Après la grande découverte à la Mostra de Venise de Rashômon d’Akira Kurosawa en 1951, plusieurs œuvres majeures continuent d’entretenir en occident une curiosité du public vis-à-vis du cinéma japonais : celles de Kurosawa, de Mizoguchi ou de Naruse, La Porte de l’Enfer de Kinugasa ou encore L’Île nue de Kaneto Shindo. En 1963, on découvre un nouveau nom : Masaki Kobayashi. Il est pourtant loin d’en être à son premier film, mais l’envol très progressif de la distribution internationale du cinéma nippon veut que pas grand-monde en dehors du Japon n’ait entendu parler de sa monumentale fresque de neuf heures en trois parties, La Condition de l’Homme (1959-1961). Ce monument cinématographique marque le début, pour le cinéaste, de sa grande période créatrice du début des années 1960. Ses œuvres y sont de plus en plus clairement engagées, critiques vis-à-vis de la société japonaise. Mais cette apogée sera de courte durée, compromise par les difficultés que connaissent les grands studios nationaux à la même époque. En 1963 donc, son film Harakiri est acclamé au Festival de Cannes et y reçoit un Prix spécial du jury – autant dire une sorte de « vice-Palme d’Or », l’année où, indubitablement, la récompense suprême était réservée au Guépard de Visconti. Le film suscite d’autant plus l’intérêt du public qu’il est précédé d’une réputation sulfureuse : une scène en particulier est annoncée comme étant à la limite du soutenable. Il faut dire que le seul titre a de quoi intriguer sérieusement les spectateurs occidentaux, désignant un rituel par lequel les samouraïs se donnent eux-mêmes la mort en s’ouvrant le ventre en croix – quelque chose qui échappe à nos codes sociétaux. Si le cinéma nippon passionne un certain public occidental, c’est entre autres – précisément – de par cette cruauté, à prendre au sens le plus noble du terme : cette cruauté de la peinture directe des phénomènes qui permet la mise en accusation de la société qui en accouche. Cette cruauté qui permet une transgression. Tandis qu’en ce début des années 1960, un jeune cinéaste comme Nagisa Oshima tourne des films en prise directe avec la réalité politique et sociale du pays, allant jusqu’à filmer pendant les révoltes des jeunes et des mouvements d’extrême gauche contre la reconduction de l’ANPO (l’accord militaire qui garantit en gros la quasi-occupation américaine du Japon), Kobayashi n’est pas tant en reste qu’on le croit. En dénonçant la structure de l’Etat féodal de l’ère Edo, Harakiri pose plus largement la question – éminemment d’actualité dans le contexte de la sortie du film au Japon – de savoir si l’on peut avoir confiance dans ce qui nous dirige, qu’il s’agisse d’hommes ou de traditions.
Il est important de noter l’époque à laquelle le scénariste Shinobu Hashimoto, déjà auteur génial de Rashômon, Les 7 Samouraïs ou encore La Forteresse cachée de Kurosawa, décide de situer son action. Dans le chanbara (ou film de samouraïs), la plupart des histoires ont pour toile de fond l’ère Meiji, soit la fin du XIXe siècle qui marque pleinement l’entrée du Japon dans la modernité et s’accompagne de mesures restrictives à l’encontre des samouraïs, qui n’ont plus le droit de porter leur sabre dans la rue, etc. L’idée d’une fin prochaine, d’un dernier éclat désespéré baigne d’un romantisme assez artificiel bien des œuvres du genre. Harakiri se déroule quant à lui à une époque précisément définie, au point même que la date exacte où se déroule l’action principale soit donnée d’emblée : il s’agit, en 1630, du début de l’ère Edo. Celle-ci s’étend du début du XVIIe au milieu du XIXe siècle et voit le Japon fermement gouverné par la dernière dynastie de dictateurs militaires : les shoguns Tokugawa, qui font d’Edo (la future Tokyo) la capitale du pays. Les clans vassaux de province sont extrêmement surveillés, de sorte qu’ils ne puissent jamais menacer l’ordre établi : tous les seigneurs et leurs employés doivent vivre une année sur deux à Edo et y laisser leur famille « en otage » même lorsqu’ils vivent en Province. Si l’un d’entre eux s’avise de lancer des travaux de restauration de son palais, le shogun n’hésite pas à faire raser le bâtiment et à démanteler le clan. Ainsi, le Japon est figé dans cette organisation féodale