[ENTRETIEN] Edgar Reitz

Rares sont les cinéastes à s’être autant entêtés dans un projet de cette ampleur : il faut sortir du domaine du cinéma et penser à Emile Zola pour trouver un équivalent au travail qu’a entrepris Edgar Reitz avec ses sagas Heimat. Un peu sur le modèle des Rougon-Macquart, ces séries TV, également distribuées en salles, peignent une société au travers d’une chronique familiale, prenant comme centre névralgique un village fictif du sud-ouest allemand. La première, Heimat – Une Chronique allemande (1984), diffusée à la télévision en 11 épisodes et en salles en 4 parties, balayait en près de 16h la période 1919-1982. La deuxième, Heimat – Chronique d’une Jeunesse (1992), revenait approfondir les années 1960/70, leurs illusions et la menace terroriste – le tout en 25h30. Heimat – Chronique d’un Tournant d’Epoque (2004) évoquait en 10h l’après-Chute du Mur de Berlin jusqu’au tournant millénaire et au lot de rêves qu’il amenait. Près de dix ans plus tard, le cinéaste vient donner un préquel à cette oeuvre déjà colossale avec un film en deux parties (Heimat – Chronique d’un Rêve et Heimat – L’Exode, deux volets distribués simultanément en salles), long d’un peu moins de 4h. La démarche semble bien différente au moins par deux aspects : le resserrement de la période couverte, longue de trois ans seulement, et l’exploitation des technologies numériques pour proposer une approche visuelle originale.

Courte-Focale.fr : Le titre original du premier volet de votre nouveau diptyque est « Chronik einer Sehnsucht ». Or, le mot Sehnsucht est difficile à traduire en français. Pouvez-vous nous en donner votre définition ?

Edgar Reitz : Le mot Sehnsucht, comme le mot Heimat, est assez complexe, en effet. La différence avec le mot Nostalgie, c’est que celle-ci est tournée vers le temps passé tandis que Sehnsucht est orienté vers le futur. Il y a un Lied de Schubert dont le refrain explique remarquablement ce qu’est la Sehnsucht : « Là où je ne suis pas se trouve le bonheur » (« Da wo ich nicht bin / Da ist das Glück »). Ce serait ce sentiment-là : on recherche un bonheur qui nous file toujours entre les doigts, qui se déplace toujours vers un autre endroit ou un autre temps. Dans le film, c’est Jakob qui est rattaché à ce terme : c’est un Sehnsuchtsmensch, un être rempli de Sehnsucht.

Et le mot « Heimat » ?

Tout au long de ma carrière, j’ai eu à définir ce terme en interview, j’ai dû en donner un millier de définitions différentes (rires) ! Mais je ne veux pas vous donner l’impression de mystifier ce terme pour autant, parce que tout être a une Heimat. Un enfant qui découvrirait le monde pourrait, à partir de son point de naissance, tracer symboliquement des cercles qui représenteraient sa connaissance progressive du monde. C’est dans la nature humaine de tracer des cercles toujours plus grands : découvrir son quartier, avoir envie de voyager, etc. Un jour, dans sa vie, on se retourne vers le passé et la Heimat, c’est ce vers quoi on se retournerait : l’origine. Dans le premier plan du film, j’ai tenté de matérialiser cette origine. La caméra effectue un grand travelling, partant d’une vue d’ensemble pour s’approcher d’une maison. Un livre est jeté depuis la maison, la caméra s’en approche et le cadre en gros plan. Ce n’est pas seulement un livre, mais un livre précisément à cet endroit.

Pourquoi avoir choisi de remonter en arrière dans l’Histoire allemande après avoir enchaîné des films sur le XXe siècle et pourquoi vous être focalisé sur ces trois années, 1842, 1843 et 1844 ?

Entre 1830 et 1850, ou plus précisément 1848 avec la Révolution de Mars, environ 4 millions de personnes ont quitté le pays. Des villages entiers ont été désertés à cette époque. La nature y a repris ses droits et on trouve encore aujourd’hui des collines qui ont des noms de lieux-dits sans qu’aucune maison y soit visible ! Ce film serait la reconstruction d’un de ces villages disparus. J’ai inventé au village de mes films un nom, Schabbach, et c’était important pour moi, pour me sentir libre dans ma création.

