Jusqu’au bout du monde

REALISATION : Wim Wenders
PRODUCTION : Argos Films, Road Movies Filmproduktion, Village Roadshow Studios, Tamasa Distribution, Wim Wenders Stiftung
AVEC : Solveig Dommartin, William Hurt, Sam Neill, Rüdiger Vogler, Max von Sydow, Jeanne Moreau, Chick Ortega, Eddy Mitchell, Ernie Dingo, Lois Chiles, Chishu Ryu, Kuniko Miyake
SCENARIO : Michael Almereyda, Peter Carey, Wim Wenders, Solveig Dommartin
PHOTOGRAPHIE : Robby Müller
MONTAGE : Peter Przygodda
BANDE ORIGINALE : Graeme Revell
ORIGINE : Allemagne, Australie, Etats-Unis, France
GENRE : Drame, Romance, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 23 octobre 1991
DUREE : 4h36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : À l’aube du XXIe siècle, alors que la Terre est menacée par un satellite atomique dont on a perdu le contrôle, Claire Tourneur va parcourir le monde à la poursuite de Trevor McPhee, dont elle est amoureuse…

Le film globe-trotter par excellence, on le doit à Wim Wenders : une inoubliable odyssée d’un peu moins de cinq heures, entre road-movie et science-fiction, qui réfléchit sur le monde, le cinéma et le rêve.

Un film d’amour aventureux futuriste sous forme d’enquête sur les routes du monde, ou inversement.

C’est ainsi que le cinéaste allemand Wim Wenders a toujours résumé le pari de cinéma le plus ambitieux et le plus audacieux de sa carrière. Cela paraît simple a priori, sauf que le périmètre et la superficie de la chose ont de quoi filer le vertige autant que les statistiques qui lui sont liées. Rien, dans un tel projet, ne pouvait s’avérer simple, et les faits sont là pour en témoigner. Le tournage s’étala sur pas moins de deux ans, quatre continents (Europe, Asie, Amérique, Océanie) et neuf pays (Italie, France, Allemagne, Portugal, Russie, Etats-Unis, Chine, Japon, Australie), pour un budget inespéré de plus de vingt millions de dollars, ce qui en fit à l’époque le film d’auteur le plus cher jamais produit. Le casting, international dans tous les sens du terme, reliait les fidèles de Wenders à des visages inattendus issus du vivier cosmopolite. La bande-son recensait tant d’artistes branchés et populaires qu’elle finit par atteindre une aura largement surpassable à celle du film lui-même. Le processus du montage, interminable pour cause d’une quantité de rushes gargantuesque, s’acheva sous la forme d’une version de presque cinq heures que le studio s’empressa alors de réduire à trois heures pour l’exploitation en salles à l’automne 1991. Et au final, de ce projet de science-fiction que Wenders mit plus d’une décennie à mûrir dans sa tête, il ne resta pendant longtemps que le souvenir d’un cuisant échec financier doublé d’une presse on ne peut plus tiède, stoppant d’un coup sec l’envol d’un cinéaste au top de sa hype et mettant les finances de son producteur Anatole Dauman dans le rouge cramoisi. La sortie du montage director’s cut en 2015 n’aura pas fait qu’extraire de l’oubli l’une des pépites les plus précieuses de notre art préféré. Elle aura surtout permis de voir à quel point, au-delà du patchwork apparent (polar, comédie, love-story, drame, aventures, science-fiction) et de la synthèse auteuriste (tous les thèmes de Wenders sont ici conviés), ce film visait à embrasser quelque chose de plus large, à savoir un état du monde, à la fois passé, présent et futur.

