REALISATION : Guillermo Del Toro
PRODUCTION : Marvel Enterprises, Metropolitan FilmExport, New Line Cinema
AVEC : Wesley Snipes, Kris Kristofferson, Norman Reedus, Léonor Varela, Ron Perlman, Luke Goss, Thomas Kretschmann, Donnie Yen, Karel Roden, Santiago Segura
SCENARIO : Marv Wolfman, Gene Colan, David S. Goyer
PHOTOGRAPHIE : Gabriel Beristain
MONTAGE : Peter Amundson
BANDE ORIGINALE : Marco Beltrami
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Fantastique
DATE DE SORTIE : 19 juin 2002
DUREE : 1h57
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Blade, un être mi-homme mi-vampire, s’est juré d’exterminer jusqu’au dernier ces créatures assoiffées de sang qui ont tué sa mère et l’ont contaminé. Epaulé par son mentor Whistler, il est bientôt rejoint par Scud, un informaticien fidèle à sa cause depuis que Blade l’a sauvé des crocs des vampires. Face à eux, un groupe de vampires d’élite connu sous le nom de Bloodpack. Dirigée par la jeune Nyssa, une experte en arts martiaux, cette équipe s’entraîne dans un seul but : tuer Blade. Mais les priorités changent. Une nouvelle menace vient de faire son apparition sous les traits de Jared Nomak. Ce dernier est l’hôte d’un virus hautement contagieux et mortel pour l’homme et les vampires. Les deux races vont devoir unir leurs forces pour éliminer Nomak et les « faucheurs », une nouvelle espèce de créatures qu’il a engendrée…
L’auteur de ces lignes ne va pas prendre de gants : il en a marre. Marre de cette overdose de franchises hollywoodiennes qui trustent la quasi-totalité des boulevards de distribution de films en salles, ne laissant rien d’autre que des miettes aux rares propositions de cinéma audacieuses. Marre de ces figures de super-héros en lycra qui carburent désormais moins au super qu’au sans plomb – balancer de la vanne facile et lourdement référentielle semble être devenu leur ticket gagnant. Marre également de cette nouvelle mode des « univers étendus », visant à franchiser tout ce qui ne devrait pas l’être – même Shyamalan est en train de s’y mettre avec sa propre filmo – ou à revisiter n’importe comment les mythes d’antan sous la forme d’une anthologie plus opportuniste qu’autre chose (sigues mis ojos…). Marre, enfin, de la soumission d’Hollywood à des canons de rentabilité à court terme, laquelle ne cesse de confirmer d’une année sur l’autre à quel point les prévisions funestes de Lucas et Spielberg vont finir par devenir une réalité. Bref, en plus de travestir l’abécédaire de la culture geek sans être capable de le retraduire (et qu’importe si les fans poussent une gueulante), cette pompe à fric vile et cadenassée, servie sur son coulis de billets verts à écumer à vitesse V, confine désormais à l’overdose. Tant et si bien que l’envie de déguster du blockbuster geek dans les salles obscures aura fini par s’évaporer. Du coup, le mieux à faire, c’était encore de regarder dans le rétroviseur, histoire de se remémorer l’instant où la révolution a vraiment eu lieu. Et là, pas de doute, un seul film avait su tirer le gros lot.
METISSAGE ET MUTATION
C’est un fait que l’on ne parvient jamais à contrer, même en laissant de côté sa propre subjectivité : aucune nouvelle vision ne parvient à épuiser Blade 2 près de quinze ans après sa conception. Aucun film hollywoodien du même genre – hormis peut-être Pacific Rim et Scott Pilgrim – n’aura su se montrer digne d’une telle restructuration anthologique de la culture geek. Et aucun cinéaste récent n’aura su égaler le génie de Guillermo Del Toro, demi-dieu vivant capable de pondre un hommage aussi sincère et décomplexé envers la galaxie des comics sans jamais revêtir la casquette du fan-service fallacieux. Dans le cas présent, le risque était déjà particulièrement élevé : prendre la relève d’une première adaptation estampillée Marvel au lieu de rester fidèle à ses ambitions personnelles (dont une adaptation longtemps fantasmée de la BD Hellboy), c’était un peu comme signer avec le diable. Et en la matière, Del Toro avait déjà bien dégusté à cette époque, blacklisté par un Hollywood qui tenait mordicus à lui faire payer l’échec commercial de Mimic (alors que ces hijos de puta de frères Weinstein étaient les seuls coupables).