implacablement rigide, et tout est tellement pensé pour crever dans l’œuf la moindre des velléités des seigneurs provinciaux (qui ont donné lieu à des siècles de guerres perpétuelles) que… le pays est en paix. Bien des samouraïs, mis au chômage, sont alors contraints à une reconversion humiliante dans l’une des trois autres classes qui composent la société : celle des paysans, celle des artisans ou celle des marchands. C’est le choix de certains de demeurer des serviteurs en quête d’un maître ou de devenir des gardes du corps (comme dans Yojimbo de Kurosawa, 1961) ou des assassins à leur propre compte (comme, plus ou moins, dans la série des Baby Cart de Kenji Misumi, 1972-1974) qui donne naissance à tout un pan du chanbara. D’autres, enfin, préfèrent se donner la mort que de vivre dans la misère et le déshonneur. Le harakiri, qui existait depuis des siècles sur les champs de bataille, fait son entrée progressive dans la société civile. Il exprime la supériorité morale du samouraï sur les autres castes et est un privilège, ce qui peut paraître aberrant vu de nos sociétés à héritage chrétien où le suicide a tendance à être légalement et/ou moralement condamné. La chose est si sacrée et ritualisée qu’aucun seigneur ne saurait refuser à un rônin (ou samouraï errant) de venir se donner la mort entre les murs de son domaine, dans des vêtements traditionnels qu’il lui offre, et seul ou assisté d’un kaishakunin, un autre samouraï qui coupe court aux souffrances atroces en décapitant le suicidé.
Il semble donc bien que le chanbara soit un genre condamné à être crépusculaire : souvent, l’âge des samouraïs touche à sa fin dans les histoires qui mettent ceux-ci en scène ; ici, il est en quelque sorte en sursis du simple fait que le pays soit en paix. Harakiri raconte somme toute une histoire assez banale pour l’époque, du moins dans son point de départ : Hanshirô Tsugumo, un rônin sans travail parmi d’autres, demande à faire harakiri chez le clan des Ii, l’un des plus puissants du pays, proche du shogun. Il est reçu par l’intendant du clan qui tente de l’en dissuader, lui racontant l’histoire de Motomé Chijiwa, un ancien rônin qui souhait accomplir le même rituel quelques mois plus tôt… S’ouvre alors un récit dans le récit. Et toute l’intelligence, la puissance et même l’action du film (si tant est qu’on puisse parler « d’action », on y reviendra) tiendront aux passages de l’un à l’autre et aux résonances entre les deux, à un jeu de similitudes et de différences qui fait progressivement monter la tension. De même que, dans le flash-back, Motomé tente en vain de cacher ses intentions réelles (il demande à faire harakiri alors qu’il espère en fait obtenir la pitié du seigneur et son aumône), on suppose très vite que, d’une manière ou d’une autre, Hanshirô n’est pas tout à fait sincère lui non plus. La mise en scène laisse savamment planer le doute : ainsi le cadrage de la conversation entre Hanshirô et l’intendant dans le récit-cadre (image 1) est-il une version légèrement différente de celui de la conversation entre Motomé et le grand écuyer dans le récit enchâssé (image 2). On le sent venir : à ces décalages subtils de mise en scène correspondent des intentions différentes. Hanshirô cherche-t-il lui aussi à obtenir la pitié du clan Ii ? Non, il n’aurait pas l’air aussi sincèrement déterminé. Veut-il faire preuve face à l’intendant du plus grand courage pour obtenir de celui-ci une proposition d’intégrer le clan ? Le détachement dont il fait preuve, son absence de courtoisie forcée nous laissent supposer le contraire. Le mystère est encore en suspens lorsque débute le flash-back sur les dernières heures terribles de Motomé…