Pour cette raison-là et pour tant d’autres encore, il reste encore aujourd’hui impossible d’appréhender Jusqu’au bout du monde comme n’importe quel autre film. Œuvre globe-trotter, oui, bien sûr, peut-être même l’une des seules du 7ème Art – aux côtés de Baraka de Ron Fricke et de Sans soleil de Chris Marker – à mériter un tel qualificatif, mais dont l’invitation à (perce)voir le monde autrement s’écarte du simple témoignage objectif d’un globe terrestre à mille visages. C’est moins un film-fleuve de par sa durée qu’un film-monde de par la surcharge d’idées, de peurs et d’espoirs qu’il ne cesse de charrier. Et c’est d’autant plus frappant que sa genèse aura pris très précisément racine dans l’Outback australien de 1977, là où Wenders, conscient de pouvoir appréhender le « dehors » du reste du monde en restant positionné dans cette terre lointaine et brûlante, entama la rédaction d’une histoire de science-fiction basée sur tout ce qu’il avait pu explorer auparavant sur les autres continents. Douze ans plus tard, ce fut là encore dans ce désert australien, plus précisément du côté de Turkey Creek, que Wenders apprit en retard – et par l’intermédiaire d’un vieux fax situé dans une épicerie locale – la chute du mur de Berlin. L’information lui fut en outre transmise sous la forme d’une image quasi illisible qu’il s’agissait alors de déchiffrer, et ce détail d’ordre visuel suffit en soi à éclairer considérablement le thème central de Jusqu’au bout du monde, en soir le film de l’« après » qui réfléchit sur un autre « après ». Que cette œuvre de fiction se soit finalement calée en continuité directe des Ailes du désir (son plus gros succès) n’étonne guère a posteriori : ce superbe hymne à l’humain dans tout ce qui le caractérise (vie, amour, mortalité, enfance, simplicité) témoignait déjà d’un monde en panne sèche de morale et de spiritualité. Pouvait-il y avoir une autre façon de transcender le vécu et le genre humain avec grâce et poésie, et ce sans que jamais l’émotion ne soit freinée ? Wenders y répondait ici par l’affirmative, armé d’une stratégie narrative et immersive sans commune mesure dans l’Histoire du cinéma.

JUSQU’AU BOUT DU VOYAGE

Prendre comme acquis l’aspect « double » du film constitue peut-être la porte d’entrée idéale pour mieux l’appréhender. A l’image de sa magnifique héroïne passant d’une perruque brune à une flamboyante chevelure blonde, le film adopte un double mouvement narratif, l’un accéléré, l’autre ralenti, avec une césure brutale en plein milieu qui justifie en soi le changement de rythme : la destruction par une arme nucléaire américaine d’un satellite indien incontrôlable en orbite autour de la Terre nourrit ici l’angoisse d’un champ magnétique capable de détruire les mémoires d’ordinateurs et de renvoyer l’humanité à son état le plus archaïque. C’est là le point de bascule du scénario, le passage d’une humanité qui allait jusqu’ici « très vite » et qui ira désormais « plus lentement ». C’est une sorte de « pli » qui rabat tout à coup le film sur lui-même, qui force à relire ses péripéties vécues sous un angle plus intériorisé, bref qui invite à une nouvelle réinterprétation du monde sous l’effet de la « rupture ». Il nous faut dès lors revenir sur l’avant et l’après. L’avant, c’est le trajet de Claire Tourneur (Solveig Dommartin, coscénariste et ex-compagne de Wenders), alors lancée dans une folle course-poursuite autour de la planète. D’une soirée décadente à Venise jusqu’à des retrouvailles conjugales à Paris, d’un engagement de détective à Berlin jusqu’à une traque sur les collines de Lisbonne, d’une investigation policière en plein Moscou jusqu’à une remémoration du massacre de Tian’anmen à Pékin, d’une pause zen chez un vieux guérisseur de Kyoto jusqu’à une visite familiale au détour d’une rue de San Francisco, l’épicentre du voyage porte le nom de Trevor McPhee (William Hurt), mystérieux voyageur américain traqué non seulement par Claire (qui est tombée amoureuse de lui) mais aussi par le FBI, la CIA et des chasseurs de primes. Tout au long de ce trajet polardeux viennent alors se greffer d’autres personnages : Eugene Fitzpatrick (Sam Neill), écrivain et ex-compagnon de Claire ; Phillip Winter (Rüdiger Vogler), détective privé aux motifs louches ; Chico et Raymond (Chick Ortega et Eddy Mitchell), deux gangsters en possession du butin d’un hold-up niçois, etc…

