne manqueront pas de guetter encore et toujours chez Terrence Malick l’image fausse et condescendante d’une sorte de « ravi de la crèche », si attaché à visualiser Dieu dans tout et n’importe quoi qu’il en appellerait de ce fait à une lecture orientée sur le plan religieux – et donc potentiellement sectaire. Ce serait ne pas remarquer que son approche des tourments existentiels a infiniment plus à voir avec un large panel de philosophies panthéistes, chamaniques et transcendantalistes. A vrai dire, tout au long de La Ligne rouge, on ne cesse – sans doute à juste titre – d’imaginer Malick comme très réceptif aux thèses du philosophe américain Ralph Waldo Emerson sur la bonté inhérente de la nature et de l’humain, sur les institutions sociales qui corrompent l’esprit et sur l’imprégnation subjective du monde comme seule possibilité d’accéder à l’absolu. La pureté de sa mise en scène se révèle en accord avec tous ces principes. En cela, on peut vanter les mérites d’une bande originale puissante qui entame un savant jeu de connexion et de contradiction avec l’image : ainsi donc, au beau milieu des magnifiques envolées lyriques d’Hans Zimmer, on entend l’orgue sourd d’Arvo Pärt se caler sur l’image d’un effrayant crocodile qui se flanque à l’eau, on s’éblouit de l’image d’un paradis enfin retrouvé sur fond de la septième pièce du Requiem de Gabriel Fauré, et on achève ces trois heures de chef-d’œuvre par un inoubliable chant mélanésien dont chaque note invite à la célébration du monde. Mais ce travail symphonique va aussi de pair avec la volonté de Malick de ne rien cacher de l’envers de l’enfer guerrier, à savoir de ces petits instants de doutes et de répit où les émotions extrêmes remontent à la surface bien plus tangiblement qu’au beau milieu de l’enfer des armes. Dans ces moments-là, la chorale des voix méditatives se disloque et se malaxe d’une toute autre façon, usant de flashbacks édéniques et de haïkus mystiques pour mieux dépasser la quête de sens à l’horreur, poser le problème du mal et le mettre en perspective avec cette force tumultueuse qui inonde tous les films de Malick : l’amour.
C’est peu dire si, sur ce point précis, les dix plus belles minutes de tout le film sont bel et bien à chercher dans le personnage du soldat Bell, a priori conscient d’être sorti vivant du conflit grâce à l’amour qu’il vaut à sa femme (« L’amour… Qui a allumé cette flamme en nous ? Aucune guerre ne peut l’éteindre. J’étais prisonnier. Tu m’as libéré »), et soudain effondré en lisant la demande de divorce de celle-ci, avouant avoir été incapable de supporter son absence aussi longtemps et réclamant désormais son aide pour réussir à le quitter sans heurts. Guerre et amour sont ici deux forces qui ne peuvent dès lors plus se distinguer : l’une et l’autre sont autant capables de détruire autrui que de le transcender. La nature est ainsi faite, et ce que Malick impose tout au long de La Ligne rouge constitue une relecture de la guerre dans tout ce qu’elle présente d’immensément paradoxal, là où la beauté et l’horreur, l’espoir et l’élégie, la joie et la souffrance, la vie et la mort se fondent et se confondent à la manière de raccourcis perpétuellement bouclés au sein du cosmos. La dernière réplique du film n’a donc rien d’un mensonge : tout est lumineux dans ce film. De la première à la dernière image. De ce soleil source de vie, filtrant entre ces feuilles qu’il a lui-même conçu, caressant la peau des êtres qu’il a créé, jusqu’à cette plante esseulée qui semble avoir trouvé son passage vers la lumière et la vie sur une plage à marée basse. Cette plante, c’est nous. Parce qu’après avoir vu ce film, on sait qu’on a encore tout à découvrir de cette parcelle de roche sur laquelle on évolue. Et on sait désormais que, vivants ou morts, on ira tous au paradis. Parce qu’il est ici.
1 Comment
Superbe analyse totalement en rapport avec l’émotion produite par cette œuvre.