Au cours de cet épisode qui met en scène le harakiri du jeune homme en temps réel, on ne reviendra jamais au récit-cadre, comme pour mieux retranscrire la sensation d’étouffement du personnage, désormais démasqué dans ses intentions et pris au piège, contraint au suicide ritualisé sous prétexte qu’il a solennellement manifesté l’intention d’y recourir. L’intendant du domaine serait bien prêt à faire un geste comme ses voisins l’ont fait pour d’autres rônins de ce type, mais son maître d’armes rigoriste tient à ce que l’on applique rigoureusement les traditions et qu’on ne souille pas l’honneur de la caste des samouraïs. Akira Hishihama, l’acteur qui incarne Motomé, est incroyable : la manière hallucinante dont son visage exprime la souffrance pendant le harakiri est essentielle à l’impact de la séquence. On comprend dès lors le retentissement qu’a pu avoir, en 1963, un tel moment de cinéma. Près de cinquante ans après, la puissance en est intacte. Mais cela doit aussi beaucoup, bien entendu, à ces légers zooms sur Motomé, qui accompagnent presque l’enfoncement de l’épée courte dans le ventre, ou à ces plans furtifs sur l’assemblée et sur les regards impassibles voire sadiques de ses membres. Le pire reste assurément ce qui fait la spécificité de la séquence par rapport aux autres scènes de harakiri que l’on peut trouver dans le cinéma japonais de l’époque ou à l’intérieur du film lui-même : trop pauvre pour avoir conservé ses attributs traditionnels de samouraï, Motomé n’a pas une épée courte en acier mais une contrefaçon en bambou ! « On ne pourrait même pas couper une betterave avec ça ! » dit l’un des hommes du clan dans un de ces moments du film où apparaît distinctement le talent de Shinobu Hashimoto non seulement comme scénariste (on ne s’en rendra pleinement compte qu’à la toute fin du métrage) mais également comme dialoguiste, dont les répliques parfois terribles de cruauté participent de l’émotion du film. C’est bien avec sa propre épée que le rônin doit se faire harakiri, et pas avec celle d’un autre. Ici, l’absurdité des traditions contamine jusqu’au détail le plus trivial mais finalement le plus crucial de tout le rituel : ce avec quoi Motomé va devoir s’ouvrir le ventre en croix ! Le tournant sadique qu’avait pris le harakiri du jeune homme dès lors que les membres du clan savaient que l’accomplissement du rituel irait contre sa volonté atteint des sommets lorsque, en plus de le faire souffrir plus encore que n’importe qui avec sa lame à peine coupante, on tarde délibérément à lui donner le coup de grâce. Lorsque le katana (épée longue) du maître d’armes (qui occupe dans le rituel le poste d’assistant, dit kaishakunin) daigne enfin s’abattre, le mal est déjà largement fait. Et lorsque le mouvement de caméra qui accompagne le sabre dans ce dernier plan du flash-back trouve son prolongement dans un zoom sur le visage de Hanshirô dans le récit-cadre, il n’y a plus de doute : le deuxième rônin est là pour venger le premier.
Reste à savoir ce qui lie les deux hommes, ce qui se dévoilera progressivement dans les flash-backs qui correspondent aux récits que fait Hanshirô à l’intendant et aux membres du clan en attendant que l’on soit allé chercher l’un des trois assistants qu’il a réclamés pour son harakiri – ils s’avèrent être tous trois absents ce jour-là. Dès lors, le film – ou du moins le récit-cadre – s’immobilise dans la cour intérieure de la résidence du clan. Et ce sont les mots affutés qui remplaceront les sabres aiguisés que l’on aurait pu attendre dans un chanbara. Cette force du récit, du discours est soulignée par la mise en scène. On dénonce souvent au cinéma les dialogues qui parlent trop pour eux-mêmes et racontent l’histoire avec des mots alors qu’elle devrait l’être avec des images. Or, rarement a-t-on vu un film aux dialogues aussi « visuels » que Harakiri. La mise en scène (ou plus généralement la mise en forme, avec l’importance non négligeable de la bande-son) vient décupler la force du texte de Hashimoto : ici, un gros plan vient saisir un tressaillement furtif du visage de l’intendant en réaction aux paroles du rônin qui l’atteignent ; là, la musique de Toru Takemitsu, savant mélange d’instruments traditionnels japonais et d’orchestration plus occidentale, vient figurer par des sonorités frappantes l’impact émotionnel qu’a telle révélation de Hanshirô sur ce qui finit par devenir son auditoire. L’espace dans lequel ces scènes du récit-cadre se déroulent a un aspect géométrique frappant : le tatami blanc sur lequel s’agenouille le rônin pour faire son harakiri est enchâssé dans un autre carré que dessine la cour intérieure. Un troisième carré se dessine – bien que moins nettement – lorsque, excédés par l’effronterie du rônin, les membres du clan se rapprochent de lui, leur sabre à la main.