Avez-vous des liens personnels avec l’histoire de cette région ?

Au cinéma, il est impossible de faire revivre le passé. Avec mon co-auteur, nous avions parfois des discussions sur ce rapport du cinéma à des temps anciens. Lui aurait aimé conjuguer les verbes du scénario au passé. Je lui répondais que le cinéma est inévitablement au présent : il n’est que de la présence. Il n’est donc pas très important que tout ce que je raconte ait effectivement eu lieu dans le passé ou soit arrivé à mes ancêtres. J’ai bel et bien mis beaucoup de mon histoire familiale dans le scénario, mais pas celle de mes ancêtres de cette époque. Mon frère, qui est mort il y a quelques années, a par exemple été mon modèle pour le personnage de Jakob…

Quelle a été, au stade de l’écriture, l’importance de ces objets – gerbes de fleurs, drapeau, etc. – dont vous faîtes presque des motifs et dont vous soulignez l’importance par la couleur, au sein d’une oeuvre majoritairement en noir et blanc ?

Ce film est un film en noir et blanc, très lié dans sa démarche à ce que Truffaut disait du noir et blanc : qu’il était important que ce qui est à l’écran soit différent de la réalité que l’on vit en dehors du cinéma. Le noir et blanc, c’est une abstraction, c’est une transformation de la réalité en un monde esthétique, en une autre réalité qu’il s’agit de ne pas confondre avec ce que l’on vit. Mais par moments, il arrive que le noir et blanc me limite et qu’il me faille recourir à la couleur : par exemple pour éviter toute équivoque concernant le drapeau noir-rouge-jaune. J’ai donc pris cette liberté à quelques moments. Si par exemple je veux filmer un cerisier chargé de fruits pour indiquer à quel mois de l’année l’on se trouve, j’ai besoin de la couleur pour restituer la joie qu’ont les personnages de voir ces fruits. Je ne supportais pas non plus de ne pas avoir de couleur pour le feu, pour cet élément-clé de la nature qui est à la base de toute la vie de la famille, indispensable au métier de forgeron du père.
Aujourd’hui, nous avons les technologies numériques qui suppriment en quelque sorte l’idée un peu rigide d’un film en noir et blanc ou en couleur. Pour les caméras numériques, le noir et blanc n’existe pas : elles produisent des données qui codent notamment la couleur et avec lesquelles on peut faire beaucoup de choses. Aujourd’hui, à moins de travailler avec de très vieilles caméras, le noir et blanc est donc uniquement une affaire de post-production. Quand vous voyez un fer à cheval dans le film, ce n’est pas quelque chose qui a été retouché, au contraire : c’est tout le reste de l’image qui est recouvert d’un masque en noir et blanc… Je trouve extraordinaires les possibilités de création qu’offre le numérique. J’avais essayé, avec les précédentes sagas, de jouer sur la couleur et le noir et blanc, mais ça ne fonctionnait jamais comme je le voulais. C’était tout ou rien.

Vous jouez également beaucoup sur les flous de l’image, etc.

C’est la première fois que je tourne un film en Scope et avec une caméra équipée d’un objectif anamorphique [lors du tournage, celui-ci comprime l’image dans sa largeur avec un rapport de 2. Lors de la projection du film en salle, un objectif anamorphique est utilisé sur le projecteur, rétablissant ainsi les justes proportions de l’image, ndlr]. Cet objectif me permet de faire de gros plans et, en même temps, d’avoir à l’écran ce qui entoure la personne : une pièce entière, une rue entière, etc. Avec mon chef opérateur Gernot Roll, on tenait également à ce que cette largeur du cadre serve aussi à restituer une grande profondeur de champ. Avant de lancer le tournage, on a travaillé deux ans ensemble, on a fait énormément de recherches et d’essais concernant ces objectifs et ce travail de post-production.

Vous êtes parvenu à être à la fois grand portraitiste et grand paysagiste…

Je me dis toujours que pour comprendre un personnage, si vous avez un lieu et un temps qui le caractérise, vous savez déjà beaucoup de lui. Ici, la relation des personnages aux paysages est déterminante !