Prenant parfois des allures de mash-up entre le rétro-futurisme métallique d’Enki Bilal et le surréalisme bariolé d’un Terry Gilliam, cette première moitié de film a surtout valeur de road-movie – un registre dans lequel Wim Wenders est passé maître depuis bien longtemps. Mais c’est surtout l’esprit de Jacques Rivette qui a souvent l’air de planer au gré de cette aventure dans plusieurs mégapoles du monde. Au-delà d’une errance sans cesse renouvelée où Claire ne cesse de rechercher Trevor qui lui-même ne cesse de lui échapper, cette connexion s’opère surtout de par cette idée d’un trajet imprévisible et énigmatique à travers un monde proche d’un jeu de l’oie à échelle humaine (Rivette a-t-il déjà filmé Paris autrement ?) et des espaces assimilables à des cosmos autonomes (revoyez Merry Go-Round ou Céline et Julie vont en bateau). Ajoutez à cela la très longue durée du film (presque 4h40) ainsi que la forte ressemblance physique entre Solveig Dommartin et Bulle Ogier (l’une, coiffée d’une perruque noire, passe presque pour le clone brun de l’autre), et les dès semblent jetés. On (se) sent surtout (dans) un film qui prend son temps, dans un trip qui ferait tout sauf chercher à gagner du temps, baladant ainsi son spectateur en le laissant libre de profiter des excursions, et ce sans que ces dernières ne lui offrent du prémâché en matière d’enjeux. Proposition d’un cinéma dépourvu des conventions narratives et des repères sécurisants, ainsi assimilé à un voyage vers l’inconnu, vers un autre monde, vers un autre temps. Tout est alors imprévisible, du choix des destinations (souvent ordonné par des imprévus, des coups de tête ou des silhouettes à suivre) jusqu’aux émotions à ressentir (celles-ci découlent autant du décor lui-même que de l’enjeu du déplacement) en passant par les motivations réelles des personnages-satellites qui ne cessent de graviter autour de Claire (chacun ne suit pas les autres par hasard). Et à mesure qu’elle alterne malgré elle les fonctions de « suiveuse » et de « suivie », Claire voit l’enjeu réel de son voyage s’épaissir toujours plus à mesure qu’il s’opacifie, les problèmes sentimentaux qui l’assaillent dès sa première apparition dans un luxueux appartement de Venise étant tout sauf réglés comme du papier à musique.

La voix off, en l’occurrence celle de Sam Neill, a beau se montrer un tantinet illustrative au gré du voyage, sa véritable nature – éclairée a posteriori – suffit à abattre ce léger préjugé. En effet, le personnage d’Eugene n’a pas seulement valeur de « guide » qui gèrerait en off les transitions d’un pays à l’autre, et ne peut non plus être réduit à une sorte de passeur émotionnel capable d’intervenir au gré des péripéties. C’est avant tout un écrivain travaillé par la rédaction d’un livre, et qui use de son périple – comme de son amour toujours intact pour Claire – pour trouver matière à appréhender le présent et potentiellement le futur. Déceler un double de Wenders dans ce personnage relève ainsi de l’évidence – et pas seulement parce que l’amour éteint entre lui et Claire peut en soi préfigurer la rupture entre Wenders et son actrice principale deux années plus tard. Entendre ce personnage commenter l’action évite en outre l’effet fatal de paraphrase, tant les mots forment ici le contrepoint invisible de l’image (et vice versa) et laissent de facto la subjectivité de la parole enrichir l’objectivité du regard. C’est au détour de la seconde moitié du film que la voix off s’implantera de façon plus conséquente, afin de commenter subjectivement les événements à mesure que le narrateur écrit son roman en temps réel. Le film prend dès lors la dimension d’un conte philosophique, où chacun poserait enfin ses valises dans un neuvième et dernier pays (l’Australie et son fameux Outback) tout en prenant acte et en faisant bilan des huit pays précédemment visités. Et c’est dans ce lieu-là, à savoir un laboratoire scientifique isolé et caché au cœur du paysage aborigène, que les enjeux trouvent leur clarification : Trevor McPhee, en réalité Sam Farber, voyageait à travers le monde pour enregistrer des images destinées à son père Henry (Max von Sydow), inventeur d’un système révolutionnaire permettant de transmettre des images mentales à sa femme aveugle Edith (Jeanne Moreau).