Du coup, armé par la ferme intention de signer des œuvres intimes qui porteront intégralement sa marque, Del Toro se jeta corps et âme dans la commande Blade 2 avec la ferme intention de s’en servir comme véhicule expérimental pour Hellboy. Le cinéaste imposa néanmoins deux conditions : aucune seconde équipe sur le tournage (l’expérience de Mimic lui avait prouvé que c’était une mauvaise idée), et surtout, le désir de tourner L’échine du diable dans un premier temps – ce qu’il aura réussi en à peine trois mois. Autant dire que 2002 fut une année d’exception pour Guillermo Del Toro : pas moins de deux films portant sa signature ont donc pu sortir en salle à seulement un mois d’intervalle, signant de ce fait un cas d’école rarissime en matière de grand écart artistique simultané. En effet, là où L’échine du diable était une œuvre d’une richesse thématique rare, combinant le spectre toujours actif du franquisme à un regard cru sur une enfance doloriste, Blade 2, au contraire, avait su s’imposer en gigantesque tour de montagnes russes hardcore, censée saucissonner de l’intérieur une industrie hollywoodienne aveuglée par le politiquement correct et réveiller les pulsions cinéphages des geeks du monde entier au travers d’une gifle aussi visuelle que référentielle. Frénésie dévastatrice, enragée, exacerbée, digne d’un coup méga-violent dans les cojones qui mettrait alors la concurrence à genoux.
Pour autant, ces deux films aux dates de sortie quasi concomitantes avaient aussi valeur de parallèles subtilement tracées, ne serait-ce qu’au regard de certaines pistes narratives qui auront changé de film en cours d’écriture (l’idée des fœtus conservés figurait initialement dans le script de L’échine du diable). De façon plus générale, on pouvait même admettre que la patte Del Toro se synthétisait à merveille au travers de cette espèce d’hydre à deux têtes : un acte d’amour à accomplir pour visualiser l’imaginaire en remède absolu à la souffrance, tantôt par le biais des terrifiants fantômes de l’enfance auxquels il s’agit de se confronter, tantôt par le biais d’un tsunami de fun que l’on peut imaginer conçu comme un exutoire expérimental. En digne hybridation de diverses influences culturelles (comics, mangas et jeux vidéo ici passés à la moulinette geek), Blade 2 obéissait bien évidemment à la seconde option, osant même trancher radicalement avec les partis pris artistiques de son prédécesseur. Car, si l’on remonte à la sortie du premier Blade durant l’automne 1998, ça n’avait rien de probant : à l’arrière-plan, les super-héros avaient un peu disparu des écrans depuis quelques années, et au premier plan, le palmarès de Marvel n’affichait pas de quoi rivaliser avec l’homme chauve-souris de DC Comics. En guise de piqûre de rappel, on laissera nos confrères de Nanarland vous rappeler ce que valait la première version de Captain America par Albert Pyun.