Tout au long du film, les lignes claires de l’architecture du lieu ou la verticalité des poutres sombres que l’on aperçoit sans cesse dans la cour intérieure participent de ce sentiment de droiture extrême qui émane du décor et renvoie bien entendu au rigorisme du code samouraï. Mais une fois cet espace posé comme cadre du film, c’est tout ce qui tranche avec sa géométrie qui attire le plus notre attention. Il y a d’abord, bien sûr, l’affaissement du corps de Motomé qui se penche sur son épée pour mieux se l’enfoncer dans le ventre. Il y a ensuite cette partition musicale que l’on évoquait tout juste et qui envahit l’espace, de même que – toujours sur le plan sonore – ce rire de Hanshirô, à faire trembler les murs, lorsqu’on apprend que le troisième assistant/kaishakunin qu’il demande, le maître d’armes du clan, s’est lui aussi fait porter malade. Mais tout au long de ces séquences où les personnages sont assis face à face dans la cour, ce sont surtout les mouvements de caméra qui traversent librement l’espace et perturbent ainsi son aspect rectiligne. Les travellings, parfois très rapides, semblent figurer la « balle » que se renvoient Hanshirô et l’intendant par leur dialogue. A plusieurs reprises, des zooms-avant viennent également cadrer en gros plan le visage de l’intendant pour y déceler l’appréhension, preuve qu’Hanshirô « marque un point ». Ces mouvements répétés de la caméra sont surtout l’expression formelle de quelque chose d’abstrait qui monte sans cesse et qui n’est autre que la colère de chacune des deux parties (le rônin d’un côté et l’assemblée de l’autre). C’est alors presque un affrontement de forces invisibles qui semble se livrer dans la cour : lorsque, excédés par l’effronterie de Hanshirô, les membres du clan se lèvent et brandissent leur katana, ils n’avancent vers le rônin que jusqu’à un certain point, comme s’ils ne pouvaient aller au-delà d’un champ magnétique, d’un halo que figure presque le carré blanc du tatami qui se détache distinctement du reste de l’image. Mais bien davantage que ces très rares déplacements des personnages dans l’espace de la cour, ce sont logiquement les regards qui suggèrent tout un rapport de force. Tatsuya Nakadai, l’acteur qui prêtera encore son jeu fiévreux à Kobayashi (Kwaïdan en 1964 et Rébellion en 1967) ou à Kurosawa (il incarne son Kagemusha en 1980, puis l’équivalent japonais du Roi Lear dans Ran, adapté de Shakespeare en 1985), est ici au-delà de tous les superlatifs : son port est hiératique mais toute la violence que l’on sent arriver inévitablement dans le film fuse par son regard incandescent. Harakiri devient alors, dans sa deuxième heure, un authentique « film d’action immobile », palpitant quand bien même presque rien de concret ne se passe dans le récit-cadre à proprement parler.
