REALISATION : Jacques Audiard
PRODUCTION : France 2 Cinéma, Page 114, UGC Distribution, Why Not Productions
AVEC : Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga, Franck Falise, Faouzi Bensaïdi, Joséphine de Meaux
SCENARIO : Noé Debré, Thomas Bidegain, Jacques Audiard
PHOTOGRAPHIE : Eponine Momenceau
MONTAGE : Juliette Welfling
BANDE ORIGINALE : Nicolas Jaar
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 26 août 2015
DUREE : 1h54
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Fuyant la guerre civile au Sri Lanka, un ancien soldat, une jeune femme et une petite fille se font passer pour une famille. Réfugiés en France dans une cité sensible, se connaissant à peine, ils tentent de se construire un foyer…
Au début, le coup est toujours violent. Mais en général, il peut sembler bénéfique de revenir sur le choc en question, histoire de vérifier si l’on n’était pas aveuglé par ses croyances initiales quand on l’a reçu. Et après revisionnage, c’est désormais acté : cette Palme d’Or-là, clairement, on n’arrivera pas à la digérer. Parce que voir les frères Coen décerner la récompense suprême à un film aussi bâclé, jugé par l’auteur de ces lignes comme étant l’un des plus beaux gadins de la dernière Croisette et relégué de l’avis général tout en bas de la filmo de son auteur (y compris par ceux qui l’ont défendu !), c’était quand même dur à avaler. Savoir alors si une Palme d’Or décevante fait forcément un film décevant est un autre débat sur lequel on ne s’étendra pas ici. Plus globalement, Dheepan a cela de terrible qu’il offre malgré lui de régler plus ou moins définitivement l’addition d’un cinéaste surestimé, qui fut certes capable en six films de tendre des passerelles entre différentes visions du cinéma – considérées à tort comme antagonistes – mais pas toujours avec le bon regard ou le bon indice de mise en scène. Et sur la base d’une œuvre sans frontières (au propre comme au figuré), on peut même carrément prendre peur devant un film qui, faute d’un angle cohérent ou d’un cadre réfléchi, invite d’emblée à poser un regard révisionniste sur la carrière de son réalisateur.
UN STYLE EN DENTS DE SCIE
Il suffit d’entendre Jacques Audiard expliquer son intention de départ dans le dossier de presse (en gros, situer un remake des Chiens de paille dans une cité avec des gens issus de différents horizons) et de comparer avec le résultat final (globalement rien à voir) pour mesurer l’étendue du désastre. A bien des égards, Dheepan est l’aboutissement logique d’une filmographie ambiguë sur laquelle le spectateur/critique, autrefois ravi par la découverte d’un cinéma impossible à labelliser, ne sait désormais plus où se situer ni comment réagir. Considérer qu’Audiard aurait toujours tracé une voie singulière sans piocher son inspiration aux alentours apparaît désormais comme une erreur. S’il échappe à toutes les labellisations à force de faire le grand écart entre cinéma d’auteur et cinéma de genre, force est de constater que le trop-plein d’influences finit hélas par faire tourner la machine à vide, en particulier lorsqu’il s’agit de répéter les mêmes motifs (qui supplantent la thématique) et les mêmes gimmicks (qui remplacent l’inventivité).
A vrai dire, tout était déjà actif à la sortie de Regarde les hommes tomber en 1993 : mixage de sujets imbriqués (une filiation complexe, un délicat passage à l’âge adulte, un passé auquel on n’échappe pas, un conflit fragilité/virilité, etc…), tournage caméra à l’épaule au plus près des acteurs, angles structurés au cours d’échanges de regards conflictuels, transfiguration totale d’acteurs qui se font oublier derrière leurs personnages, obsession étrange pour les « sales types », violence prête à exploser dans chaque échantillon de lien social, et mise en scène surchargée d’effets de style tantôt brillants (on sauvera une poignée de parenthèses oniriques) tantôt lassants (notamment ces ouvertures à l’iris sans queue ni tête). Le reste fut à l’avenant, entre l’injection d’une histoire inventée dans une Histoire troublée (Un héros très discret), la rédemption d’un escroc répugnant par le piano (De battre mon cœur s’est arrêté) ou la métamorphose progressive d’un petit délinquant en « nouveau boss » dans une prison régie par des truands corses (Un prophète). Et au beau milieu de tout ça, deux miracles qui le restent toujours : d’un côté, le percutant Sur mes lèvres qui voyait la métamorphose d’une banale secrétaire de bureau en garce totale au contact d’un délinquant, et de l’autre, le magnifique De rouille et d’os qui filmait la jonction solaire de deux écorchés vifs par le raccordement respectif de leurs corps en mutation (où l’acier et la chair s’entremêlaient). Deux claques filmiques où la nouveauté – voire la lumière – s’invitait chez Audiard, transcendant avec brio son passage du drame naturaliste au genre populaire – film noir ou mélo trash.