Le succès du premier Blade – réalisé par Stephen Norrington – aura quelque peu changé la donne, même si, pour notre part, on aurait plutôt envie de nuancer l’enthousiasme qu’il aura suscité. On se permettra ainsi de ne voir dans ce premier film qu’un actionner certes ultra-branché mais loin d’être parfait, surtout sauvé par un impeccable Wesley Snipes et une mémorable scène d’introduction, et ce au beau milieu d’un amas de scènes d’action découpées à la scie sauteuse et de trucages numériques finis à la pisse – ces derniers égalaient presque en laideur ceux de Mortal Kombat : Destruction finale ! La singularité de l’univers de Blade résidait davantage dans sa conception d’un cinéma fantastique métissé, riches de diverses tendances qu’il s’échinait à compiler : un héros frimeur et monolithique à la Shaft, des figures vampiriques constamment érotisées, de la baston sous haute influence asiatique, une ambiance marquée par le clubbing underground et les bas-fonds surchargés de légendes urbaines, sans oublier les prémices de ce qui constituera les délires acrobatiques de la trilogie Matrix. Del Toro fait ici de même tout en élevant ce recyclage à un degré de cohérence rarement atteint. Et surtout, pour lui, accoucher d’une suite implique de muter à l’opposé de l’embryon de départ sans pour autant en dénaturer l’ADN. Blade était un film urbain, réaliste et techno. Blade 2 sera gothique, fantastique et sale. Mais toujours aussi branché. Mille fois plus, même.
HYBRIDE ET ORGANIQUE
À bien des égards, le principe opéré par Del Toro sur Blade 2 rejoignait assez bien celui adopté par George Miller sur les deux premiers films Mad Max : après un premier film ancré dans une réalité identifiable au travers d’une trame plus ou moins minimale, le second film se devait de partir de plein fouet dans la mythologie, puisant ainsi son énergie dans un univers décalé nourri à différents courants culturels, fussent-ils populaires ou marginaux. En tant que geek tatoué d’une passion sincère et immodérée pour la sous-culture et les monstres, Del Toro a donc osé l’impensable : placer une figure super-héroïque comme épicentre d’une anthologie ultime du cinéma de genre. C’est même peu dire que les rares réussites du genre de l’époque – citons au hasard Les Indestructibles et la trilogie Spider-Man de Sam Raimi – n’avaient pas tenté ça, se limitant à retranscrire toute la richesse émotionnelle des comics à la base de leur inspiration. C’était déjà pas mal, certes, mais insuffisant en l’état pour espérer dépasser le stade de l’hommage pur et dur. Avec Blade 2, l’hommage se dissout enfin dans un bain de tripailles bouillant à souhait, acidifiant son melting-pot de sous-cultures diverses avec le pH le plus idéalement bas. Le but n’est pas de feinter la révérence basique, mais de se la jouer chimiste du genre. Soit pile poil ce que les adaptations de comics – antérieures ou récentes – qui phagocytent désormais Hollywood ne cessent de se révéler incapables d’accomplir.
Dès lors, tout y passe dans une cuisine hybride qui accouche au final d’un sacré hamburger, coinçant un ride horrifique ultra-saignant entre un actionner au-delà du bourrin et une épopée romantique à la richesse symbolique proprement inouïe. Del Toro ne se fixe alors aucune limite et s’autorise tout ce qui lui semble adéquat, du moment que l’effet adopté peut enrichir (ou introduire) un personnage, entraîner une évolution spontanée de l’intrigue, et surtout, renvoyer de façon sensitive à la puissance évocatrice des langages respectifs des sous-cultures précitées. La liste des influences file ici le vertige : les compositions triangulaires de Frank Frazetta sont ici magnifiquement retranscrites dans une poignée de plans mettant en scène des personnages en état de surpuissance (dont un où Nomak dévore sa proie debout sur une montagne de cadavres), la plongée du chef des vampires dans son bain de sang renvoie littéralement aux cases de Mike Mignola, un personnage de geek fumeur de pétards enchaîne ici les clins d’œil directs (un T-shirt noir à l’effigie du BPRD d’Hellboy, un dialogue qui relie une situation de danger au travail de Frank Miller sur Batman, etc…), le festival de claques entre Blade et l’über-nazi Reinhardt (génial Ron Perlman) nous ramène au western-spaghetti-fayot popularisé par Terence Hill, les combats regorgent de plans sous haute influence manga (la mort de Reinhardt et le duel final sont en connexion directe avec le Ninja Scroll de Yoshiaki Kawajiri), la lumière bleue des bombes à UV qui désintègrent les vampires autour de Blade semble reproduire l’explosion du Dr Manhattan dans la BD Watchmen, sans parler de quelques effets de style en liaison directe avec les goûts cinéphiles du scénariste David S. Goyer (le Bloodpack lorgne ici autant sur Aliens que sur Les douze salopards, Blade sort d’un bain de sang comme Martin Sheen dans le dernier quart d’heure d’Apocalypse Now, etc…).