Jan Dieter Schneider, qui incarne Jakob, débute au cinéma. Comment l’avez-vous dirigé pour un rôle si expressif, si physique ?

Nous avons cherché pendant plus de six mois un interprète pour le rôle : sur Internet, dans les lycées, etc. Nous avons étudié plus de quatre-vingts candidatures, mes assistants ont fait des pré-sélections pour arriver à cinquante candidats et me faire faire des essais avec une douzaine de jeunes. Après tout cela, je n’avais toujours pas trouvé de Jakob ! Ce qu’il leur manquait à tous, c’était… la Sehnsucht (rires) ! J’avais toujours le sentiment qu’ils cherchaient davantage la simple satisfaction de décrocher un rôle que le fait d’incarner un personnage. Jan Dieter Schneider n’était passé que pour auditionner pour de la figuration. J’ai demandé à l’un de mes assistants, qui était en train de visionner sa courte audition sur vidéo, qui était ce jeune homme. Il m’a répondu : « C’est un étudiant en médecine ». Pour moi, c’était Jakob.

Il y a des moments dans le film où le ralentissement des mouvements de caméra et un certain statisme des personnages donnent l’impression d’être face à des tableaux composés avec une extrême précision…

Ce n’est pas l’objectif, mais je crois que cette lenteur était quelque chose qui était propre à cette époque. Les vêtements, à eux seuls, définissaient des mouvements différents de ceux qui sont aujourd’hui les nôtres. C’était l’un des challenges du tournage : poser les jeunes acteurs d’aujourd’hui dans un rythme qui n’est pas le leur. J’ai dit aux acteurs que tout ce qu’ils toucheraient, tout ce qu’ils porteraient sur eux avait une histoire et qu’il fallait connaître cette histoire. J’ai alors pris chaque acteur à part pour inventer une histoire pour son pantalon, sa chemise ou tel objet qu’il transporte. Si l’on donne aux acteurs un costume en se contentant de le leur présenter comme historiquement véridique et sans y attacher une valeur affective, rien ne se produit. La méthode a plu et en est venue à un stade où un des acteurs est venu me voir pour me demander l’histoire de son caleçon (rires) ! Il faut dire que les sous-vêtements non plus n’étaient pas ceux, personnels, des acteurs : ils étaient aussi des costumes… Je pense que cet exemple des vêtements exemplifie bien cette idée de milliers d’histoires dont on se dit, face au film, qu’elles resteraient à raconter. La caméra, après tout, ne fait pas de différence entre les êtres et les objets, elle offre son attention à tout de la même manière. Je pense que c’est le secret de la beauté : quand on connaît les histoires des objets, on saisit leur importance, leur beauté.

Vous éludez beaucoup de passages violents – conflits violents, suicide ou grosses disputes verbales – pour filmer plutôt la mort dans ce qu’elle peut avoir de plus banal. Comme si vous refusiez en permanence une dramaturgie abrupte pour opter pour une émotion plus silencieuse…

J’appelle cela la « narration épique ». C’est une autre manière de voir le monde. Ecrire un drame, c’est faire s’accroître les conflits jusqu’à leur éclat. La dramaturgie du drame en est une de la fin : elle vise systématiquement une fin. Mes films à moi ne sont jamais pensés pour arriver à une fin précise. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les gens survivent. Or, on ne survit qu’en tolérant une ambivalence, des compromis. A Munich, où je vis, un comique célèbre de la région avait une phrase que j’aime beaucoup : « Tant que je vis, je dois vivre avec l’idée que je vais continuer à vivre » (« So lange ich lebe, muss ich damit rechnen, dass ich weiter lebe. »). L’idée, c’est que malgré les drames qui nous arrivent, la surprise permanente, c’est que l’on continue malgré tout à vivre. Ce que je recherche, c’est une forme fine et particulière de la comédie humaine : cette idée que la comédie, c’est le drame auquel on survit. C’est une sorte de « narration éternelle » : un cycle de drames et de survie à ces drames. Je pense que c’était là le secret du succès de mes précédents films. La deuxième saga Heimat (1992) durait en tout 25h. Elle a été montrée en trois jours à Paris, à chaque fois de 14h à minuit environ. Or, personne n’a quitté la salle à ce que je sache. Il me semble que c’est ce principe narratif qui fonde les bonnes séries américaines d’aujourd’hui. C’est le secret de leurs scénaristes pour faire s’enfermer des milliers de jeunes dans leur chambre pour suivre une saison entière de leurs séries ! Je pense que l’avenir du cinéma se trouve moins dans le schéma du drame que dans cette « narration éternelle ».