Deuxième mouvement de récit sous forme d’un huis-clos à ciel ouvert, reliant implicitement la captation du réel aux principes anticipateurs de la science-fiction : les personnages du film, enfin regroupés dans un même lieu à l’autre bout du globe, en viennent à recréer malgré eux une sorte de communauté utopiste à l’écart d’un monde en plein chaos (belle vision d’un concert multiculturel où le piano se mêle au didgeridoo !), dans l’attente d’une apocalypse annoncée par la hausse des radiations nucléaires. Un état d’esprit motivé par la refonte de la vie en société et hanté par des actualités auparavant propagées par les écrans télévisés : prises d’otages, attentats activistes, émeutes en pagaille, tensions géopolitiques à l’ONU, etc… On peut même estimer que, dans cette seconde moitié de film, Wenders réussit brillamment là où le romancier Michel Houellebecq s’était plutôt planté avec son adaptation ciné de La Possibilité d’une île. Le principe est identique : une forme de science-fiction anti-spectaculaire qui traduit aussi bien l’état hyper-troublé d’une humanité au bord de la catastrophe terminale que la mise en place d’une découverte scientifique à double visage (un bienfait cache toujours un danger, qu’il s’agisse de traduire les rêves en images ou de pratiquer le clonage), et ce dans un décor tout sauf futuriste qui prend surtout les contours d’un réseau de galeries souterraines (on se souvient que Houellebecq avait installé ses chercheurs et son clone albinos dans un obscur laboratoire sous les reliefs de l’île de Lanzarote). Basculer d’un chaos effervescent de lieux et d’enjeux vers une ligne claire sujette à l’intériorisation de ces mêmes enjeux appelait de facto ce voyage « jusqu’au bout du monde » à devenir un voyage « jusqu’au bout de soi ». Et ce n’est qu’au travers de la durée élargie et (log)arythmique, donc celle d’un road-movie libre et sans attaches, qu’il était possible d’atteindre ce point culminant de tout film-trip. De ce fait, on n’ose même pas imaginer à quel point le remontage d’à peine trois heures – qualifié de « trahison » par Wenders lui-même – devait cocher toutes les cases d’un charcutage pur et simple. D’ailleurs, comme suggéré plus haut, on n’a pas souhaité visionner cette version courte. Et c’est sans doute mieux ainsi.

En troquant l’effervescence désintéressée contre la stabilité angoissée, cette seconde partie se fait donc intime parce qu’exploratrice de la raison duplice d’un voyage après qu’il ait été fait. Si le résultat compte moins que le chemin (remember Soderbergh…), Wenders tend ici à rendre la destination plus révélatrice que le trajet. Ce qui, sans tarder, nous motive à relire les composantes du film tout entier sous un autre angle. Il faut croire Wenders sur parole lorsqu’il indique a posteriori – et visiblement avec une pointe d’ironie – que ce qui fut autrefois pensé comme un film futuriste s’est finalement transformé en un film d’époque. On peut facilement voir dans cet état des lieux un principe-clé du genre science-fictionnel : anticiper l’avenir revient moins à préfigurer le monde futur qu’à refléter l’époque telle qu’elle se projette dans l’avenir, avec tout ce que cela suppose de désirs, d’espoirs et d’angoisses. Jusqu’au bout du monde ne serait-il ainsi que le reflet de son propre tournage, avec Wenders qui peindrait ses réflexions à l’écran tandis que Sam Neill les coucherait à l’écrit ? On n’en est pas loin, tant le reste de ses partis pris artistiques parlent pour lui. D’un décorum néon-rétro jusqu’aux choix des costumes glam-punk en passant par un fourbi technologique à la lisière du bazar intemporel (gadgets électroniques archi-bariolés, véhicules de police au look de fuselages d’avions montés sur petites roues, base de données informatique sous forme d’un « ours virtuel »), tout suinte le foutoir postmoderniste des années 80. Même l’extraordinaire bande originale du film pèse lourd là-dessus, mêlant des sonorités planantes et cosmopolites de Graeme Revell (dont des chants de pygmées) à un télescopage d’artistes issus du gratin de la scène rock (U2, Neneh Cherry, Lou Reed, Nick Cave, Patti Smith, Elvis Costello, R.E.M, Peter Gabriel, Talking Heads, Julee Cruise, T-Bone Burnett, Depeche Mode, Daniel Lanois…), tous sollicités par Wenders afin d’exprimer musicalement leur perception de l’an 2000. Parler de l’« après », c’est d’abord prendre acte du « pendant ». Parce que ce qui va suivre sera une autre paire de manches…

JUSQU’AU BOUT DU RÊVE

L’image ou le regard peuvent-il être le sujet d’un film ? Un film sur le regard n’est-il pas un pléonasme ? Un film de science-fiction pourrait-il s’incarner comme une nouvelle façon d’ouvrir les yeux ?

