La vitalité du cinéma de genre espagnol n’est certes plus à démontrer, mais vu de l’Hexagone, il reste à l’origine d’un malentendu : alors que l’on pensait nos voisins ibériques libérés de toute contrainte économique pour produire des films ambitieux et culottés, la réalité est toute autre, puisque les difficultés sont les mêmes qu’ici. Le jeune réalisateur Juan Carlos Medina en apporte une nouvelle preuve avec son premier film Insensibles, qu’il aura mis près de huit ans à faire aboutir, et qui n’aura pu voir le jour qu’au terme d’une coproduction délicate entre la France et l’Espagne. Et dès les premières minutes, pas de doute, on est en terrain connu : comme tant de cinéastes espagnols qui ont su aborder le cinéma de genre horrifique sous un angle symbolique, Medina plonge son récit au cœur d’une nation encore marquée par le spectre du franquisme. Le réalisateur élabore ici une narration alternée à deux époques distinctes : d’une part, la quête identitaire d’un médecin désireux de se confronter à ses origines, et d’autre part, un groupe d’enfants qui traversera tout un pan de l’Histoire du pays (des années 30 aux années 60) enfermés dans un hôpital en raison d’une maladie génétique les immunisant contre toute forme de douleur. La nécessité de questionner le passé pour mieux appréhender le futur : en fouillant les cadavres d’un pays qui préfère oublier ses lourds secrets, Insensibles se veut une véritable œuvre de mémoire, aussi noire que dérangeante (le film est à réserver à un public assez averti), et, soucieux de conférer à sa mise en scène sensorialité et émotion, le jeune cinéaste fait preuve d’une maîtrise quasi stupéfiante pour un premier essai. Le film se révèle en effet d’une rare beauté, cadré et photographié avec minutie, et fait passer chaque intention de montage au travers d’un travail admirable sur les regards et les non-dits, si bien que l’on songe très vite être en présence d’un nouveau prodige du genre. Pourquoi fallait-il donc qu’en ces circonstances idylliques, Medina échoue à conférer à son dénouement final le degré d’émotion que l’on attendait ? C’est que la narration en parallèle ne crée pas toujours une réelle homogénéité dans le film, d’une part parce qu’on a l’impression de voir deux films très différents pendant plus d’une heure, d’autre part parce que la réunion des deux intrigues se fait à partir d’un prétexte qui surgit d’un coup sec sans que le moindre découpage émotionnel trouve son utilité. Du coup, on se prend à croire que le réalisateur, peut-être conscient d’avoir étiré son postulat un peu trop en longueur, a condensé les enjeux définitifs de son récit en dix minutes au final, au risque de laisser au spectateur un goût d’inachevé. Cela n’altère en rien la réussite visuelle et stylistique du film, mais à cause de ce détail, on enrage un peu de ne pas avoir pu côtoyer le très grand film dont Insensibles affichait jusque-là les stigmates.
– Guillaume Gas –
Après Copie conforme (2010) où il faisait se rencontrer (à moins qu’ils ne se connaissent déjà ? c’était le mystère un peu lourdingue du film) un écrivain anglo-saxon et une touriste française en Toscane, Abbas Kiarostami, cinéaste iranien en exil, continue de tourner à l’étranger. On apprend de son producteur français Marin Karmitz que son projet de réaliser un film au Japon était vieux de pas moins de dix ans. Pour Kiarostami, les sociétés iranienne et japonaise ne sont pas si éloignées que ça l’une de l’autre, si tant est que l’approche qu’on en a soit celle du quotidien, de l’intime. Le cinéaste, à filmer le petit, le détail, l’émotion passagère et l’érotisation discrète – bref, à fuir le sensationnel, voire même tout évènement, par des ellipses frappantes – touche sans problème à l’universel. On s’étonne tout de même de l’aisance avec laquelle le cinéma kiarostamien se fond dans l’environnement urbain de Tokyo : aussi bien sur le plan du visuel, avec ces néons par milliers qui se reflètent sur les vitres du taxi que prend l’héroïne, que sur celui du contenu : les personnages principaux sont des solitudes telles qu’on en a plusieurs fois rencontrées dans l’œuvre du cinéaste. Une étudiante contrainte de se prostituer pour subsister est envoyée par son maquereau chez un vieux professeur peu libidineux avec lequel s’esquisse une affection, peut-être un semblant d’amour (like someone in love). C’est sans compter sur le copain jaloux de la jeune femme, qu’il va falloir berner au petit matin… Les apparences trompeuses, récurrences du cinéma de l’Iranien, semblent se hisser ici, comme dans Copie conforme, au rang de principal élément du fond de l’œuvre. Les personnages sont amenés, par des circonstances qui les enchaînent, à se tromper les uns les autres – lorsque ce n’est pas à s’ignorer (le passage bouleversant avec la grand-mère, que la jeune prostituée ne peut pas voir). Plastiquement, le motif du reflet est remarquablement filé : non seulement ces jeux permanents apportent une épaisseur au plan en y intégrant le hors-champ, mais ils semblent correspondre visuellement à ces fameuses circonstances qui font peut-être miroiter (idée de reflet autant que de simulacre) aux personnages une configuration affective impossible. Le sursaut final ne serait alors rien d’autre qu’un réveil après un joli rêve éveillé aux enjeux menus mais au traitement artistiquement épanoui, qui nous fait hésiter entre parler de modestie ou de paresse.