LES CLICHES ONT LA VIE DURE…
Si l’on s’en tient à cette perspective en dents de scie, Dheepan fait clairement machine arrière en se coltinant exclusivement à du contemporain – un parti pris qu’Audiard a toujours maîtrisé par l’entrecroisement des genres. On peut déjà lui reconnaître d’aborder un sujet on ne peut plus d’actualité, à savoir les migrants. Et surtout, l’audace du scénario est d’autant plus réelle qu’elle ne se limite pas au fait de voir un film sur des réfugiés politiques joués par des acteurs inconnus dans un gros film français. Le sujet est ici double. Premier point : trois migrants du Sri Lanka qui ne se connaissent pas (un homme, une femme, une petite fille) vont devoir adopter la logique d’une famille et créer du lien entre eux. Second point : un ancien soldat tamoul (un « Tigre »), fatigué par la guerre civile, se retrouve confronté à une autre « guerre », à savoir la rivalité entre deux bandes dans une cité banlieusarde. Deux belles promesses apparaissent alors : d’un côté, un possible éloge de la famille « reconstituée » sans frontière ni stigmatisation, et de l’autre, la possible pacification d’un esprit guerrier qui souhait rester à distance de tout conflit. En gros, une perspective d’avenir lumineuse dans un décor qui suinte à première vue le chômage et la violence crasse ? C’est l’hypothèse du film, hélas vite invalidée.
Parce qu’Audiard, trop collé à ses motifs récurrents comme un vieux chewing-gum sous une semelle, n’a pas pu se retenir de tout saccager. L’espoir et la lumière sont ici à bannir, pour ne pas dire à balayer d’un geste résigné comme ces détritus que le protagoniste – engagé dès le départ comme surveillant d’un immeuble de la cité – enlève des cages d’escalier. Ce à quoi l’on assiste dans Dheepan n’est que la persistance brute et gonflante des clichés banlieusards tels que véhiculés par des médias champions de l’amalgame, dont le sport préféré consiste à pousser le bouchon de la stigmatisation et à répéter en boucle la même information faute de savoir l’étayer par un point de vue mesuré. Audiard n’étant pas du genre à opter pour un point de vue idéologique ou politique (deux données absentes de son cinéma), il est inutile de chercher dans Dheepan un appel déguisé à « karchériser » les cités – un soupçon qui aura plané dans certains esprits en sortie de projo presse cannoise. N’empêche que, vu le tableau, on voit difficilement ce que le film devrait susciter d’autre qu’une inquiétude viscérale, relayée depuis longtemps par les reportages en temps réel des chaînes infos (BFM, i-Télé, etc…).