Wim Wenders, Le Monde, 15 octobre 1991

Jusqu’au bout du monde apparaît-il visionnaire plus de trente ans après sa sortie ? On peut estimer que oui, ne serait-ce qu’au vu des inventions informatiques qu’il imagina au crépuscule d’une décennie marquée par l’apparition des jeux vidéo et des premiers computeurs personnels. Certes, à l’image de ce que l’on évoquait plus haut, la vision du futur selon Wenders se relie intrinsèquement à des hypothèses de design et de pratique en provenance directe des années 80. Il n’en reste pas moins que cette vision d’une technologie moins choisie que subie par ceux qui l’utilisent a quelque chose d’extrêmement pertinent. Voitures équipées d’un GPS, outils téléphoniques où l’image accompagne le son (on voit son interlocuteur à la manière de Skype, y compris quand il enregistre le message de son répondeur !), traçage immédiat d’un individu en temps réel via les transactions bancaires, recensement des personnes recherchées au sein du cyberespace… C’est bel et bien l’omniprésence du support vidéo qui est alors mise en exergue, de même que cet irréversible mécanisme de dépendance aux images qui en est le corollaire. Une planète entière sous surveillance, donc, mais avec l’écran-roi en guise de Big Brother désincarné. Le rapport à l’image et à son utilisation ayant été le changement technologique le plus fort de la fin du XXème siècle, on imagine bien Wenders désireux de s’interroger sur ce pouvoir omniscient, sur cette dépersonnalisation de l’individu par une image de plus en plus autonome, sur cette préfiguration d’un être humain dont le vécu se résumerait à une suite d’images. Revoilà encore et toujours LA question sous-jacente qui traverse le cinéma depuis ses origines : celle de l’image, via sa force créatrice, son potentiel révélateur, ses innombrables paradoxes, mais aussi le relais direct de la mémoire et de la transmission qu’elle est susceptible d’incarner ou de pervertir.

L’enjeu central du récit que l’on évoquait plus haut, à savoir la transmission d’images mentales à des personnes aveugles, s’effectue ici par le biais d’une invention technologique : une caméra vidéo nouvelle génération, pas si éloignée de nos actuels casques de réalité virtuelle, qui enregistre en haute définition le point de vue subjectif de celui qui la porte. A lui seul, ce concept reflète ce « futur usage de l’image » théorisé par Wenders et active la réflexion sur ce que pourrait être « l’avenir du regard » (le fait de « voir » sera-t-il propice au changement ?). Il y a également, derrière ce concept, une intéressante base autobiographique : marqué dès son enfance par une tante atteinte de cécité mais malgré tout très autonome (elle allait même au cinéma !), Wenders se mit alors à entretenir l’existence – purement utopique – d’une invention capable de rendre la vue aux aveugles. D’où cette technologie minutieusement réfléchie pour les besoins de son film, et dont il parle d’ailleurs de façon si précise et réfléchie que la seule retranscription de ses propos s’impose :

Croire qu’il aurait suffi au docteur Farber de seulement montrer des images à sa femme pour la guérir aurait été le fruit d’une utopie irrémédiablement enfantine. A la suite de nombreuses recherches et de débats avec des ophtalmologistes, des biochimistes et des informaticiens, nous avons imaginé une théorie, appelée « L’acte de voir », que j’aimerais exposer ici.
Pour permettre à un aveugle de voir, la transplantation des yeux parait exclue, même à longue échéance. Relier le nerf optique avec le centre visuel du cerveau restera utopique, même en l’an 2000, il faudra donc envisager d’autres possibilités. L’électronique, par exemple. D’ici dix ans, il existera des ordinateurs qui auront appris à voir. Des logiciels de plus en plus complexes leur permettront de distinguer des couleurs, des contours et des formes. Les computers pourront lire et interpréter des informations fournies par des images. Ils seront capables de « regarder » les images et de « savoir » ce qu’elles représentent. Ils pourront faire des distinctions entre les choses, entre un chat et un chien, entre un homme et une femme, entre deux visages. C’est un aspect important de la conception du film.
Il y en a un autre : un voyant regarde le monde à la place de l’aveugle. Il est devenu caméraman, doté d’une caméra particulière, portée comme une paire de lunettes spéciales, qui transforme en image vidéo Haute Définition ce qu’il regarde. En même temps, il enregistre le son. Le résultat est un document objectif de ce qu’il a vu. Cette image qu’on peut appeler « image objective », l’aveugle ne peut l’utiliser. C’est pourquoi on enregistre les ondes cérébrales du caméraman pendant la prise de vue, grâce à des électrodes qui captent le plus finement possible l’activité du cortex. C’est l’acte même de regarder qui est ainsi enregistré. Le résultat, qui n’est d’abord qu’un chaos amorphe, est « l’image subjective ». Plus l’acte de filmer est pratiqué avec justesse, attention, concentration et émotion, plus cette image subjective sera précise. Nous appelons ce premier processus d’enregistrement le « premier regard ».
Intervient alors l’ordinateur qui va analyser les rapports entre l’image objective et les ondes cérébrales. Capable de traiter les images, il sait comprendre l’image objective, cependant que l’image subjective lui reste énigmatique. Pour décoder toutes les données transmises par le cortex, pour comprendre les liens entre les ondes cérébrales et les éléments d’image leur correspondant, pour comprendre le processus qui transforme les choses vues en informations cérébrales, l’ordinateur a besoin d’une clé, d’une source d’information supplémentaire. Le caméraman se soumet alors à la procédure du « deuxième regard ».