Autre originalité – puisque, on l’aura compris, le film en regorge : à l’intérieur même du cadre par définition rigide du chanbara s’ouvre ce qui paraît être un mélodrame flamboyant et qui, d’un flash-back à l’autre, s’avère être une bouleversante tragédie. Tout commence avec ce que l’on évoquait précédemment et qui marque cette époque du début de l’ère Edo : parce que son seigneur entreprend des travaux dans son château, tout un clan est démantelé par le shogun. L’ampleur de la catastrophe sociale que cela représente est chiffrée par Hanshirô, rendant soudainement l’Histoire plus intelligible : avec lui, ce sont 12 000 employés, guerriers samouraïs ou servants, qui se retrouvent du jour au lendemain sans emploi ! Les harakiris, on s’en doute, sont nombreux dans une telle situation, et ils façonnent les grands tournants de l’histoire du personnage. Celui-ci, veuf depuis des années, se retrouve fabriquant d’ombrelles avec sa fille et le fils de son ami de toujours, qui s’est suicidé en lui en confiant la garde. Cet enfant recueilli n’est autre que Motomé. Plus tard, il épouse la fille de Hanshirô, lui fait un enfant, mais perd son emploi d’instituteur et plonge dans une misère qui le pousse à la pire des extrémités. Dans cette chronique sociale, on pense beaucoup aux fresques de Mizoguchi pour la peinture implacable de la déchéance (La Vie d’O’Haru, Femme galante en 1952 ou encore L’Intendant Sansho en 1954), mais on se rappelle surtout que Shinobu Hashimoto n’est pas seulement le scénariste de quelques chanbaras mais aussi de films sociaux de Kurosawa, tels que Vivre (1952). Et son humanisme, la tendresse avec laquelle il peint les personnages, font les mêmes ravages ici que chez le maître nippon. La figure de Miho (Shima Iwashita) est d’une importance cruciale en ce qu’elle est l’unique femme de tout le film. Sa beauté illumine l’écran dans les premiers flash-backs, encore relativement heureux, mais lorsqu’elle tombe malade en même temps que son enfant, sa souffrance de femme devient en quelque sorte un indicateur, un témoin du degré de dureté de la vie de la famille. La mort de Motomé, dont Kobayashi nous a fait les témoins lors du premier sommet émotionnel de son film, est racontée aux siens. Là encore donc, la parole a son importance, de même que le jeu sur les regards : ceux, satisfaits voire sadiques, des trois hommes qui viennent annoncer la nouvelle, et ceux de Hanshirô et de sa fille, absolument bouleversants, le premier par son expression suprême de l’horreur et le second en ce qu’il n’exprime rien, si ce n’est un effondrement intérieur total, un corps que son esprit aurait presque déserté, emporté par la douleur.
Dans une spirale romanesque du désespoir concentrée en une réplique de Hanshirô (« Deux jours plus tard, le petit est mort. Sa mère n’a mis que trois jours à le rejoindre. »), une mort en entraîne une autre, qui en précipite elle-même une troisième. De sorte que l’on en vient immédiatement à saisir l’ampleur de la colère qui habite le rônin et le fait que la violence, maintenue tout le long du film dans sa potentialité, ne saurait désormais être contenue plus longtemps. Elle envahit d’abord les flash-backs sur la vengeance du personnage : l’instigateur du harakiri de Motomé, l’homme qui a suggéré qu’on le laisse s’ouvrir le ventre avec son sabre en bambou et enfin le maître d’armes du clan, kaishakunin sadique, ne sont naturellement pas absents sans raison ce jour-là. Hanshirô jette au sol les chignons qu’il a coupés aux deux premiers, humiliation suprême faite à un samouraï. Organisant son récit comme un pur spectacle, jouant sur l’attente de son auditoire, il attendra d’avoir raconté son combat suprême avec le maître d’armes pour sortir et jeter avec un détachement feint son chignon à lui aussi ! Notons que seul ce troisième combat raconté sera également représenté dans son intégralité à l’écran. Le premier était éludé, le second montré seulement dans son dernier temps où le chignon est coupé. Le scénario est donc non seulement d’une rigueur à toute épreuve, ne représentant que ce qui est strictement essentiel au récit, mais Kobayashi, en prolongeant cette logique par sa mise en scène, livre une pure leçon de cinéma, qui serait utile à bien des cinéastes (notamment à certains réalisateurs de chanbaras, dont ce film-ci transcende indéniablement les codes) : l’action n’est pas seulement dans sa réalisation, elle est aussi dans ce qui l’amène, dans son avènement. Harakiri n’est pendant deux heures qu’une longue promesse d’une explosion de violence qui se concrétise enfin en un dernier quart d’heure fulgurant.