En gros, ici, la banlieue – décor archétypal et bourré de clichés – est une zone de guerre pseudo-manichéenne, réduite à deux barres d’immeubles opposées l’une à l’autre. Dans ce territoire caricatural où l’Etat n’intervient pas (parce que, hein, on est chez les hors-la-loi, tu vois…) et où la loi du plus fort dézingue toutes les autres, tout concourt à remettre l’idée de « frontière » au premier plan, accentuant les divisions et les clivages. Le héros, que l’on pensait alors épuisé par le conflit guerrier, ne va rien faire d’autre que redéployer ses réflexes violents et ses bas instincts (rappelle-toi : tu es chez Audiard, donc tu ne peux pas échapper à ton passé), comme si les guéguerres de quartier en France n’étaient que la continuité d’une guerre civile dans un pays d’Asie – un raccourci d’autant plus dérangeant que la piste politique est ici cramée sur un bûcher dès la scène d’ouverture au Sri Lanka. Trahissant son image de réfugié en quête d’un monde meilleur pour celle d’un guerrier acquis malgré lui au clivage territorial, le voilà donc qui trace une ligne blanche de démarcation entre son immeuble et celui d’en face, en menaçant de violentes représailles ceux qui tenteraient de la franchir. Et son statut de surveillant devient donc celui d’un flic, voire d’une « sentinelle » qui passe le plus clair de son temps à épier son prochain et qui n’agit que lorsqu’il s’agit d’imposer de nouvelles barrières. A ce stade-là, la notion de « société » (dans le sens du « vivre ensemble ») s’écrase sous le poids du rapport quasi primitif et individualiste entre les individus, avec tout ce que cela peut comporter de schémas stéréotypés et virils.
Pour tout dire, on a parfois l’impression d’être dans Banlieue 13, mais au premier degré, avec l’œil de son ministre sarkozyste en guise de caméra, et ce sans aucune possibilité de contestation. Et dans ce petit monde empreint de la virilité la plus bête, même les femmes n’ont rien à défendre. Pour preuve, si le scénario donne à son héroïne le rôle d’une femme de ménage, c’est uniquement pour que son « mari » puisse l’épier en train de faire le va-et-vient entre son immeuble et celui d’en face, où réside d’ailleurs un petit dealer joué par Vincent Rottiers – décidément abonné à vie aux rôles de petites frappes – qui semble avoir des vues sur elle et avec lequel Dheepan va vite se sentir « en compétition ». A ce stade, une seule option : se faire justice soi-même. On est en plein Far West. D’ailleurs, on n’exagère pas : Dheepan est ici le « nouveau shérif », tandis que des mecs à batte de base-ball marquent leur territoire en se postant debout sur les toits (oui, comme les Indiens !) quand ils ne tirent pas en l’air devant l’entrée d’un immeuble (oui, comme les cowboys !). Quant à certaines notions (mixité, intelligence, entraide, singularité) que tant de cinéastes (Kechiche en tête, avec L’esquive) ont su piocher de façon admirable dans des cités jusque-là stigmatisées comme des terres mortes, elles ont visiblement disparu. Sans trop s’avancer, les seuls que l’on imagine capables de tirer avantage d’un tableau aussi inquiétant de la société française – sans parler du sacre festivalier qui s’en sera fait le pire des échos – seraient plutôt les militants d’un camp FN qui ne cesse de prendre toujours plus d’ampleur dans les sondages.
UNE FORME BÂCLEE
En être réduit à lire Dheepan sous un angle idéologique est en soi quelque chose d’atterrant, tant on aimerait qu’Audiard nous montre autre chose qu’un programme manichéen et caricatural à l’extrême. Mais non : on ne voit que de la banalité et de la misère, filmées comme telles, sans regard neuf ni embellissement esthétique. Faire du bricolage, rouler une poubelle, marcher dans un parc rempli de feuilles mortes, se réchauffer les pieds dans une bassine d’eau chaude tout en mâchant une banane : toutes les actions que Dheepan effectue servent le comportementalisme le plus creux, que d’aucuns ne manqueront pas de relier à l’approche naturaliste – mais où est l’intérêt s’il n’y a aucune incidence dramaturgique sur le récit ? En gros, vu qu’il n’a rien à raconter lorsque la tension est absente, Audiard se contente de meubler. Même son sens du dialogue tutoie le néant en ressassant bêtement le choc des cultures sur un mode plus que mineur : « Tu les trouves drôles, les gens d’ici ? Parfois, ils disent des trucs et ils rient. Je comprends tous les mots mais je ne trouve pas ça drôle – Ce n’est pas une question de langue. C’est une question d’humour. Même en tamoul, toi, tu n’es pas drôle ! ». A quoi sert ce dialogue ? A rien. Tout comme la culture tamoul en elle-même, si peu exploitée par la simple présence de deux prières (la première face caméra, la seconde dans un temple) qu’elle pourrait sembler interchangeable.