Dans une pièce isolée et obscurcie, il est confronté à ses propres images, en revoyant ce qu’il a filmé sur un moniteur Haute Définition. Ses ondes cérébrales sont à nouveau enregistrées sur l’ordinateur. Pour le caméraman, il s’agit donc d’un acte de mémoire. L’ordinateur suit le mouvement de ses yeux et, en enregistrant ce deuxième regard, il dispose simultanément des images subjectives et objectives du premier regard.
Cela lui permet de filtrer toutes les informations pour atteindre la configuration des ondes cérébrales qui composent l’image. Chaque niveau de données agit comme un filtre et l’ordinateur est en mesure de construire une image subjective définie entièrement en ondes cérébrales. Celles-ci sont transmises au cerveau de l’aveugle dans l’espoir qu’il percevra les prises de vues du premier regard.
Plus le caméraman, au stade du premier regard et au stade du deuxième regard, est concentré lors de la prise d’images, plus grandes seront les possibilités de l’ordinateur de construire des images – et des sons – lisibles par l’aveugle.
Avec cette invention, nous avons imaginé comment le docteur Henry Farber pourrait, avec l’aide de son fils, montrer à sa femme ce qu’elle n’avait pas pu voir dans sa vie : ses enfants, ses petits-enfants, ses amis et tous les lieux qui ont marqué son existence.
Cette invention, bien qu’utopique, visait le bien de l’humanité. Mais comme tant de nobles inventions, ne recèle-t-elle pas le risque d’une utilisation abusive ? En effet, dès qu’un ordinateur est capable de transformer les images en ondes cérébrales, il peut aisément procéder à l’opération inverse, c’est-à-dire transformer les ondes en images. Qui l’empêcherait de rendre visibles les images des rêves et des souvenirs ? Et quelle consommation en ferions-nous dès qu’il serait possible de les visionner comme s’il s’agissait d’une nouvelle technique vidéo ?
Ces questions ont inspiré la dernière partie du film : pouvoir regarder de la sorte les images les plus profondes du psychisme humain ne peut être qu’un acte corrupteur, profondément amoral ou narcissique. Une limite à ne pas franchir.

Wim Wenders, Le Monde, 15 octobre 1991

La transformation d’une utopie humaniste en une création cauchemardesque s’installe ainsi petit à petit tout au long de la seconde partie de Jusqu’au bout du monde. Visionnaire autant que lucide, Wenders se montre des plus prudents et des plus patients pour polir la finalité de son propos. C’est en révélant par petites touches l’objectif ultime de la famille Farber que tout fait sens : l’obsession d’autrui à voir ses propres rêves (et même à rêver ensuite d’eux) marque le signe d’une exploration de ce nouveau monde inconnu qui se nourrit autant d’un passé refoulé que d’un futur redouté, et où conserver un souvenir existe moins que conserver avant tout l’image de ce même souvenir (on garde moins en mémoire le vrai que son image qui nous semble vraie – très Vertigo, n’est-ce pas ?). Et en bout de course, que reste-t-il ? Juste des zombies narcissiques, perdus dans un océan d’images artificielles (presque une « symphonie de couleurs et de formes » sur écran numérique) et accros à des moniteurs vidéo sur lesquels ils visionnent en boucle les clips de leurs propres rêves, signes tangibles de ce qui leur semble être leur vérité première. Un outil informatique qui tombe en panne pour cause de batterie vide, et c’est un cliché universel – celui du besoin vital de consommer – qui ressurgit de façon frappante pour prendre acte de la technologie en tant que drogue. Ce qui finira par guérir Claire en fin de compte, c’est l’art en général, ici traduit par les écrits poétiques qu’Eugene aura rédigé durant sa longue odyssée. Point de regard réac dans cette idée de l’écrit qui viendrait sauver l’humanité du pouvoir malfaisant du filmé, d’abord parce que Wenders vise ici les paradoxes d’une technologie et non la stigmatisation sans nuance, ensuite parce que, on insiste à nouveau là-dessus, son film met l’image et la parole sur un pied d’égalité, l’une étant le relais et le compagnon de l’autre (et vice versa).