– Gustave Shaïmi –
Pour son premier long-métrage, Seth MacFarlane n’a pas particulièrement vu les choses en grand. Les mauvaises langues diront que c’était prévisible de la part du créateur des Griffin et de American Dad. Ses séries animées autour d’une cellule familiale barjo étaient indissociables des carcans posés par le séminal Les Simpson. Bien sûr, il ne faut pas omettre qu’au sein d’une mécanique rodée, MacFarlane proposera ses propres évolutions assurant la qualité hautement appréciable de ses shows. Ted n’en est guère éloigné puisqu’il laisse une impression de spectacle pépère mais pourtant clairement agréable à suivre. Le film se construit sur l’amitié entre John Bennett et l’ours en peluche Ted. Enfant, le premier a fait un vœu pour donner vie au second. Les années passent pour nous amener à l’instant typique où leur relation va être mise à rude épreuve. Et si le terme typique est employé, c’est pour ne pas dire caricatural. Le propos de Ted ne se démarque aucunement de ce qu’une quantité de films a déjà accompli sur le sujet. Les amis pour la vie doivent chacun suivre leurs propres voies, être confrontés à la maturité et aux responsabilités, comprendre comment grandir sans renier leur part d’innocence, etc… Si l’un des deux protagonistes est un ours en peluche, ça n’accentue pas pour autant la métaphore d’un discours pour le moins banal. La construction de l’histoire en elle-même n’est guère brillante d’ailleurs. On pourrait bien sûr saluer certains choix narratifs que ce soit le prologue relatant un miracle de Noël dont plus personne n’a rien à foutre ou encore l’instant où le héros regrette d’avoir formulé son vœu. Alors qu’un tel passage conduirait dans un spectacle classique à rompre l’enchantement, le long-métrage balance à la place une scène de combat aussi brutale qu’inattendue. Mais de tels moments sont moins là pour rendre innovante la narration que pour juste susciter l’amusement vis-à-vis de règles bien établies. La narration apparaît carrément maladroite dans la gestion de certains personnages secondaires que ce soit le boss de la ravissante Mila Kunis ou le paternel obsédé par Ted. Ceux-ci se greffent artificiellement à l’histoire et ne la font pas avancer avec efficacité. McFarlane et ses scénaristes semblent là bloquer sur leurs méthodes d’écriture pour séries télé. Pour autant, ce sont ces mêmes qualités de showrunners qui assurent la qualité de Ted. Comme dit ci-dessus, le long-métrage est tout à fait divertissant. S’il présente de sérieuses limites d’écriture, cela ne l’empêche de construire de grands moments d’hilarité. Les gags fusent, le ton outrancier atteint des pics de génie, les personnages ont tous un grain d’excentricité les rendant captivant, les caméos sont plus improbables les uns que les autres et c’est pas tout les jours qu’on peut voir un hommage à Flash Gordon sur grand écran. La scène de défonce hantée par Sam Jones constitue en ce sens l’un des grands moments humoristiques de l’année. Reste qu’au vu de l’importance du film de Mike Hodges dans la relation entre les deux personnages principaux, il aurait pu mieux servir la substance de l’histoire. A défaut d’un clin d’œil pertinent, on aura donc un clin d’œil amusant. Déjà pas si mal cela dit.
– Matthieu Ruard –