Plus grave encore : dans les rares fois où il tente de réinjecter son goût de l’atmosphérique pour élever un tant soit peu son sujet, Audiard se vautre lamentablement dans le ridicule. Exemple n°1 : deux motards sortent d’un tunnel et roulent vers une lumière irradiante – image grotesque qui préfigure grossièrement leur mort dans la scène de fusillade qui va suivre. Exemple n°2 : quand Dheepan chante et danse sur de la musique tamoul, on a juste l’impression de voir un type en pleine biture – c’est visiblement le cas. Exemple n°3 : on voit des pigeons se frotter à une porte qui laisse échapper un halo de lumière (visiblement, ils veulent sortir), et il faut donc ouvrir violemment la porte pour qu’ils s’enfuient dans les airs – un symbole poids lourd qui nous donne surtout envie de les imiter. Exemple n°4 : Dheepan rêve d’un éléphant qui traverse au ralenti les feuillages de la jungle – non seulement le raccord est maladroit, mais cette image évoque déjà la loi de la jungle (elle reviendra juste avant que le personnage n’active sa révolte violente). Exemple n°5 : cette image inaugurale de papillons de lumière fluo dans la nuit se révélant être des jouets en plastiques sur la tête de sans-papiers tamouls, et tout ça avec le Nisi Dominus de Vivaldi en fond sonore – on aurait préféré que l’image s’inverse pour aller davantage du concret vers l’onirisme. Exemple n°6 : le dernier quart d’heure, sur lequel il y a tant de choses à dire…
On l’admet : Jacques Audiard sait filmer et cadrer comme peu de cinéastes français savent le faire. Mais dans le cas d’un film qui emprunte à plusieurs genres pour mieux servir sa narration, cette maîtrise n’a d’impact sur le spectateur qu’à partir du moment où le passage d’un genre à l’autre se fait de façon harmonieuse. Dans Dheepan, ce n’est jamais le cas : chevillé au naturalisme basique malgré un filmage en Scope qui donne parfois naissance à de beaux cadres, le film d’Audiard a sans cesse le cul entre deux chaises. Mais c’est lorsqu’il s’agit de donner un point final à son intrigue qu’il rend son dernier souffle. Déjà que le basculement soudain dans le film d’action bourrin fait tâche en cristallisant cette attente de violence explosive (bagnoles en feu, coups de machette et flinguages à gogo) qui couvait jusque-là au travers des scènes les plus concentrées, mais que le cinéaste en arrive carrément à singer la montée d’escalier finale de Taxi Driver pour offrir la rédemption à son protagoniste est une gaffe monumentale. Là où le film de Scorsese se faisait bel et bien l’écho du western (on pouvait parfois le lire comme un remake lointain de La prisonnière du désert) et utilisait ironiquement cette montée d’escalier pour égarer encore plus son antihéros ambigu, celui d’Audiard fait l’inverse : Dheepan libère sa femme (qui était coincée dans un étage) et l’étreint doucement… avant qu’une ellipse inattendue nous les montre au beau milieu d’un barbecue familial dans une belle maison située au cœur d’un lotissement anglais. Un happy end grotesque, monstrueusement artificiel car jamais amené par une quelconque astuce de montage – peut-on sincèrement croire à cette fin après le carnage qui l’a précédée ? C’est ce ratage final, couplé à tous les défauts que l’on évoquait plus haut, qui achève de faire de Dheepan une œuvre objectivement bâclée. Le simple fait d’entendre Audiard avouer en interview qu’il souhaitait changer le montage – et surtout la fin ! – après le festival de Cannes est en soi une preuve d’échec. Le fait d’avoir obtenu une Palme d’Or pour ce montage « inabouti » l’aura donc contraint à ne pas revenir en arrière, laissant ainsi ce work in progress de Dheepan à l’état de version finale. Il faudra donc s’en contenter, et c’est triste. Faut-il en dire davantage ? Non.