Les mauvaises langues pourraient dire que Del Toro s’est juste limité à tout compiler comme bon lui semblait, faisant plier la logique narrative et stylistique de son film sous l’effet du fun à tout prix. Sauf que, on insiste encore, chaque effet référentiel sert le film pour l’enrichir de toutes parts, avec un souci de cohérence qui ne se retrouvera jamais en porte-à-faux. Signe d’une intrigue conçue comme un crescendo conscient et jamais bordélique, c’est dès son introduction que Del Toro donne le tempo de ce qu’il souhaite mettre en place. Une fois les choses mises au clair par biais d’une rapide introduction des fameux « faucheurs » (une très judicieuse façon d’inverser la logique du piège vampire dès la première scène) et d’un élégant générique récapitulatif signé Kyle Cooper, une triple scène d’action vient tout à coup intégrer trois modes d’iconisation successifs. En somme, on y voit Blade qui se freeze soudain en ralenti dans un plan furtif en regardant la caméra (un peu comme le Coyote au début d’un cartoon de Bip Bip !), qui poursuit des vampires dans des couloirs sombres à la Doom, et qui finit par les massacrer dans de grands envolées chorégraphiques à la sauce HK, le tout avec déjà une bonne dizaine de plans impossibles qui s’impriment dans notre rétine (dont un saut d’immeuble pour le coup vertigineux, fusion composite de trois plans). On n’a même pas dépassé les cinq minutes de visionnage, et on croit déjà notre mâchoire capable de se décrocher comme celle des « faucheurs ».
Cette hallucinante introduction témoigne en outre d’un état d’esprit qui ne lâchera pas le film jusqu’à sa pirouette finale : une fuck you attitude imparable car jamais gratuite, transformant chaque séquence en machine à jubiler. Il est certain que Del Toro ne s’est pas gêné pour relier iconisation et jouissance avec la gourmandise du fan-boy avide de délires en tous genres, et les exemples abondent, d’un sous-monde vampire bien barré (plasma à sniffer ou à bouffer en flan, night-club SM où l’on se mutile face à un soleil artificiel, etc…) jusqu’aux caractéristiques des faucheurs (mâchoire à forte connotation vaginale, faculté à se dégager d’un sabre en se tranchant volontairement le service trois pièces, etc…) en passant par un caméo absolument mortel de Santiago Segura (on imagine l’extase du public ibérique à voir la méga-star de Torrente se faire zigouiller dans une scène finale aux allures de doigt d’honneur fendard !). Mais ces détails ne seraient que de petits tapas fades sans une mise en scène révolutionnaire qui ne cesserait jamais d’en relever le goût. C’est là le détail qui change tout, et qui fait passer Blade 2 d’un hypothétique plaisir coupable à un authentique plaisir tout court.
Il y aurait déjà tant à dire sur la maîtrise du découpage, harmonisant la sensation d’assister à une BD filmée dont les plans du film seraient calqués sur des cases de comics (faites le test : regardez le film en faisant quelques arrêts sur image de temps en temps). Mais si chaque cadre est ici riche d’une énergie interne qui reproduit fidèlement les cases d’une BD énergique et badass, le découpage qui les relie reste calé sur une logique narrative propre au film d’action, vouée à tout miser sur le mouvement et la lisibilité. Le premier point positif à relever de ce parti pris est là encore une mise à jour par rapport au premier Blade : en effet, Del Toro a su contourner le défaut le plus frustrant du film de Norrington (en gros, on démarre par une géniale scène d’ouverture sans réussir à l’égaler ou à la surpasser par la suite) en optant pour un séquençage graduel des scènes d’action. Aussi foudroyante soit-elle, la première scène d’action n’est clairement pas la meilleure du film. Seule la mise en scène, bouillante et fulgurante, est ici à même d’en booster tous les paramètres, et toutes les scènes sont alors concernées. En somme, plus le film avance, plus il se fait l’égal d’un organisme autogéré par un subtil virus qui porte en incandescence tout son schéma interne. Logique dans la mesure où le film se veut organique et primitif dans son exploitation de la figure du vampire : loin de la sensualité redondante à laquelle sont désormais cantonnés nos amis suceurs de sang, Blade 2 renoue avec cette assimilation du vampirisme à un cancer propagé, à un parasite capable de muter ou d’évoluer – on découvrira ici que les « faucheurs » sont en fait des sujets d’expériences eugénistes. Et le film, lui-même, se veut hybride, mutant, monstrueux, cohérent jusque dans ses contrastes.