Déjà entre deux pans de son récit, Hanshirô calmait les membres du clan Ii en leur promettant : « Je me battrai, croyez-moi. Je peux vous assurer qu’il y aura des blessés, et même pas mal de morts. » Cette manière d’annoncer avec le plus grand calme le déchainement de violence le plus terrible nous évoque Kill Bill (2003-2004), où Tarantino sait pousser à son extrême ce travail sur l’attente d’une violence inévitable en en profitant pour multiplier les prouesses et les digressions stylistiques. Lorsque le grand combat arrive enfin, on n’a que la confirmation de ce que Tarantino avait déclaré lui-même : sur le plan visuel aussi, Harakiri est l’un des films qui ont le plus inspiré la première partie de son chef-d’œuvre. Le combat de La Mariée contre les Crazy 88 est inspiré directement, dans sa mise en scène, de celui de Hanshirô contre les guerriers du clan Ii. La manière dont le nombre insensé d’adversaires est mis en scène (les portes coulissantes qui entourent la cour s’ouvrent et laissent entrer chacune des dizaines d’hommes !), le retour perpétuel à la stabilité du cadre entre deux déplacements rapides, le silence et le calme du personnage avant de débuter le combat (avec en gros plan son regard perçant qui analyse la situation), la façon dont il utilise l’espace, les murs, les poutres et même un combattant pour se protéger latéralement, les gros plans sur les blessures qu’il inflige aux autres : tout le combat de Kill Bill est déjà là, d’une modernité et d’une virtuosité de mise en scène époustoufflantes.
Le combat est aussi l’occasion pour Kobayashi d’offrir à la critique que son personnage et lui-même font d’un système social engoncé dans les traditions une expression physique audacieuse. Le film s’ouvrait sur l’amure qui représente l’honneur du clan, posée sur un autel face auquel l’intendant viendra se recueillir plus tard. Comme il le faisait avec un des combattants, Hanshirô s’en empare violemment pour se protéger des coups de ses adversaires. Mais, il le sait, le subterfuge n’arrêtera pas les balles de fusil que finissent par vouloir tirer plusieurs membres du clan. Tout au long du métrage, les contraditions de cette société féodale auront été pointées avec une intelligence redoutable de l’écriture : le harakiri est un rituel auquel on s’accroche de manière insensée mais il est déjà tellement dépassé que le kaishakunin se sent obligé d’en expliquer chaque étape à Motomé et que les trois hommes humiliés par Hanshirô préfèrent se faire porter malades que d’accomplir le harakiri ; le sens en est oublié en ce qu’il n’est plus pour Motomé un geste de courage volontairement accompli mais une condamnation à mort effroyable ; même le combat à l’épée est « souillé » par le recours à l’arme à feu, élément le plus représentatif d’une modernité dont les samouraïs savent qu’elle scellera bientôt leur sort. Le code samouraï est une façade pour le clan Ii, comme le dit Hanshirô à l’intendant. Pour toute une couche de la société qu’incarnent Motomé et son beau-père, il est une source de malheur. L’armure des Ii est vide, symbole d’un pouvoir fort en apparence mais vide de toute humanité en réalité. A la toute fin du film, on en revient à un troisième niveau de récit que l’on avait presque oublié entre-temps. La venue de Hanshirô est elle-même racontée dans un compte-rendu officiel du clan où il est écrit que le rônin aurait accompli normalement son harakiri. L’histoire officielle, muette et mensongère, taira ainsi la révolte qu’un homme aura tenté d’opposer à un système. En étouffant ainsi toute leur fiction humaniste entre les pages d’un registre anodin Kobayashi et Hashimoto en décuplent paradoxalement l’intensité tragique. Harakiri n’est donc pas seulement un chanbara d’une originalité incroyable, une prouesse de construction narrative éclatée, un festival d’audaces formelles toutes plus novatrices les unes que les autres, il est aussi un réquisitoire bouleversant contre le conditionnement des hommes par les valeurs ancestrales. Et, disons-le franchement, l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma japonais.
Réalisation : Masaki Kobayashi
Scénario : Shinobu Hashimoto, d’après le roman de Yasihiko Takiguchi
Production : Tatsuo Hosoya
Bande originale : Toru Takemitsu
Photographie : Yoshio Miyajima
Montage : Hisashi Sagara
Origine : Japon
Titre original : Seppuku
Date de sortie : 24 juillet 1963