La façon qu’a eue le cinéaste de traiter l’image du rêve apparaît d’autant plus extrêmement audacieuse qu’il fut l’un des premiers à faire usage de la vidéo HD – à l’époque encore à l’état de technologie expérimentale. Son désir de jouer sur la multiplication des formats d’image était déjà un acquis en soi tout au long du film, certes, vu que certaines scènes de la première moitié du récit avaient fait en sorte d’opérer des points de bascule entre le 35mm et l’archive vidéo. Pour autant, on reste bluffé par son refus de traiter la matière du rêve sous l’angle de l’onirisme. Tout repose ici sur une libération parfaitement chaotique des pixels et des couleurs, à la manière d’un cerveau humain au repos qui retravaillerait de façon aléatoire les visions issues de son inconscient, et où des représentations poétiques pourraient surgir au sein d’une « déchetterie d’images » (on cite là les propres mots du cinéaste). A l’écran, c’est tout juste si l’on n’a pas l’impression de se retrouver devant l’équivalent numérique d’une peinture impressionniste, pour ne pas dire pointilliste. A ce titre, ce qui passe en fin de compte pour la plus belle image renvoyée par un ordinateur dans le cortex de l’aveugle Edith ressemble à s’y méprendre à une toile de Vermeer : une femme, en l’occurrence sa propre fille restée à San Francisco (jouée par Lois Chiles, ex-Bond Girl de Moonraker), qui s’exprime face caméra. Scène magique qui résume et synthétise bien les quatre enjeux ici à l’œuvre : celui d’un récit, celui d’un film, celui d’une création et celui d’un art. Tout comme cette constante recherche picturale et graphique par Wenders et son équipe aura abouti, quoi qu’on en dise, à une œuvre d’une incroyable splendeur. Blindé de paysages sublimes qui impriment la rétine et de réminiscences cinéphiles bien trouvées (l’acteur aborigène David Gulpilil et deux acteurs fétiches de Yasujirō Ozu apparaissent ici au détour des escales australiennes et japonaises), Jusqu’au bout du monde finit par épouser les contours d’un vrai et grand rêve de cinéma à force de s’entêter à dénicher la matière même de ces rêves qui nous définissent et qui nous conditionnent.

Reste une interrogation : si le film se devait encore d’emmener ses protagonistes « jusqu’au bout du monde » après cet ultime déchirement dans le désert australien, quelle pouvait être l’ultime destination ? L’espace, bien évidemment, seule option pour atteindre le stade ultime de l’exploration et tenir dans son champ de vision la globalité de cet astre si patiemment parcouru. Une fois le récit clarifié et clôturé sur la destinée de chacun des protagonistes, l’humanisme de Wenders tutoie son plus beau zénith au travers de cette vision fédératrice d’un échantillon d’humanité réuni dans une discussion groupée proto-Skype afin de fêter l’anniversaire de Claire, alors astronaute à l’intérieur d’une station spatiale en orbite autour de la planète. Ultime scène dont l’ultime plan constitue la réponse à celui qui aura ouvert cette odyssée d’à peu près cinq heures : entre un rayon de soleil qui perce l’obscurité du vide spatial pour éclairer la surface du globe et ce même plan (inversé !) qui capture cette fois-ci la Terre dans toute sa majesté bleutée, une prise de conscience a eu lieu de l’autre côté de l’écran. Celle d’un profond optimisme qu’il est toujours bon de garder intact tandis que les peurs et les angoisses d’hier n’en finissent plus d’être celles d’aujourd’hui et sans doute de demain. Visionnaire, Jusqu’au bout du monde l’était surtout sur ce point-là. Où allons-nous, en fin de compte ? Vers l’avant ou vers l’arrière, peu importe. Suivre le mouvement ou tracer son chemin, peu importe. C’est le voyage lui-même qui compte, et celui-ci fut – et reste – inoubliable.

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