On peut considérer que l’intrigue – pour le coup très différente de celle du premier Blade – avait toutes les cartes en main pour que ce parti pris coule de source. Certes, l’idée d’une cohabitation entre l’hybride Blade et ses ennemis vampires en vue de détruire une horde de vampires mutants était déjà un indice en soi (quoi de mieux qu’un tel pitch pour laisser éclater les contrastes et les dichotomies ?), mais le choix d’une atmosphère gothico-industrielle qui brouille la distinction entre les deux mondes (celui des humains et celui des vampires) dessine au final un jeu d’échecs bien plus trouble. C’est là que l’utilité de l’environnement visité devient fondamentale au sein même du processus de mise en scène, tant la virtuosité de la caméra de Del Toro à se mouvoir avec fluidité dans chaque décor tient là aussi à la dimension purement organique de ces décors. En effet, là où le premier Blade s’en tenait à un enchevêtrement de métal et de lignes droites en lien direct avec son goût de l’ambiance techno-SM (bon, on aime ou on déteste…), la direction artistique de Blade 2 tire profit des arches et des structures en courbe, voire même d’un environnement illustrant sans cesse la dichotomie entre le branché et le délabré (voir ce passage du night-club aux égouts par un simple travelling vertical).
Ce qui s’ajoute à la structure même des décors suit aussi cette logique : choix colorimétriques en contradiction non-stop (ambre volcanique contre bleu métallique), accessoires high-tech qui s’exhibent dans des cursives morbides, organes et organismes enfermés dans des bocaux, etc… Et là-dedans, chaque mouvement de caméra transpire le désir de liberté, d’indépendance, de révolte face à la contrainte physique. D’où cet usage de la « L-Cam », conçue en partenariat avec l’équipe de Phil Tippett, permettant ainsi de fluidifier l’intégration du numérique (images et personnages) au sein du réel (décors et acteurs), et que Del Toro réserve en toute logique à des scènes de climax qui défient pour le coup toute logique cartésienne. Par moments, l’expérimentation sur les trucages numériques bute sur les limites techniques de l’époque – rien que le combat en contre-jour devant un mur de lampes tend parfois à ressembler à du sous-Tekken hideux. À d’autres moments, ça crève autant les rétines que l’écran lui-même – l’ouverture de la gueule des faucheurs mériterait à elle seule un Oscar. Mais dans les deux cas, la pilule passe à 200% par un soin des plus minutieux apporté à la chorégraphie, laquelle reste ahurissante de bout en bout.
SHAKESPEARE ET FRANKENSTEIN
Sur la narration à proprement parler, Del Toro fait là aussi œuvre de distinction réfléchie entre le dialogue et l’action. Pour le premier, sa mise en scène s’en tient à un usage fluide de la steadicam en équilibre parfait avec l’usage du champ/contrechamp – conséquence directe d’une mise en scène axée sur l’organique. Pour la seconde, c’est par la mise en parallèle qu’il réussit à faire monter la sauce : que ce soit pour la filature dans le night-club ou pour l’évasion finale, Del Toro joue avec plusieurs actions simultanées qui avancent selon un crescendo minuté à la seconde près. Pas un seul photogramme ne semble ici de trop, sans doute parce que la sensation de danger reste omniprésente, chuchotée au détour de chaque plan en clair/obscur ou de chaque décor plongé dans la semi-pénombre. L’imprévu est invité à surgir sans crier gare en durant le plus longtemps possible, signe d’un tour de montagnes russes qui nous secoue littéralement les tripes. Et malaxer les tripes de son audience n’est pas chez Del Toro une esquive pour laisser le cœur de côté. C’est même tout le contraire. Car ici, à l’instar de certains cinéastes asiatiques (surtout coréens ou japonais) qui ne rechignent pas à abuser des ruptures de ton pour laisser le sublime et le grotesque s’affronter à armes égales, le cinéaste injecte une sensibilité tordue, pleinement justifiée car acquise à son désir de signer une anthologie magistrale du cinéma qu’il affectionne.