Pensez-vous que le rêve des frères Jakob et Gustav – ce rêve de liberté, de connaissance, de découverte à la veille d’une nouvelle ère qui se profile avec la révolution industrielle – serait transposable si vous réalisiez une nouvelle fresque sur la jeunesse allemande d’aujourd’hui ? A quoi rêverait cette jeunesse ?

Je pense que ce rêve de liberté est éternellement actualisé, demeure toujours extrêmement présent, quelle que soit l’époque. Dans le film apparaît le drapeau noir-rouge-jaune, filmé en couleur, dont il faut que je vous explique l’histoire parce q’elle est mouvementée. Dans ces années-là, la jeunesse était liée à ce drapeau comme à un symbole de la liberté. On parle de cette époque comme d’un « pré-mars », puisque la révolution de 1848 a eu lieu en mars. Peu de temps après cette révolution de 1848, l’Allemagne s’est transformée en empire et ce drapeau est devenu interdit. Il n’était plus en circulation jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. C’est à ce moment-là qu’on a redécouvert ce drapeau, sans que les plus jeunes générations aient su d’où il venait. La France a un mythe fondateur, le drapeau national est lié à la Révolution. En Allemagne, le peuple a une méconnaissance des origines qui le conforte dans sa méfiance vis-à-vis de l’Etat, qui est un phénomène très allemand.

En Allemagne, ce drapeau tricolore n’a pourtant été de retour dans les rues qu’avec la Coupe du monde de football en 2006. Le sentiment national faisait encore peur depuis la chute du régime nazi. Est-ce donc un phénomène que vous auriez observé dans la société allemande d’aujourd’hui qui vous a donné l’envie de revenir sur cette période dite du « pré-Mars » ?

Cette relation au drapeau national est psychologiquement complexe. Beaucoup d’Allemands n’en connaissent pas l’origine et s’en méfient donc, comme de tout drapeau, tant ces symboles peuvent être associés à de graves déviances politiques, toujours en lien avec le nazisme. Le football n’est pas politique. Voilà pourquoi les drapeaux sont ressortis aussi facilement à ce moment-là selon moi…

Une tendance du cinéma allemand contemporain est de se retourner sans cesse vers le nazisme ou l’ex-RDA. Comment expliquez-vous le faible intérêt des cinéastes pour le XIXe siècle ?

Je pense que toutes les générations veulent comprendre dans quel monde elles vivent. Pour ma génération, se tourner vers le nazisme était une tentative, tout simplement, de comprendre nos parents qui se sont tus sur l’horreur à laquelle ils avaient participé. Pour les Allemands plus jeunes, la réunification était quelque chose qui a eu énormément de conséquences dans leur vie : ils s’interrogent sur ce qui la précède. Chaque génération peut légitimement être obnubilée par une certaine période…

Que pensez-vous d’un film comme Le Ruban blanc de Michael Haneke, qui va traquer les racines du nazisme dans une période plus reculée, à l’aube de la Première Guerre Mondiale ?

C’est une période très intéressante, à laquelle je me suis moi-même beaucoup intéressé dans la mesure où les causes profondes de la Première Guerre Mondiale me paraissent insuffisamment analysées jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’en 1912, personne en Europe ne voulait la guerre, et en très peu de temps, c’est comme si tout le monde l’avait voulu ! Je n’ai pas de réponse à ce constat étonnant… En revanche, je mets le doigt sur ce qui m’a fasciné dans cette période « pré-mars » qui est celle de mon film : c’est la seule petite période d’innocence de l’Histoire allemande.

Propos recueillis à Lyon le 9 octobre 2013 par Tristan Bergé et Gustave Shaïmi. Un grand merci à l’équipe du Comoedia ainsi qu’à Christophe Chabert du Petit Bulletin et Magali Van Reeth de la Signis, dont certaines questions ont été reprises ici

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