Déjà surpuissant dans son mélange d’action pure et d’horreur ultra-gore, Blade 2 a tout d’une œuvre dramatiquement riche où le mythe de Frankenstein viendrait tout à coup se greffer sur la tragédie shakespearienne. Déjà par l’impressionnant arc narratif tracé pour le personnage de Nomak (Luke Goss), autant victime d’une relation père/fils conflictuelle que créature en rébellion contre son créateur. Ensuite pour la fascination de Del Toro pour les créatures monstrueuses, en général lues chez lui comme un prolongement symbolique des maux terrestres : d’un côté un Nomak hurlant sa quête de survie et de justice, de l’autre un Damaskinos (Thomas Kretschmann) au look de Nosferatu obsédé par l’eugénisme – sans doute un lointain cousin des terrifiantes figures franquistes de L’échine du diable et du Labyrinthe de Pan. Enfin pour la digne mort accordée au trio central de vampires par un Del Toro attaché au poids du symbole graphique : un visage vieilli qui se fend comme de la pierre (Damaskinos), un corps esquinté qui laisse sa colère rebelle le consumer littéralement dans un feu ardent (Nomak), une belle amoureuse dont la silhouette s’effrite face au soleil couchant (Nyssa) comme le visage de la belle Cecilia Cheung dans La légende de Zu de Tsui Hark. Le principe est là : un gros défouloir qui sait émouvoir. Ce que le scénariste David S. Goyer, en s’improvisant réalisateur pour un Blade Trinity particulièrement décrié, ne respectera pas, préférant alors filmer la confrontation de Blade à un monde réel de plus en plus gagné par la relecture parodique de ses mythologies les plus fortes.
On aura beau considérer Blade 2 comme un brouillon d’Hellboy (ce que Del Toro reconnait d’ailleurs sans honte), on aurait quand même bien du mal à ne pas y voir un pur reloaded vengeur envers Hollywood. A ce titre, on s’amuse ici de le voir reprendre l’une des meilleures idées de Mimic, à savoir une équipe soudée qui doit s’enduire de la substance de ses ennemis pour ne pas se faire repérer. Mais ce qui ressort d’une expérience aussi bénéfique – qui plus est récompensée par un gros triomphe au box-office – se résume en fin de compte à une idée toute bête : le talent d’un cinéaste geek ne tient que dans la manière dont il exprime sa passion avec rage et anticonformisme. A l’heure où Marvel et DC appuient si fort la révérence iconique de leurs mythes fondateurs jusqu’à les couler dans le plus consensuel des moules, on attend encore le moment où Blade 2 trouvera un digne successeur capable de remettre les pendules à l’heure. On parie déjà que l’attente sera très longue. Pas grave : on reverra ce chef-d’œuvre en boucle avec toujours le même plaisir. Rien qu’à la première vision, l’heure n’était d’ailleurs pas à l’analyse : sortir rassasié et épuisé d’un tel rollercoaster était un signe qui ne trompait pas, et chaque nouvelle vision allait apporter son lot de découvertes et de surprises. Et à chaque fois, toujours la même envie crevante de crier à son génial créateur : « Cuando alguien trasciende los mitos que han dado forma a su sensibilidad artística, se convierte en un genio. Tienes toda talentos, Guillermo. Por todo eso, gracias y felicitaciones ».